J’ai lu “Un Dieu et des Moeurs” du romancier sénégalais Elgas

Moins de 48h…

C’est ce qu’il m’a fallu pour lire, dévorer devrais-je dire, les 335 pages de “Un Dieu et des Moeurs” de mon ami et compatriote El Hadji Souleymane Gassama alias Elgas. 97 pages le premier jour, les 238 pages suivantes le lendemain. D’une traite. Cela faisait pourtant deux ans que je n’avais plus terminé un livre, même en étalant sa lecture sur plusieurs mois, même s’il ne faisait que 100 pages, même s’il s’agissait d’une relecture du grand Cheikh Anta Diop. Deux ans. Ainsi, quelques jours après en avoir achevé la lecture et après avoir vécu deux années où aucun livre ne m’avait assez “accroché”, il est évident pour moi, que nous tenons là un très grand écrivain, peut être l’un des plus grands que le Sénégal n’ait jamais enfanté. Oui, rien que ça.

Que dire de ce livre ? Je commencerai par un avertissement : “Un Dieu et des moeurs” est un livre obus qui vise à heurter les consciences sans concession et parfois avec une acidité voulue afin de poser le débat sur la place de la religion (L’Islam) et de la tradition (ancestrale négro-africaine) au Sénégal. Ces deux éléments qui forment ce que nous appelons être “notre culture”, sont pour Elgas la cause fondamentale de la plupart de nos tares : fatalisme face à la misère, déresponsabilisation individuelle, indifférence complice à l’égard de l’exploitation des talibés, persistance de Un Dieu et des moeurs, un roman de Elgasl’excision, des mariages forcés, de la croyance exacerbée dans l’irrationnel et du clanisme familial pour n’en citer que quelques-unes.

Un livre obus donc. Un livre cru où l’on sent Elgas tiraillé entre un pessimisme profond sur le devenir de la société sénégalaise et un amour irrationnel pour cette terre dans laquelle il ne se reconnait pourtant presque plus.

“Un Dieu et des moeurs” est aussi un livre construit de manière originale, à mi-chemin entre le carnet de voyages, le journal intime, le roman et l’essai. Un bric-à-brac littéraire diablement entraînant, divisé en deux grandes parties : tableaux d’un séjour et mauvaise foi. Dans Tableaux d’un séjour, Elgas brosse magistralement 15 portraits sociétaux et raconte ses 15 nuits au Sénégal, tableaux où il décrit de manière minutieuse, violente, touchante ou choquante des tranches de vies, comme celle de cette femme à peine trentenaire et déjà mère de 10 enfants, ou encore de ces talibés venus sonner à sa porte sous une pluie battante, tremblotant de froid et d’effroi à l’idée de rentrer tard chez leur “serigne” sans apporter la somme qu’il leur réclame quotidiennement. Une première partie d’une exceptionnelle qualité littéraire, parfois hilarante (L’Huile, le Sexe et les sénégalaises) et renfermant une grande sensibilité où Elgas retranscrit notamment cette lettre émouvante qu’il écrit à son Papa décédé quelques mois auparavant.

La seconde partie intitulée Mauvaise foi, moins volumineuse, et que j’aurai aimé voir développée, traite de la place de la religion dans la société sénégalaise et le dogmatisme progressif qui s’y est installé au détriment de la raison et d’une spiritualité saine ou ouverte comme l’Islam insouciant de son enfance. Elgas y explique en détail ce qu’il appelle le “fanatisme mou”, sorte de violence et d’intolérance silencieuse enfouie en chacun ou presque des musulmans modérés qui composent la majorité des sénégalais. Un avertissement franc, et salutaire du reste, y est également fait sur le morcellement confrérique du Sénégal, la fanatisation d’une partie de la jeunesse et la fragilisation d’un des piliers de la République à savoir la laïcité, rappelant que les germes de la violence religieuse qui a éclaté au sein de pays qui nous sont proches, sont également présents dans notre société et bien plus qu’on ne le pense. Elgas y exprime également un universalisme assumé du point de vue des choix politiques et culturels, point sur lequel lui et moi avons encore des divergences, divergences qui cependant s’effacent devant notre humanisme commun et l’urgence des défis sociétaux internes que les africains, représentés par les sénégalais dans ce livre, se doivent de relever avec courage et détermination.

On peut avoir l’impression, et je l’ai eue en lisant le livre, qu’Elgas se bat contre tout et contre tout le monde. Il y égratigne en effet les militants panafricanistes et leur “afrocentrisme”, la jeunesse bourgeoise dakaroise qui rejette en façade et uniquement à travers le discours l’Occident et ses valeurs mais qui vit selon ses codes au quotidien. Il attaque également le leg confrérique supposé être à la base de la concorde nationale, les hommes politiques – vus à travers son propre père – pour leur complicité intéressée dans le développement de l’obscurantisme ainsi que les intellectuels pour leurs analyses périphériques qui n’osent pas selon-lui faire une analyse complète et poser le débat, forcément douloureux, de la religion et de la tradition au Sénégal. En réalité, il me semble que ce procédé volontairement vindicatif et corrosif, parfois à la limite de la caricature, vise à susciter un débat autour de la religion et des réactions, qui quelles qu’elles soient, seront toujours plus bénéfiques que le silence assourdissant qui pèse sur la société toute entière. Silence qui, lentement mais surement, l’enfonce dans la misère, le fatalisme et l’obscurantisme. Comme l’a récemment écrit l’autre révélation littéraire de cette année 2015, Mbougar Sarr, “Un Dieu et des moeurs” d’Elgas est un livre salutaire. En effet, la Société sénégalaise, plus que jamais, a besoin de poser le débat de la religion et de la tradition en son sein. Ce livre en est une introduction, violente, mais ô combien brillante, que je vous recommande vivement. 

Parole d’un lecteur admiratif.

Fary

L’école du théâtre africain

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Une grande recréation ou bien plus! Voilà ce qu’offre Etienne Minoungou à partir de ce 25 octobre à Ouagadougou. Directeur de la troupe du Falinga, charmant personnage, à la dévotion au monde culturel extraordinaire, il offre tous les deux ans à toute l’Afrique, une communion avec le théâtre : les Récréatrales de Ouagadougou. La capitale burkinabée et ses rues poussiéreuses et ocres, deviennent le temps d’une évasion le lieu de convergences de toute une Afrique théâtrale qui peint mieux que quiconque la quotidien du continent, ses drames et ses angoisses, mais ressuscite mieux que tous les optimismes, l’espoir par la magie des mots, des scénographies. On s’y cultive. On y danse. On y révèle des génies. On y retrouve les splendeurs et la gaité créatrice des quartiers.

