Mon cher Chameau,
Si je t’écris aujourd’hui c’est parce que c’était là le vœu de ton grand ami Habib Ould Mahfoudh. Cela fait à peine 10 ans qu’il est mort, et bien quelques années que je me disais qu’il fallait que je t’écrive : c’est maintenant chose faite. Si la tempête de sable ne retarde pas trop le coursier que j’ai envoyé tu devrais recevoir cette lettre avant le prochain ramadan, ce dont je me félicite.
Habib avait été déçu de ne pas recevoir de réponse de ta part suite à sa lettre. Il craignait que la citation de Feuerbach mise en exergue ne t’ai dérangé : est-ce bien cela ? Quoiqu’il en soit, sache que tu as été cité dans son testament : il te lègue ses stocks d’eau de pluie, sa verve inégalée et quelques poils de moustache. J’ai eu également la présence d’esprit de rajouter à ce colis le recueil de ses meilleures chroniques pour les journaux Mauritanie Demain ou Le Calame (qu’il avait lui-même fondé), intitulé Mauritanides, chroniques du temps qui ne passe pas. Pour faire simple, ça parle de djinns et de tadjinns, de voleurs de sexe étrangers, d’officiers forts vertueux et de filles de petite vertu. Tu y découvriras également le lien (essentiel, quoique non généalogique) entre Joseph de Maistre et Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya ou encore la signification de PRDS, qui veut bien dire Parti Républicain Démocratique et Social (et non Parti Régnant, Dominant et Soumettant comme d’aucuns auraient pu penser, à tort ).
Ses chroniques, qui prennent les formes les plus variées (du commentaire de texte à l’exercice de style à la Raymond Queneau en passant par des lexiques ou des manuels de conversation forts utiles), sont autant de flèches acérées. J’ai bien peur qu’elles n’épargnent personne : ni les « hippopodames », ni les ministres, ni l’ « homo footicus » qui « se met à ressembler de plus en plus au ballon qu’il poursuit », ni la « dame télé », ni le mobile, ni les présidents, ni les journaux et ni même les chameaux (ces derniers sont peut-être, et en raison de leurs qualités supérieures, bénéficiaires d’un léger traitement de faveur).
Tu te diras sûrement, mon cher chameau, que c’est une vision désespérée et cynique qui jaillit de la plume d’Habib. Tu penseras que les tous les ministres de l’éducation sont analphabètes, tous les chargés de mission sans mission, tous les politiciens incompétents et tous les fonctionnaires fainéants. Cette généralisation abusive serait une grossière erreur, et Habib nous le fait bien comprendre : « Quand je regarde le soleil se lever et se coucher, je me dis que tout n’est pas perdu, qu’il y a au moins quelqu’un qui fait son boulot ». Tu vois que, derrière le discours en apparence désabusé, se cache un réel espoir.
Espoir qui prend tout son sens si l’on comprend que les racines des problèmes remontent aux débuts du Cénozoïque voire même du Précambrien. L’ « homo mauritanicus » est à appréhender dans sa profondeur historique (et même préhistorique). Nombreuses sont en effet ses aventures avant l’arrivée d’Ould Kaigé (que certains français ont pris la curieuse habitude d’appeler René Caillié) ou du « mécréant-kafir-Cabboulani » (Xavier Coppolani), qui est d’ailleurs à l’origine du nom Mauritanie. Nombreux sont depuis les coups d’Etats et les couples d’Etats, les embastillés et les embobinés, les nostalgiques de la « mésopotamie anté-Sadamienne » et les comploteurs à la solde de l’étranger. « Igassar amarhoum » : que dieu raccourcisse leur existence.
Comme celle des débats qui ont traversé son histoire mouvementée d’ailleurs : pour ou contre la Hilwa (épilation féminine), pour ou contre le permis de conduire pour chameaux, pour ou contre les feux rouges à Nouakchott et pour ou contre le 12/12 (qui n’a de sacré que le nombre).
Mais ce qui est encore plus intéressant, mon cher chameau, c’est que ce recueil, qui pourrait être considéré comme un traité socialo-théologico-politique, est en même temps riche en analyses prospectives. On y apprend notamment ce que sera la littérature de l’an 3000, et comment se comportera la Mauritanie première puissance du monde. Il faudra par contre prendre son mal en patience, car cela n’est pas prévu avant l’année 2260. D’ici là, il faut se consoler du fait que «la seule chose intéressante en Mauritanie, c’est qu’il n’y a rien d’intéressant ». Ce qui est encore plus vrai depuis la mort d’Habib, qui à lui tout seul méritait l’aller-retour en Concorde depuis Jakarta.
Lui qui était trop incompris, tout en ayant tout compris. Il était le pourfendeur de la supercherie et de la crétinerie ordinaire, le lucide et acerbe commentateur d’une actualité décadente, qui ne l’empêchait pas d’œuvrer à son échelle pour que brille un jour « la Mauritanie éternelle ». Lui le chroniqueur et lui le poète. Professeur de français voyageur, fils spirituel d’Apollinaire autant que de Nizar Qabani, analyste sensible du Hubb (amour sérieux) et de l’Ezz (passion passagère), il s’est battu sa vie durant contre la mort de la poésie, « victime de la sédentarisation ». Il apportait son cri et sa plume « au silence assourdissant des hommes qui essaient d’exister ». Puisses-tu t’en souvenir chameau.
Et puisses-tu m’excuser de t’avoir tant écrit pour ne rien dire. Mais comme le disait notre défunt ami : « Parler est une saine activité. D’autant plus saine que c’est la seule que nous ayons ». Espérons que l’on puisse continuer à l’exercer encore longtemps.
N’oublie pas de transmettre à tes confrères Big Bosse et Bossuet toutes mes salutations,
Au plaisir de se prendre ensemble un verre de Zrig à l’occasion,
A bientôt insh’allah,
Maxime Ould Chaury
Post-Scriptum : Bien entendu, mon cher chameau, ma lettre n’est pas à prendre au premier degré. Ni au second d’ailleurs. J’ai eu pitié de toi et de tes 56 degrés à l’ombre, je n’osai pas en ajouter un seul de plus.
On peut découvrir un aperçu des Mauritanides de Habib Mahfoud ici : http://afm.nouadhibou.free.fr/Archives/Ecrits%20Mahfoud.htm
En vente chez :
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Encore un article étonnant et une invitation originale à la lecture. Merci cher Maxime Ould Chaury