Véra Kempf revient sur quatre mois passés à Pointe-Noire (République du Congo). Derrière le ton décalé et l'humour pince sans-rire se dessine une image du quotidien des habitants de cette ville, faite de détails et d'impressions qui ne sont généralement accessibles qu'aux vrais outsiders, sinon à une "mundélé" au Congo : la débrouillardise, la curiosité vis-à-vis des autres, mais aussi la crise économique et énergétique dans ses aspects les plus pratiques. Et les couleurs de la nuit.
J’aime les voyages mais je ne suis pas une intrépide. Au hasard des rencontres et des mains serrées, j'ai pris l'avion pour quatre mois à Pointe-Noire, Ponton-la-belle où l’or noir coule à flot. Plus d'un million d'habitants contribuent à donner à celle qui fut la capitale du Congo à la veille de la décolonisation, un rôle moteur pour l'économie du pays. Malgré un certain confort de vie citadine, les délestages restent aujourd’hui encore fréquents. Sans groupe électrogène à la maison (chose rare pour une expat), j'ai été confrontée à un manque d'électricité chronique. J'ai appris à vivre dans le noir sans en avoir l’air. J’ai appris à vivre une, deux, trois, six nuits de suite (mon record) sans courant. J'en suis ressortie plus dégourdie, et résolument convaincue du retard que causent les carences énergétiques au potentiel économique du Congo. Récit.
Soudaine et sans transition, si régulière pourtant dans ses horaires, la nuit sous l’équateur enveloppe la vie dès 18h. Les yeux presque bandés, il faut se retrouver dans le labyrinthe des ruelles sans réverbères. Sortie du goudron de l’avenue du général De Gaulle, je ne sais plus où je mets les pieds. La roulette congolaise, c’est savoir si ton prochain pas ne te mène dans une crevasse, si ta chaussure sera encore sèche en arrivant chez toi. A tout prendre, jouer c’est mieux que d’avoir la frousse, ça occupe les méninges. De toute façon, tu n’as pas le choix. La lumière ici, c’est un privilège.
18h30, c’est l’heure où les petits bus, ceux des hippies sous d’autres latitudes, sont pleins à craquer. Dix-neuf personnes, chauffeur et contrôleur compris, font le voyage jusqu’à chez eux en mode collés-serrés, mais sans danser. Chez eux, c’est loin là-bas, dans les quartiers reculés de la « Cité ». L’urbanisation non contrôlée les entraîne toujours un peu plus loin, rallongeant ainsi leurs trajets quotidiens.
Dans la lumière des phares, on distingue les silhouettes qui guettent les navettes encore libres. A 18h30 c’est la panique, la cohue, la baston pour réussir à monter dans l’omnibus qui suit votre itinéraire. Une fois montés, le vendeur d’œufs ambulant, la ménagère des expatriés, la fonctionnaire de la mairie restent silencieux, le regard droit et les paupières lourdes. Toutes les odeurs se mélangent, il y a du manioc et de la sueur, de la fatigue et de la résignation dans les cent-cent[1] de ces heures. Les têtes endormies bringuebalent à la cadence du bitume. Les coups de klaxons, les accélérations imprévisibles et l’annonce des arrêts s’occupent de l’ambiance.
Je suis riche, je loge près du centre-ville. Je descends bien avant que les ennuis de tous ces gens commencent. A peine débarquée, je le constate plus que je ne le vois : ce soir sera une nuit sans courant. Le transformateur du quartier alimente l’Hôpital A. Sicé, il y a des chances pour que la panne soit vite réparée. La batterie de mon ordi attendra, mes lectures aussi, le plus important maintenant c’est la patience et l’organisation.
Je passe faire la razzia de bougies chez le wara, le west Af’ sur la place de la Bourse du travail. Avec son groupe électrogène, il n’a pas encore fermé. Un petit garçon lui tend une pièce de 500 Francs contre son kilo de sucre. Après ma commande, impassible, le vieux mauritanien reprend sa prière à Allah interrompue. Business, religion, adaptation.
Au bout de ma rue, les fumées des vendeurs de brochettes alourdissent encore un peu plus la chaleur équatoriale. Avec Bengazi, jamais de répit sonore dans le quartier. Les dance floor ouvrent tous les jours à 14 heures, avec Lady Gaga et la rumba, la fête a de quoi durer jusqu'à 3 heures.
La rue Mampili était connue pour être mal famée, envahie par les filles de joie, contaminée par le Sida et encrassée par les clients venus s’en mettre plein la vue au seul cinéma porno de la ville. L’emplacement de Satan est toujours là, mais aujourd’hui c’est un théâtre éphémère de la vie quotidienne. Un puits d’eau est resté, comme un trésor dans le dédale des ruines en béton armé. La journée, les femmes l’investissent pour y faire la lessive ou préparer le saka-saka[2]. A la tombée du jour, les enfants des parcelles voisines viennent s’y laver, les filles puis les garçons. Quand j’arrive, le scénario est immuable. J’avance en regardant bien droit devant moi, pour ne pas les surprendre dans leur toilette intime, on ne sait jamais. C’est à ce moment qu’ils m’apostrophent pour engager la conversation : « Mundélé, mundélé, mundélé ! ».
De jour comme de nuit, on me voit de loin. De jour comme de nuit, ils savent et je sais que ma peau blanche me rend différente. En dehors de Mampili, des mains se tendent pour demander 100 Francs. Ici, c’est surtout des bonbons que me réclament les gosses. Mon appareil photo me donne parfois un prétexte en or pour faire durer la réplique. Ils adorent poser en groupe, jouer à l’équipe de foot victorieuse, faire des grimaces. Peut-être ne savent-ils pas qu’une photo n’a pas de son, alors ils crient, ils se déchaînent. Sur les quinze photos que je prends d’eux, trois seulement sont miraculeusement nettes.
19h, les voisins ne peuvent pas regarder le match du Barca (LE club que tout le monde supporte ici) mais ils peuvent toujours déboucher en riant une Primus ou une Ngok, les bières du cru. Chez moi, j’ai fini par accumuler l’armada du progrès et des vieux remèdes pour chasser les ténèbres : une lampe à pétrole, des dizaines de bougies et une lampe solaire. Pas sûr que ça suffise à chasser mes fantômes. « Si tu jettes un tronc d’arbre dans la rivière, il ne va pas se transformer en caïman » dit le proverbe . Mais avec le temps, il s'imbibe d'eau et ne fait plus qu'un avec la rivière. Tout doucement, je change mes habitudes et l'électricité devient à mes yeux une source de joie et de richesse.
Un petit mot pour conclure
Mon expérience urbaine ne relève en rien de l'exploit et n'a été pour moi qu'une introduction à ce que peut être le quotidien de millions de personnes, en Afrique et ailleurs dans le monde. Par la suite, j'ai pu interroger deux entreprises actives dans le solaire au Congo. Il semble que le solaire constitue une solution adaptée aux habitations les plus éloignées, et que les appels d'offre publics, les donations privées à des villages traitent de mieux en mieux la problématique énergétique. Garantir, par l'énergie solaire, eau et électricité en permanence dans des hôpitaux reculés constitue par exemple une bonne manière d'attirer du personnel médical réticent, qui trouvera en brousse d'aussi bonnes, voire meilleures, conditions de vie qu'en ville.
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Très bel article Vera. Une description de la situation qui interroge sur les raisons pour lesquelles une telle situation qui parait insoutenable (pour les conditions de vie et pour le développement) s'éternise…