Berceau d’illustres créateurs, lieux d’échanges des grands de la scène africaine, on y découvre aussi les sans grades de la création, méconnus, terrés dans l’entre soi d’une communauté d’artistes honnis et modestes, que les gouvernements et les barons référents réduisent souvent au silence dans ces pays où la subversion de la création dérange. Pendant une semaine, quelques rues de Ouaga, seront le lieu de palpitation et d’effervescence de la passion, du talent, laissant libre cours au pouvoir de la distraction et de l’ART.

Cet événement est l’une des nombreuses étapes du si riche agenda culturel africain dont le cœur semble battre aux Congo, les deux. J’ai découvert suite à une curiosité récente, l’extrême richesse des scènes artistiques congolaises. Entre les festivals d’arts divers, de danses, les biennales, la dissolution de la culture de la création dans les habitudes du quotidien, le refus de la monotonie, la vitalité sans cesse renouvelée des concepts, des écoles, j’ai été follement charmé par cette productivité, qui garde toujours en elle, ce fond de résistance spirituelle et joie invincible, contre milles malheurs qui assassinent ces peuples sans jamais pourtant éteindre leur flamme. Brazzaville et Kinshasa m’ont ouvert un nouveau champ d’amour que je compte explorer ; un puits en or, un réservoir de trésors. Dans ces pays que l’on dit fragiles, peu ménagés par l’acharnement du destin, des initiatives loin des visées lucratives, émergent et impriment au ciel la légère emprise mais si précieuse artistique.

Et voici donc, le volcanique mais si mielleux Dieudonné Niangouna. Metteur en scène de renom qui écume les planches du monde jamais avare de son génie. Et voici son frère Julien Mabiala Bissila, récent lauréat du prix théâtre de RFI, grâce à son texte Chemin de fer. Météore et ovni littéraire, le cri de cœur fusionne avec les évocations solennelles des duretés de la vie. Visage hirsute, traits tirés des nuits sans sommeil, rire zébré par l’angoisse, il porte pourtant en lui l’allure franche de la joie ivre, ce détachement propre aux artistes. Faut-il parler de Hakim Bah, frêle auteur guinéen qui du haut de son jeune âge, du sommet d’un talent qui lui n’aura pas attendu, nous offre le Cadavre dans l’œil. Un bijou d’histoire qui revient sur les forfaits de Sékou Touré. Texte que la voix de Denis Lavant, dans la chaleur avignonnaise, revigore un jour d’août. J’ai découvert ainsi qu’il y avait une famille du théâtre africain, avec ses rendez-vous réguliers malgré ses rudiments, qui ébat la petite vie bohémienne, entrecoupée de moment de grande gravité, de la pointe occidentale à l’Afrique centrale. Je m’assigne comme mission, de plonger dans cet univers, pour m’imprégner d’un potentiel immense.

De toutes les minorités africaines, la famille artistique reste une des plus fragiles. L’essence subversive de la création, les libertés qu’elle s’autorise, la confinent à un rang étroit. Il faut faire exploser le génie artistique africain, c’est la parade contre le folklorisme ambiant dans lequel les tenants de l’exotisme emprisonnent l’Afrique. Cet art vivant, dont l’horizon n’est pas rétrospectif dans un passé statique, est le gage de renouvellement qui doit servir à tout le continent de nouveau souffle.

L’art africain ne dort pas au Quai Branly, non plus au Musée Dapper, il erre dans les rues du Congo.

Pour Soda Mama Fall

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Mon amour pour Soda Mama Fall est vieux. Il ne se passe un jour sans que je ne me satisfasse de cette romance. Cette dame est captivante. Son visage arrête l’attention, la domestique, la séduit et la fidélise. C’est d’abord une histoire de plis du cou chez elle. Sillons épanouis d’un corps divin ; petites veinures douces qui serpentent un cou dégagé et impérial. C’est ensuite un regard téméraire mais pudique ; un blanc de l’œil franc, délicat, subjuguant : l’éclat de l’âme.  Mais c’est surtout, la nudité d’un visage d’artifice, livrée tel quel par une nature généreuse ; une négreur franche et sublime, des lèvres charnues et pas moins graciles, un grain de peau, épuré, et un port où la sérénité s’est installée. Pour aboutir la grâce, c’est une voix. Chaude, rassurante, énigmatique.

Soda, c’est l’amante. La mère. La maîtresse. L’ange. Tous êtres fondus en un seul : la Femme.

J’ai besoin de ma dose de Soda Mama Fall chaque fois que le chagrin m’inonde. Je trouve dans la mélodie de son visage, les remèdes contre le spleen.  Je suis sensible, sensible aux spectacles de la nature. Par conséquent, adepte de la thérapie par l’esthétique pour vaincre mes déprimes. Je ne suis pas nécessairement, de manière générale, séduit par la beauté, la symétrie des membres et des organes, une allure, un style, non. Il me faut ce point dans le regard, siège d’une unicité, d’un hors-du-commun. Malgré sa profusion et sa richesse, la langue française n’arrive que très peu à restituer ce point.  Autre chose, c’est l’intuition des yeux – brève comme l’éclair – qui est la seul à le percevoir.

On retrouve ce point dans les dents, la voix, les cheveux, les muscles de Nina Simone. Dans le sourire d’Aïssa Maiga. Dans les traits fins d’Ajak Deng. Le dos de Coumba Gawlo. La félinité de Naomie Campbell. La puissance de Saly, la femme de ménage de mon adolescence. Et bien d’autres. Tellement d’autres.

C’est, in fine, la beauté de la femme noire. Tout simplement.

Il y a plusieurs façons de se détruire quand le chagrin nous ronge le cœur : les ravages étalés de l’alcool, du mauvais alcool. Le couperet de la haine de soi. La tentation résignée du laisser-aller. L’outrance projetée vers les Autres. La colère vile. Le ressentiment acide. Le silence terrible de la défaite. Peu pour moi tout ça.

Soda Mama Fall et quelques femmes noires me suffiront. Ce n’est pas trop demandé.

