Le développement ne serait-il qu’une question de financement ? On est bien tenté de répondre par l’affirmative en partant du modèle proposé par Arthur Lewis (1960). Sous une perspective historique, on s’aperçoit cependant que les nations les plus prospères (e.g. Egypte antique, Rome) n’ont pas réussi à conserver leur prospérité à travers les siècles. Plus récemment, lorsqu’on observe qu’une nation aussi prospère que la Lybie soit bombardée et réduit à un champ de batailles entre milices, la question de la suffisance des moyens financiers pour le développement reste entièrement posée. Si les moyens financiers sont nécessaires au processus de développement, les observations précédentes illustrent à quel point ils ne suffisent pas pour garantir l’élévation permanente du bien-être de la société. Suivant les travaux récents de Acemoglu et Robinson, il est aujourd’hui possible d’affirmer qu’au cœur du développement se trouve la question des institutions.
Un aperçu sur le concept d’institution
Lorsqu’on aborde la question des institutions, la première interrogation qui vient à l’esprit est celle de sa définition précise. Qu’entend-t-on par institution ? Quelle est sa nature et d’où provient-elle ? Emane-t-elle de la société, d’un ordre préétabli, ou les deux à la fois ? Lorsqu’on parcourt les auteurs qui ont travaillé sur la question, on s’aperçoit qu’ils ne donnent pas une définition précise au concept. Il s’agit donc d’un concept flou mais qui peut être appréhendé de façon générale comme l’ensemble des règles qui régissent le fonctionnement de la société. Formellement, l’institution se caractérise par la loi. On pourrait donc recourir à Montesquieu (Charles-Louis de Secondat) pour définir les institutions comme les « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».[1] Ainsi, son champ recouvre notamment la famille, la politique et l’économie.
Partant du fait que la distribution du pouvoir de décision et l’organisation des échanges occupent une place très importante dans toute société, nous nous focaliserons sur les institutions politiques et économiques. Selon les termes de Acemoglu et Robinson, les institutions politiques et économiques, peuvent être inclusives ou extractives.
Les institutions politiques inclusives favorisent la participation et la représentation de tous les groupes d’intérêts de la société (e.g. la démocratie) ; contrairement aux institutions politiques extractives qui excluent une partie de la population (e.g. la ségrégation ou l’apartheid). Quant aux institutions économiques, elles sont inclusives dès lors qu’elles permettent la libre participation de toutes les personnes au processus d’échanges et garantissent le droit de propriété privée. Au contraire ; les institutions économiques extractives excluent une partie de la population du processus d’échanges économiques (notamment en interdisant sa participation aux activités économiques pour lesquelles elle est la plus productive), ou favorisent l’accaparement de la propriété privée de la majorité par la minorité. Cet accaparement peut porter sur des capitaux physiques (terres, biens immobiliers, etc.), des capitaux financiers et même sur la force de travail (esclavage, travaux forcés, etc.). Les lois qui promeuvent la libre entreprise et la concurrence illustrent les cas d’institutions économiques inclusives, alors que l’esclavage est l’exemple extrême d’une institution économique extractive.
Pourquoi les institutions sont-elles primordiales pour le développement ?
Dans l’hypothèse où les institutions peuvent être à la base du développement, on passe de la nécessité des moyens de financement aux conditions suffisantes pour assurer la pérennité des acquis du développement économique. A ce propos, le modèle de réflexion proposé par Acemoglu et Robinson présente le développement comme le résultat d’une interaction entre des institutions politiques et économiques inclusives. La primauté des institutions vient du fait que l’interaction entre des institutions politiques et économiques inclusives génère des « forces » capables d’engendrer et d’entretenir le bien-être matériel, la paix et la sécurité de toute la société. Le tableau suivant résume les conséquences de cette interaction selon la qualité des institutions.
D’après la théorie de Acemoglu et Robinson, il faut des institutions politiques et économiques inclusives pour garantir l’émergence et le maintien du développement. Les institutions politiques inclusives se caractérisent par une large distribution du pouvoir politique et une centralisation des décisions politiques. Quant aux institutions économiques inclusives, elles se caractérisent par la liberté d’entreprendre et la garantie de la propriété privée. Comment donc la conjonction d’institutions inclusives est un gage de développement ?
En effet, une large distribution du pouvoir politique entre divers groupes d’intérêt permet d’éviter les modifications des lois au profit d’une minorité. Même au sein de la minorité susceptible d’avaliser un changement biaisé des lois, chacun envisage ce qu’il adviendra lorsqu’une autre minorité aussi puissante voudra modifier les lois à sa convenance. Il s’en suit alors un cercle vertueux de maintien des lois tant qu’elles sont bénéfiques pour la majorité. De même, la centralisation des décisions politiques atténue les conflits entre territoires indépendants et assure la coordination de l’action publique. Cette centralisation surtout nécessaire dans des Etats embryonnaires. Selon les chercheurs, la Somalie illustre bien les conséquences d’une absence de centralisation du pouvoir politique.
La liberté d’entreprendre laisse l’opportunité à tout entrepreneur de s’engager dans des projets tant qu’ils sont rentables.[2] La promotion de la concurrence en est une parfaite illustration.[3] Au contraire, les licences nécessaires pour entamer certaines activités économiques sont typiquement contraires à ce principe. Le cas des licences de taxis dans certaines villes ou celui des habilitations à exercer certains métiers (avocats, médecins, etc.…) illustre bien les barrières à l’entrée érigées pour protéger la rente des de ceux qui exercent déjà ces métiers.
Le respect et la garantie de la propriété privée par l’Etat, qu’elle soit physique (mobilière ou immobilière), financière ou humaine, encourage la création destructive, i.e. de l’innovation qui remplace des anciennes technologies. Ce principe génère un afflux continu de nouvelles idées qui permettent aux sociétés de se renouveler. L’expropriation des terres par les rois tous puissants, selon toute vraisemblance très fréquente dans un passé récent au Congo, explique en partie pourquoi les agriculteurs étaient réticents à adopter les nouvelles technologies pour augmenter leur rendement agricole.
Malgré leurs incidences positives sur le bien-être des sociétés, ces forces rencontrent d’importantes résistances partout dans le monde. En règle générale, les institutions extractives bénéficient toujours à quelques minorités et tend à se perpétuer à coups de répression et de pauvreté. Ainsi, rares sont les pays dans lesquels l’ensemble de ces principes sont respectés. En particulier, l’importance de l’innovation dans l’augmentation permanente des niveaux de vie et le rôle de la concurrence dans sa promotion sont des paradigmes relativement récents. Ces résistances à la mise en place d’institutions inclusives est en grande partie responsables de la pauvreté un peu partout dans le monde et en particulier en Afrique. L’un des intérêts du modèle de réflexion proposé par Acemoglu et Robinson est qu’il permet d’identifier les forces qui engendrent, entretiennent ou brisent le sous-développement. La deuxième partie de cette série d’articles sera consacrée à l’exposé de ces forces.
Georges Vivien Houngbonon
Les institutions inclusives en action : L’innovation de Thomas Edison
[1] A mon avis, c’est probablement pour se démarquer des juristes que les économistes désignent les lois sous le vocable d’institutions.
[2] L’intervention de l’Etat est souhaitable dans les cas où le projet privé a une incidence positive ou négative sur toute la communauté (externalités).
[3] Quand bien même, il existe des limites à la concurrence.
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