L’égalité des droits, qu’elle soit formelle ou réelle (pratique) est un des derniers territoires incomplètement défrichés d’Afrique subsaharienne. L’indécente question reste la même, fluctuante et interchangeable, depuis le temps des abolitionnistes : « L’Afrique peut-elle se permettre… ? » De profondes réticences politiques subsistent cependant au sujet de l’urgence et la faisabilité, mettons, d’accorder aux femmes africaines un accès à la propriété et une liberté dans l’exercice d’activités commerciales égaux à ceux dont bénéficient les hommes, un contrôle sur leur cycle de reproduction, un égal accès aux fonctions représentatives, à l’éducation et au marché du travail ; ou d’adopter une approche plus ouverte et inclusive du droit de la nationalité qui prenne en compte la diversité des populations vivant sur les territoires nationaux ; ou enfin d’étendre la couverture de l’état de droit, aussi perfectible soit-elle, aux minorités religieuses, ethniques ou nationales.
Ces questions sont rarement abordées de façon aussi franche. Elles ne le sont qu’incidemment, au détour d’une défense des « traditions africaines » et de la nécessaire prise en compte « du contexte de l’Afrique aujourd’hui ». Dans le cas des minorités d’Afrique subsaharienne, la réflexion débouche le plus souvent sur de byzantins développements autour de l’inexistence de « minorités en Afrique », ou – ce qui revient au même – de l’absence de « majorités » proprement dite, dans la plupart des pays du sous-continent. Sur la notion de minorités en Afrique, on peut débattre sans fin. Le fait est qu’elles existent et n’ont pas attendu la conclusion des synodes censés les « définir » avant de prendre en armes leur propre destin. Les conflits qui ont bouleversé l’Afrique, de la Casamance au Biafra, de l’Ogaden au Darfour, du Kivu à l’Ituri, tous plus ou moins directement liés aux griefs ou velléités sécessionnistes de minorités ethniques ou nationales, montrent à quels points ces débats sont dépassés avant même d'être conclus.
Il suffit également de se souvenir que c’est à la suite du génocide rwandais que, pour la première fois dans le droit international, les violences sexuelles et le viol ont été reconnus comme crimes de guerre, pour que toute invocation de la soi-disant « protection » apportée aux femmes par les « traditions africaines », paraisse dilatoire. Autre exemple : des décennies durant, les législateurs ivoiriens ont négligé les discriminations relatives à la nationalité, aux libertés individuelles et au droit de propriété dont se plaignait une part non-négligeable de la population. Ils se sont permis ce luxe, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus se le permettre. Une réforme du droit de la nationalité et du code de propriété foncière aurait évité à ce pays de subir la perte de plusieurs dizaines de milliers de ses habitants, d’une décennie de croissance, la partition du territoire nationale et une « brutalisation » de la population dont les conséquences à moyen terme sont aujourd’hui difficile à évaluer. Qui prétendra que la recherche de solutions vers l’égalité des droits eût été un luxe ?
Et qu’on ne s’y méprenne pas la prudence ou la dissolution du débat en considérations sociologiques ne concerne pas toutes les libertés, ni tous les droits. La liberté de culte, par exemple, est pédantesquement protégée dans un grand nombre de pays africains, sans que son urgence ou sa compatibilité avec les « traditions locales» ne soient évoquées. Ainsi, au Cameroun une femme mariée peut adhérer successivement à l'Église de Jésus Christ des Saints Derniers Jours (église mormone, inventée en Amérique et fermée aux Afro-Américains jusqu’en 1978), au culte Vaudou importé du Bénin, ou aux plus récentes excroissances de la mouvance Mouride née au Sénégal ; suivre pieusement les multiples interdits de ces croyances, aussi contradictoires soient-ils, sans avoir à recueillir l’aval de qui que ce soit, ni craindre les foudres de la Loi. En revanche, que cette même femme crée une entreprise sans l’autorisation de son époux, et ce dernier, aux termes de l’article 7 du Code du Commerce, peut obtenir l’interdiction de cette activité par « notification de son opposition au greffier du tribunal du commerce ».
Les cours de justices ougandaises ont, quant à elles, le temps et les moyens de juger les pratiques sexuelles « contre-nature » d’adultes consentants . Mais, cette passion du droit disparaît soudain lorsqu’il s’agit de lutter contre les violences conjugales et les mariages forcés, dans un pays où 68% des femmes mariées disent avoir été victimes d’actes de violence infligés par leur partenaire. Et la liste continue ainsi. Derrière tout déni de justice se cache un excès de justice.
Étant donné que les principales guerres civiles qu’a connues l’Afrique subsaharienne sont liées, d’une façon ou d’une autre, au statut des minorités nationales ou ethniques et que les principales victimes de ces conflits ont été les femmes et les enfants, œuvrer à l’instauration d’une réelle égalité de droits en Afrique serait une étape essentielle dans la prévention des conflits en Afrique subsaharienne. L’égalité de droits en Afrique n’est pas un luxe, mais une urgence. Il n’est plus question de savoir si l’Afrique « peut se permettre » de viser l’égalité. La vraie interrogation est la suivante : pendant combien de temps pourra-t-elle se permettre de l’éviter ?
Joel Té-Lessia
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