Les nouvelles arithmétiques du monde

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FLORIAN PLAUCHEUR / AFP
A partir de quel seuil faut-il s’émouvoir du nombre de morts ?

Le curseur ne cesse d’être repoussé. Effet syrien oblige, on empile les paquets, on dépasse les deux chiffres, puis trois, quatre, cinq… A chaque palier, un léger trémolo sur la conscience du monde, une furtive culpabilité de l’inaction. Quelques simulacres d’effervescence sur l’imminence d’une action mais les lendemains réinstallent l’ordinaire, lâchement démissionnaire. Au bout, plus de 120 000 morts, décompte inachevé. Les morts en finissent, dans les représentations, par devenir des êtres sans âmes, de simples et vils objets mathématiques que l’on additionne en espérant, plus le tas s’amoncelle, un cap, un plafond, un point fatidique. Rien. On tombe sur un puits sans fond ; on lève les yeux vers un ciel sans toit.

On assiste à la même allégresse et ivresse du chiffre avec l’épidémie d’Ebola. A chaque seuil, on parle, presque comme pour se convaincre de l’ampleur du drame, de la symbolique des étages qu’atteint le fléau. Le monde en vacances, avec son arithmétique pas très pressée, regarde, compte, comme si l’attente procurait une forme de jouissance douloureuse. Du premier au 4 000ème mort, le film continue. Il a ses intrigues et ses bouleversants revirements. Une espagnole, puis un chien, et le monde offre son vrai masque et ses sélections.

On tient là un des symptômes des grandes logiques qui gouvernent le monde. C’est un monde de chiffres. On disqualifie tout ce qui n’est pas volume. Dans l’économie, dans le sport, dans la politique, tout est libellé en arithmétique. La vie en est réduite à ces accumulations, additions, et les notations qui donnent quitus ou bannissent, se font par le prisme de la quantité. Ne sont rien, ceux qui échouent sur cet autel, même les morts. Cette sociologie de la quantité s’étend à tous les domaines. Elle a infiltré le dernier bastion qui restait, qui s’honorait du reste de ne pas y succomber : l’émotion. On la marchande, comme à la criée ou dans une chambre d’enchères. Pour qu’elle opère, il lui faut justifier de consistance numéraire. Les drames des faucheuses qui ne tuent que des centaines de personnes, passent ainsi, plus ou moins,  sous silence. On s’empresse d’ailleurs dans les reportages, en premier lieu, de parler de bilan. De ce bilan,  coloration et suite sont données. C’est le dernier test pour les morts. Leur mémoire, l’empathie que le monde leur accorde, dépendent presque, en quelque sorte, de leur nombre.

Bloc homogène, convergence des paradigmes du monde, ordre régnant, l’étoffe de cette présidence idéologique se densifie. L’extrême diligence, voire soumission du monde, à la loi du nombre, présente un double risque : laisser sur le quai des vertus minoritaires qui peuvent participer d’une réorientation nécessaire et souhaitable, ensuite, circonscrire le monde et réduire sa pluralité à une poignée de personnes dont l’humeur commande à la destinée de milliards d’autres. Cette concentration des pouvoirs, en un noyau restreint, agglomère les capacités d’action, en des mains uniques souvent consanguines. Pour peu que s’en mêlent les tensions géopolitiques, les luttes de positionnement, ou les divergences économiques, de fait immanquables à ce stade, c’est le destin de beaucoup de sans grades qui se trouve pris en otage, et dans le pire des cas, ce sont ces morts par milliers. Ces nouvelles arithmétiques du monde, d’une boucle infernale, sont à la source d’une problématique d’ensemble dont l‘enchainement des catastrophes, sur lesquelles l’emprise et la thérapie de l’homme sont possibles par ailleurs, est l’odieuse illustration.

On peut probablement en situer l’origine dans la dérive d’un individualisme dogmatique, qui nourrit d’ailleurs les sectarismes identitaires et renferme les communautés dans des frontières théoriques et nationalistes.  Dans une sphère moins abstraite, dans une autre déclinaison de l’égoïsme, au rayon des responsables, on peut empoigner un capitalisme assez féroce qui rend ringard tout devoir de solidarité et vante un pragmatisme qui encense la rupture des chaines d’entraide. Progressivement inféodés au cœur des principes sociétaux, ces postulats continuent à mettre à mal les logiques de solidarités, in fine, ils condamnent l’émotion ou la confinent au rang de manifestation bénigne. L’on consent, si ce n’est pas une injonction d’ailleurs, à ce que cette sécheresse, cette conception du monde, soient une norme à laquelle il faut progressivement faire allégeance.

Cette démission collective, qui s’accroit massivement, au mépris des acquis qui constituaient des digues, s’allient avec leur enfant : le culte du chiffre. Plus donc de seuil, dans un monde de volume, la vérité n’a de paternité que la quantité ; il n’y a plus de symbole. Pas même 6 millions de morts.

Une condition noire

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Credit photo: PHOTO ARCHIVES AFP

« …car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse » Aimé Cesaire.

Quel habit porte le crime raciste ?

La tunique macabre d’un policier blanc de Ferguson, enivré par des siècles de nostalgie et de séquelles du KKK, qui tire, sur un jeune de 18 ans, avec la délectation de l’assassin qui joue avec sa gâchette. 6 balles fraîches. Etalées sur le corps et la tête d’un garçon désarmé et pacifique. La cible donc, un jeune, à la fleur de l’âge, mort d’être noir ; une famille, une communauté, éplorées. Et pourtant, l’indigence et la grossièreté se réinventent dans cette Amérique qui ne tarde jamais à offrir ses plaies en vitrine ; pic d’indécence en effet, une communauté blanche, prompte à afficher sans pudeur ni états d’âmes son soutien et son amour au bourreau. Michael Brown allonge la liste : pour sa mémoire, quelques émeutes, et l’inexorable victoire du quotidien qui absout tout, et la défaite de la justice qui autorise la récidive. Rideau.

Ou encore, le manteau de l’ignominie. Celle qui prend source dans le lointain esclavage arabo-musulman, qui fît escale pour se régénérer dans les geôles et désert de Kadhafi. Ce crime qui a pignon sur rue, dont s’accommode, presqu’avec fierté, un Maghreb où l’on peut égorger un jeune Sénégalais, sans que l’émotion, ni même l’humanité n’irriguent les cœurs. Le quotidien reprend son cours les lendemains de drames, on nettoie les litres de sang de Charles Ndour, on prend le jeune cadavre presque décapité, on l’envoie dans le premier avion vers Dakar, et Tanger renoue avec sa vie. Sauvagerie maghrébine, et comme souvent, caution passive islamique. La Oumma excelle dans le silence. Avant d’amonceler des charniers humains sous l’effet d’un islamisme tueur, le Sahara éventrait des noirs, malheureux migrants, que tous les gouvernements et passeurs ensevelissaient dans l’oubli du désert et la commodité d’entre deux eaux. Avec la charge de l’infamie, le racisme maghrébin se déshonore d’une tare supplémentaire, tenant d’une pratique culturelle, ancrée dans les mœurs, que les générations perpétuent comme seuls legs aux enfants : la presse, les familles, proclament le fameux Péril Noir, et visa est ainsi donné à tous les racismes : ceux bénins mais si dégradants du quotidien et ceux meurtriers. Rideau, malgré les tombeaux qui vrombissent.

Si bien lancé, nul besoin d’arrêter le crime raciste, il se drape des oripeaux des pogroms, des expéditions hostiles, de l’univers du confinement, le refus de certains droits au seul motif d’être noir. Où sommes-nous, dans un lointain passé bien sûr? Non monsieur, à Tel-Aviv. Le peuple élu, ensuite martyr, tend à être bourreau. En Israël, les communautés noires vivent le racisme presqu’institutionnalisé d’une droite glaciale qui, par le devoir annoncé de se protéger, bascule dans le harcèlement, la vindicte, la stérilisation d’une ethnie ; ce, dans une étonnante banalité, pour essayer de garder une pureté, oserai-je de race. Ca sonne le vacarme terrible du passé, le couperet en boomerang d’une histoire, celle qui malgré la bienveillance de Frantz Fanon, ne sert jamais ni de leçon, ni de jurisprudence. Des victimes aux bourreaux, c’est une question de temps pour l’inversion des statuts. La roue de l’histoire tourne et ils permutent. Rideau sur les ricanements et pieds-de-nez de l’histoire et quand bien même ils ne sont pas drôles.

Le tissu indien se joint à la macabre fête et se presse devant l’actualité pour contribuer. Autre mouture, c’est la variation de mélanine. Les pigments foncés élisent pour la haine. Des jeunes africains, il y a trois jours, se font molester dans les rues, devant une foule en délire, hystérique. La violence heureuse, rigolarde, une police complice. En Inde, chez Gandhi, on frappe des étudiants pour leur couleur de peau. En Inde, il est question de négreur, l’échelle sociale tient sa hiérarchie de la couleur de la peau. Et je me remémore, cette scène presqu’attendrissante d’une maman pakistanaise qui court derrière ses enfants dans les rues de Lyon un mois d’août, pour leur interdire de jouer au soleil, parce que se bronzer la peau, à la veille d’un voyage au Pakistan, c’est le signe de déclassement social. Elle s’épuise derrière ses gamins, finit par les maîtriser. On en rirait presque.

Et la vieille Europe civilisatrice ? Faut-il lui accorder une halte ? Elle qui s’ingéniait tant à sophistiquer le crime. Elle qui asservît et affranchît. Mal à l’aise avec une histoire, elle se rabat dans la perfidie d’un racisme au compte-goutte. Le racisme versé dans le quotidien, qui quitte, du reste, de plus en plus les périphéries et les antichambres. Il s’installe dans une rance Europe, où les foyers identitaires émergent, fiers et promis au plus radieux avenir. C’est assorti de crimes bénins et journaliers, de mépris, face auxquels la seule solution donnée aux victimes est la résignation et la mansuétude ; jugez du choix. Si le racisme perd de ses accents de crime, quand bien même en Russie et ailleurs, on y tue encore goulûment les nègres, le racisme européen a quitté, arithmétiquement l’horreur frontale pour se réfugier dans autre chose de plus pernicieux : l’hypocrisie et le racisme économique. Faut-il ici, convoquer le malheur brut, en invoquant les milliers de cadavres des rivages italiens espagnols, tués, pour la gaité des plages ?

Un seul constat : dans le racisme, sans en être les victimes exclusives, les noirs restent la cible de choix. Pas une parcelle de terre, dans toute la planète, n’est épargnée par le racisme négrophobe. Y a –t-il encore franchement, le temps de s’en émouvoir ? C’est tellement admis que l’émotion ne s’y attarde plus. La couleur noire, partout, reste frappée, du sceau de l’infériorité. Adossé au malheur d’un continent qui meurt, impuissant, siège de toutes les maladies, ce racisme a du chemin, de longs sentiers dégagés. Au Brésil, au Japon, en Chine, partout, le mépris de race frappe et s’ancre davantage. Devant un tel consensus, la tentation est forte, voire réelle, au sein des entités noires elles-mêmes, au racisme. En Mauritanie, au Soudan et ailleurs, l’esclavage suit son cours. Les femmes s’éclaircissement la peau, les communautés se toisent et finissent par se haïr, s’entretuer….

Que d’exemples, que d’exemples !

Installé dans les consciences, il y a une condition noire savamment distillée par des siècles d’usure et d’acceptation, difficile à désinstaller. Mais il ne faut jamais démissionner dans l’obligation de le combattre. Tout déficit d’alerte est une capitulation devant l’inadmissible. Le racisme n’est pas bénin. Il n’est pas drôle. Il n’est pas pardonnable. Il n’est pas justifiable.

Tous les accommodements, les pédagogies annexes qui essaient de l’expliquer, par des facteurs conjoncturels, démographiques, économiques, par l’enfumage du communautarisme, ou encore par le formidable tournemain de faire revêtir la responsabilité aux victimes, sont un souffle offert à la pérennité d’un crime. L’abus de langue, de formules, d’atténuations langagières qui viennent parler de racismes évidents en les qualifiant de dérapages, sont l’autre nid du mal ; celui de la banalisation, celui de la préparation des esprits à avaler docilement ce qu’ils auront vendu comme un fait divers bénin. Je désigne ici la presse et sa complice connivence. Je ne vais me répandre en parole tiède et bienveillante sur l’unité des Hommes. Ni opérer des généralisations douteuses qui procèdent sans distinction, mais il y a une urgence à combattre le racisme dans le dur. Il y a une brève tentation, faut-il l’avouer, de se radicaliser, face à la sale souillure qu’appose le racisme. S’il faut souhaiter en toute circonstance la mesure, il y a un besoin, une urgence de clarté, de responsabilité mais surtout de vérité. C’est assez dommage que seuls les extrémistes revanchards semblent avoir la cohérence entre le constat et la lutte. J’ai vécu les épisodes de ces derniers jours, dissous dans le flot des actualités, comme une blessure et surtout le rappel à une constante lucidité.

Cette lucidité, c’est défi culturel et économique, le seul qui affranchit.

Les guerres civiles, seins nourriciers d’Ebola

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Credit photo: REUTERS/James Giahyue (Liberia)

C’est une scène glaçante : au fond d’une cour de maison quelque part dans Monrovia, un cadavre abandonné. Le corps gît au sol, couché sur le ventre. On perçoit de loin l’entame du processus de putréfaction. Personne n’ose roder aux abords immédiats du cadavre. La Caméra d’Envoyé Spécial qui s’y aventure, guidée par des riverains et voisins du défunt, caractérisés par un mélange saisissant de candeur et de peur, reste à distance raisonnable. Les services mortuaires libériens débordés, n’ont pas eu le temps d’enlever le corps. Quelques jours sont passés déjà. Dans les charniers dont se couvre la ville progressivement, leurs moyens dérisoires ne peuvent offrir une couverture entière. Le défunt est soupçonné d’être mort de la fièvre Ebola. Le document télévisé montre les scènes de chaos, de panique, la déstructuration de la chaine des urgences, et in fine, le désamour que la maladie finit par instiller dans les rapports de bienveillance si historiquement ancrés en Afrique. Les seuils symboliques de morts qui peuplent les bulletins d’information, 3000 morts, 4000 malades, portent donc un visage et une terreur: celui de la mort et celle de l’impuissance.

D’une épidémie dont on parle si souvent, sans jamais en voir les réels ravages, ballotés par les chiffres, mais lointains, Envoyé Spécial a  offert un premier portrait. Glauque, désarmant, particulièrement inquiétant. L’épidémie est hors de contrôle au Libéria. Ce que l’on soupçonnait s’avère triplement plus grave : Le Libéria se meurt. Principalement, de pauvreté et de désorganisation sociale. Héritées d’une guerre civile dont la nomination du reste très encourageante à la tête de l’Etat de Ellen Johnson Sirleaf ne gomme pas les stigmates, les plaies béantes du Libéria auront nourri Ebola. Le Parc sanitaire défectueux, l’absence d’automatisme des services de l’état, l’éternel mais si impardonnable manque de moyens, le type même de l’habitat ravagé et les promiscuités qu’il commande, ont fait le lit d’une maladie qui n’est pas prête de stopper sa faucheuse. L’on ressent à la vue des images, une mixture inconfortable de gêne, de colère sourde, de peine. Après la gifle des images, il faut refuser de se clore dans les perspectives immédiates et voyager aux sources de telles tragédies.

Il n’y pas de hasard dans le fait que ce soit les deux pays particulièrement fragilisés par des décennies de guerre civile, qui payent le lourd tribut des morts. Dans tous les défis urgents africains, dont l’enjeu principal sanitaire, le point décisif reste l’organisation sociale. Le Libéria et la Sierra Léone subissent le contrecoup d’un passé récent qui les a installés dans une fragilité sur le long terme, à la merci des étincelles politiques, des crises identitaires, et des aléas viraux. Le foyer de départ Guinéen paye un long chaos politique, quand le Sénégal et le Nigéria, du fait même de la nature de cas importés, offrent des gages et des dispositions qui sont indubitablement liés à la stabilité politique.

La pauvreté, éternelle absolution en toute circonstance, ne doit pas être considérée comme la cause d’un produit social dont il faut s’accommoder, en confiant au destin ses désirs de changement. La pauvreté a beaucoup de chance d’être, dans l’état des pays précités et bien d’autres du reste, le produit d’une histoire, d’une culture qui implique directement la responsabilité sociétale. L’abus de l’excuse de la pauvreté finit par « ordinariser » le problème et par impersonnaliser les responsabilités.

On ne se tire pas indemne des postulats culturels qui ont gouverné ce continent et dont on n’a pas fait l’inventaire. Ebola n’est qu’une maladie de pauvres. Elle ne frappe qu’eux, ne se nourrit que de leur faiblesse. La pitié et la propension à s’apitoyer sous de supposés décrets divins, sont des compassions qu’il faut s’éviter, car la pauvreté n’est pas une cause, c’est une conséquence : un état d’anarchie heureuse, un état d’absolution, un reposoir pour les politiques, et la gaieté ambiante des sans grades, comme d’ailleurs l’exotisation du continent, en tisse les légendes. Il faut d’une certaine manière vaincre cette forme de Providence singulière que campe la pauvreté, donc sonder l’abîme culturel.

Le syndrome Senghor d’Alain Mabanckou

PARIS : Alain Mabanckou
Credit photo: Ulf Andersen/Sipa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chevalier de la légion d’honneur française 2010, lauréat du prix Renaudot en 2006 et de diverses autres récompenses régionales et académiques, régulier des mondanités du café Flore et des dorures germanopratines, Alain Mabanckou vit une romance avec la France. Il en vit d’ailleurs deux qu’il vit entre deux eaux : celle où il baigne dans le renom d’un professeur de littérature africaine à Los Angeles, et celle où l’écrivain nage avec volupté dans son statut de  vedette, vendeur de livres et ami avec les personnalités de l’hexagone. L’on pourrait s’en féliciter comme la consécration d’un destin brillant, les ingrédients d’un honneur dû, le cours banal des choses, c’est d’ailleurs mon cas. Je vis le succès de Mabanckou, sans passion, sans outrage non plus. Je ne le trouve pas moins méritant qu’Atiq Rahimi, encore moins Tierno Monénembo ou Leonora Miano. J’ai renoncé à la critique littéraire comme occupation depuis que j’ai découvert qu’il y avait plusieurs échelles de lecture, que les sentences sur le style ont beaucoup de chances de basculer dans l’injustice subjective à partir du moment où on déplace le curseur du lectorat. Il faut, quelque sacrosainte qu’on élève la littérature, admettre qu’il y en plusieurs, à mesure de chaque cible. Mais ce n’est pas tellement le terrain où Mabanckou voit sa gloire ruinée par des critiques assassines. Dans le tribunal des intellectuels africains, un poil identitaires, il souffre du syndrome Senghor, le mal ultime : écrire pour les blancs.

Pour ne rien arranger à son affaire, il semble bien le vivre. Coupe à la main, on le voit fréquenter les salons, produire une œuvre démythifiante du ghetto africain, une œuvre qui décontenance les attentes doctrinaires. Pour ainsi dire, il alimente la réputation qu’on lui tricote : celle d’un acculturé qui produit presque sous commande voire sous injonction. Ce reproche est faux. Je n’ai pas épuisé son œuvre mais de Verre Cassé à Le sanglot de l’homme noir, il y a eu de multiples Alain Mabanckou : le jeune conteur qui s’imprègne de son histoire et restitue finalement les couleurs vives de l’école congolaise, le romancier international qui convoque dans son œuvre ses deux terres et en fait un mixte. Le rigolard aux histoires loufoques mais où point toujours une force de narration et une lecture sociale du monde. Mémoire d’un Porc-épic, Demain j’aurai 20 ans, Black Bazar, portaient l’empreinte d’un dandy sans urgence, détaché, nombriliste, conteur sans prises de position catégoriques. Cet Alain Mabanckou ne clivait pas ou très peu. L’écrivain prolongeait une tradition du conte modernisé et laissait place à une force imaginative qui s’inspirait et du réalisme magique du type sud-américain, et du merveilleux africain. De mauvais esprits ont l’heur de voir dans cette inclination drolatique un amuseur de galerie, un bouffon nègre à la cour. Cette critique s’essouffle de sa propre bêtise.

L’aura de Mabanckou s’est gâtée quand il osé regarder le continent et chanter son amour du français. Il traîne depuis, l’opprobre d’écrire pour ses maîtres blancs. Vieille rengaine dont Senghor fut le plus célèbre martyr. Cette critique est tellement lancinante qu’elle finit par grandement m’agacer. Il y dans chaque carrière d’écrivain africain, le moment du livre confession. Ce livre, c’est le sanglot de l’homme noir. C’est ce livre qui a attiré la foudre des critiques hostiles. L’auteur raconte sa passion pour une langue qui a conditionné son destin, le devoir de ne pas se renfermer dans une histoire au risque d’en être prisonnier, le refus du communautarisme, le tout avec une lucide appréciation du devenir du continent. En l’espèce, je n’ai trouvé à ce livre aucunes défaillances graves. Il est le plus sincère et le plus dur. Personnellement, j’ai toujours milité pour que les écrivains africains opèrent cette révolution d’écrire l’Afrique. Mabanckou l’a fait, à sa façon, de manière tout à fait perfectible. Il faut en tenir compte, tout simplement, comme une part du débat. Je regrette qu’il n’y ait que ce livre dans sa production sur les sujets durs africains.

La disqualification de ceux qui décrivent l’Afrique par ceux qui s’arrogent le droit d’en être les défenseurs zélés, procède toujours par le même anathème de « suppôts de ». La littérature est peut-être l’un des seuls champs de sincérité absolue. Ployer sous le joug du devoir identitaire en Afrique est le pire des renoncements. Sans être un fanatique de l’œuvre de Mabanckou, je lui reconnais sa place de grand et le lave de cette tâche impure.

Il faut éviter des destins à la Calixte Beyala. On n’écrit jamais pour un continent. C’est une ambition malsaine.

Autopsie d’un sommet

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Credit photo: AFP/Jim Watson

Je n’ai pas de réelle réticence à ce qu’il y ait des sommets entre l’Afrique et les grandes puissances. Qu’elles soient chinoises, russes, françaises ou américaines, je n’en ai pas l’urticaire jusqu’à crier au scandale, à la soumission, à l’esclavage nouveau et au larbinisme économique ; sémantique à la mode, portée par la meute des colériques irrigués par l’afro-sectarisme ambiant. Cette candeur est coupable. Pour ce type de réaction fiévreuse et acnéique, dont se font le relais quelques défenseurs autoproclamés de la souveraineté du continent, j’éprouve – je dois dire – assez d’indifférence quand ce n’est pas souvent du mépris.

J’ai toujours appréhendé ces rencontres comme de banals et d’indispensables protocoles économiques comme le veut la dictée du capitalisme. Ses lois de l’offre et de la demande, ses équations entre ressources et forces d’exploitation, ses incontournables noces entre dominants et dominés, pour faire revivre la mouture marxiste de cette binarité. Dans cette jungle, il n’y a de place ni pour l’émotion, ni pour le ressentiment, encore moins pour la naïveté des bons sentiments.

Obama, élevé au rang de père de ce banquet, par la taille de son chéquier, son influence et le charme magnétique qu’il emporte, convoquait de petits présidents enfants africains, élèves irréguliers, comptables tous ou presque, de l’échec de leur pays. Il ne fallait s’attendre à autre chose qu’à un sermon en bonne et due forme, enrobé dans le velours des promesses économiques.

Quand ils restaient insipides, comme ils le sont toujours d’ailleurs, à mâcher dans les formules économiques, à parler chiffres, ces sommets sont chiants. Sans intérêt. Bien souvent, les espoirs qu’ils suscitent, crèvent dans le silence des lendemains de gouvernances locales défectueuses. Ce volet économique par conséquent, quelque central soit-il dans les tables rondes, est secondaire, quand les acteurs daignent parler des sujets qui fâchent. Et Obama a osé, certes timidement, mais il a lancé quelques sondes et titillé quelques barons africains. C’était assez rafraichissant.

Dans sa séduction folle et forcément complaisante, la Chine n’a d’amour que pour la terre d’Afrique, elle a le mérite de la non-duplicité. Lâche et prisonnière de son passé françafricain, la France est inaudible et peu crédible à donner des leçons. Les USA ont plus de ressources dans ce domaine. Quand bien même les desseins de prédation prévalent toujours, j’ai vu chez Obama une volonté de questionner les présidents africains, qui sur leurs rapports au pouvoir, qui sur certaine tares locales contre lesquelles ils ne démontrent aucun empressement.

Premier à la barre, l’ami Blaise Compaoré. Attrait devant l’opinion mondiale sur ces velléités anticonstitutionnelles, il répond avec aplomb qu’il faut « des hommes forts pour des institutions fortes ». Il invoque ensuite la chronologie historique de la ségrégation raciale aux USA pour signifier à son juge qu’il n’est pas non plus vierge de tout soupçon. C’est presque du Sankara dans le texte : Compaoré ressuscite le souverainisme de son pays et le droit à la différence pour s’émanciper de ces propres forfaits politiques, qui l’eût cru ? Le tour opère. Invoquer toujours sa réalité différente, c’est un gage au succès intarissable en Afrique.

Macky Sall ne peut la manquer. Auditionné pour le sort des homosexuels et l’opportunité d’une dépénalisation, le président sénégalais, sans sourciller, tranche la question : « l’homosexualité est derrière nous ». La phrase fait suite à l’échange viril quelques mois plutôt entre Obama et Sall, où Macky expliquait la destination carcérale évidente pour les gays au motif d’une culture « pas prête ».

A Kagamé, autocrate au vent en poupe, on ne dit rien. En complétant sa mutation de tutelle coloniale vers les USA, et en invoquant le traumatisme post-génocide rwandais comme explication de l’inflexibilité quasi-dictatorial de son régime, il apparaît comme le favori. Tapis rouge et au suivant. Le suivant c’est Yaya Jammeh, siège multipathologique, Obama renonce devant cette incompétence brute. Les autres s’inspirent des précédents, peu à peu, le silence étouffe les inclinations de justiciers de Washington.

Et je me suis plu à imaginer ce qu’auraient été les réactions des indésirables, pas invités au sommet, à la manière d’un Mugabé… Pour finir, une photo : on passe devant l’objectif pour immortaliser quelques clichés dans les ors de Washington. A la marge du sommet, Obama femme sermonne gentiment les tares africaines domestiques, à la façon de l’excision.

En se voulant gendarme et pas seulement rapace économique, Obama n’est pas allé au bout de sa volonté, si elle existait. Par impuissance et pour realpolitik, je ne sais. Toujours est-il que ce sommet révèle une chose : la systématique réponse des gouvernants d’Afrique quand on leur rappelle leur palmarès macabre, de tous les héros par extension du continent, dans un mélange et un confusionnisme inédit : la lutte pour la souveraineté, la défense de la tradition, celle de la culture. Ce mensonge abolit les frontières entre les vrais mérites et les usurpateurs, entre Sankara et Compaoré. On tient là le piège de l’identitarisme forcené et le sursis hélas, des bourreaux de cette terre.

Il faut dire l’Afrique

lion_afriquePeut-on être gai sans être haïssable devant l’enchaînement des actualités africaines de ces derniers jours ? Peut-il y avoir un seul motif de joie devant la mort allègre qui sème et récolte avec abondance au Congo, terre de malheur presqu’oubliée ? Faut-il se résigner devant le viol qui y prospère comme l’un des seuls langages entre hommes et femmes ? Peut-on se bander les yeux, au motif de frontières éloignées, devant les charniers centrafricains et ne s’émouvoir que par à-coup ? Peut-on se réfugier dans le silence, devant la famine qui vide les êtres au Soudan, en Somalie et très certainement ailleurs ? Faut-il que l’on confie tout à la bonne grâce de la prière pour échapper à la malheureuse élection du virus Ebola, du choléra au nord Cameroun et des tarifs habituels de la malaria et du Sida ? Devons-nous renoncer à notre humanité, en excluant les homosexuels de notre communauté, en les soumettant à la haine, comme on semble prêt à l’accepter en Ouganda, au Sénégal et sûrement ailleurs ? Peut-on – plus grave – s’habituer aux sévices quotidiens de la pauvreté, celle qui n’a pas de dommages particulièrement apparents, comme trois quarts du continent en sont familiers ? Dois-je continuer l’énumération en mentionnant des embarcations clandestines qui échouent en mer sans que les médias ne les relayent, morts omis ; morts inexistants? Et les enfants soldats ? Et les albinos ? Et les excisées ? Et les fanatiques ? Et bien d’autres. Bien d’autres pépinières à malheur fleurissant sous les flots de litres de sangs versés ?

Voilà les sujets urgents du continent. Les plus saillants. Il faut infatigablement en parler. Ne pas s’en indigner à la façon d’un émoi passager. Ne pas seulement les dénoncer. Mais surtout l’avoir à la conscience, constamment, comme un marqueur, une dissuasion mémorielle.

J’ai essayé pendant très longtemps de m’aguerrir à la lâcheté pour me dérober au devoir d’émotion, plus encore au devoir de compassion, mais surtout, au devoir d’agir devant les tragédies africaines. On ne peut se dérober même avec tout le détachement du monde, c’est la leçon que j’en ai tirée. Et c’est heureux. Quand on ne peut être indifférent, on se doit de prendre parti. Ca doit être le parti de la lucidité.

En conséquence, il faut assumer de front. Il faut inlassablement écrire l’Afrique. L’écrire veut dire la restituer telle qu’elle est. La raconter. La dire et non la déclamer. L’écrire et non la romancer. Ni la projeter. Ni la maquiller de nos espoirs et de nos rêves.  Il faut la photographier. Cristalliser des clichés secs et froids sur sa vérité. Les placarder à la mémoire. Garder cette distance qui n’est pas défaut d’amour, mais amour de la vérité. Il faut qu’ils soient le miroir quotidien, ce rappel constant de l’horreur à nos portes, l’alerte quotidienne du devoir de rectifier le tir. C’est une étape préalable à toutes les autres reconstructrices, celles par exemple motrices d’un changement. Et, c’est justement parce qu’on s’est habitué au drame, que nos indignations margent à la périphérie, que notre refus de plonger la main dans le pus de la plaie s’est développé, qu’on s’est familiarisé avec les chaos qui pullulent, qu’on a dévalué la mort, et qu’on se retrouve à renier les fruits de nos propres inconséquences.

Le passage actuel dans le calendrier africain n’est pas tellement exceptionnel. Les hoquets et les répétitions de l’histoire sont cruels. L’euphorie des indépendances a été douchée par les années 80 ET 90. Presque quinze ans après 2000, après des promesses économiques mirobolantes, le creux se rouvre parce qu’en réalité il ne s’est jamais réellement fermé. C’est cette curiosité entre des performances économiques à entr’apercevoir, l’avenir démographique du continent qui le place d’emblée en territoire de convoitise, les prédictions des financiers sur le potentiel présent et en même temps la réalité de massacres réguliers qui m’interpelle. L’Afrique n’a jamais été autant vantée, qu’au milieu de ses cadavres. Les classes moyennes naissent-elles du fumier des morts, alors ? J’ai toujours été plus sensible au drame des enfants des rues au Sénégal qu’à l’embourgeoisement d’une très minoritaire élite financière dakaroise. Les mirages de la croissance africaine sont des fantasmes qui obstruent la réelle vue qu’offre le continent.

Je ne crois donc pas à la thérapie de l’économie. Tout au plus, elle n’est que la subalterne de la thérapie culturelle. Il faut dire l’Afrique. Repointer les diagnostics sans les enjoliver. Disqualifier l’espoir comme un acquit et le laisser aux rêves. Faire taire les diagrammes mensongers. Se rendre compte des tendances idéologiques lourdes qui y président aux fléaux. N’éprouver aucun complexe à voir son bout de nombril ensanglanté, car, même si les siècles de colonisation et leurs bébés racistes ont bâillonné la parole sur le sujet, les problèmes africains sont d’abord et surtout culturels et sociétaux. L’économie n’en est que le produit. C’est à cette lessive familiale que j’invite. Elle est le préalable que l’on a toujours jeté sous le tapis. Ecrire l’Afrique, c’est souhaiter que toutes ces forces en idées, intellectuelles, politiques, s’orientent vers les mobiles intérieurs de nos problèmes, sans le laisser griser ni par le devoir d’optimisme, ni par les frémissements économiques définitivement nuls devant le présent spectacle.

Il faut dire l’Afrique avec une continue gravité. On ne le fait pas assez à l’intérieur. 

Réquisitoire contre les ovaires

productiviteLe 11 décembre 2012, Jean Marc Ayrault, alors premier ministre Français, présentait le plan contre la pauvreté de son gouvernement. Hausse des minimas sociaux et activation des chômeurs pour les ramener à l’emploi étaient les axes majeurs de la feuille de route. Le plan, estimé à deux milliards, visait à jeter de nouvelles bases sur le marché du travail avec une réinvention des paradigmes d’assistanat qui caractérisaient le fameux mais si précaire modèle français. C’est dans l’immensité de ce trou de la sécu que 65 millions de Français étaient invités à offrir leur corps et engagement pour stopper l’hémorragie. Cependant un cuisant échec a sanctionné toute cette énergie. En effet, malgré le volontarisme, les nouvelles pistes intéressantes, prometteuses à moyens termes, le gouvernement n’a pas été assez audacieux pour aller jusqu’au bout des innovations nécessaires. Des points décisifs ont été omis. Dans ce plan volumineux, aucune mention sur la durée de travail des ovaires et leur productivité n’ont été faite. Un manque criard qui ne pouvait que condamner les meilleures intentions.

Je veux attirer votre attention en apostrophant sévèrement les ovaires. Ils ne témoignent d’aucun patriotisme et font preuve d’une paresse indéfendable. Songez – pour cela, munissez-vous d’une être de genre femelle et pratiquez quelque sérieuse observation – que les ovaires produisent par mois, quand les petits garçons chinois font 1000 ordinateurs, eh bien un seul ovule. Un seul pauvre ovule qui, la plupart du temps, part en pures pertes dans des fosses communes après avoir transité dans le flux des liquides internes. Les ovaires travaillent dans un réseau opaque et nébuleux. Aucune vérification de leur pointage, du respect de leurs horaires, de leurs pauses, ne peut être observée. Tous les outils de la macroéconomie ne parviennent à expliquer un aussi faible ratio au travail. Economiquement, cela relève de la pathologie. Ce défaut de productivité des ovules ne peut être expliqué par aucune théorie économique. La main invisible d’Adam Smith, elle-même, y serait désarçonnée. Quand la nation entière demande l’effort, renvoie ses alcooliques, quoique gros pontes du cinéma, en Russie pour défaut de patriotisme, il n’y a aucune raison d’épargner les ovules. Leur désintérêt pour les problèmes de la république est évident. Ils ne montrent aucun exemple et semblent, dans leurs retraites gluantes, sombres et inaccessibles, royalement mépriser le monde. Retenez que les ovaires font un ovule par mois. Cela me glace le sang. Quelle inactivité.

De plus, à côté de cette improductivité qu’on ne retrouve même plus chez les fraudeurs aux Assedic les plus démotivés, le travail des ovules, s’il lui arrivait d’être véritable, est aléatoire. Il est conditionné par des rencontres, dans d’obscurs tunnels qui, de par leurs noms même de Trompes de Fallope, renseignent sur leur sérieux. Ces labyrinthes où transitent les ovules et que gouvernent les ovaires, semblent être les plus sales tuyaux de la mafia contemporaine qu’on ait jamais vus. Tout y est tabou. L’omerta règne. Tous les resquilleurs, les receleurs, les associations de malfaiteurs, sont nichés dans les ovaires. Leurs plans sont démoniaque, ce n’est rien moins qu’une contre-république de la contrebande, de l’anarchie, qu’ils envisagent à construire.

N’en doutez jamais, l’ennemi c’est l’ovaire. Le problème est simple, il est moral. Il s’agit d’exemplarité, on ne peut plus laisser cet organe qui préside à la naissance de nos enfants, leur inculquer ce goût piteux du travail et cet esprit de nonchalance rare. On ne peut tolérer, dans nos grandes scansions de vertu, de sagesse, de rigueur, que les ovaires ne travaillent que si peu. Nous ne voulons ici accabler ces accusés outre –mesure, mais encore pourrions-nous noter cette inclination des ovaires pour le sang. Ils sont inexplicablement sanglants, belliqueux et violents. Chaque mois, chez les filles et les femmes, les nôtres, les ovaires causent des douleurs atroces pendant 5 jours. Ils gonflent par pure caprice à l’intérieur de nos femmes, irritent leur panse et les clouent au lit dans un sadisme innommable. Et fait annexe secondaire, probablement négligeable, ils nous empêchent de baiser. Les ovaires crachent ainsi par pure lubie du sang et ne peuvent plus masquer leur avidité rutilante. Ceci est odieux, il faut pester contre.

Et ne vous laissez pas amadouer par le syndicat des ovaires, porté par quelques féministes hargneuses. Leur argument est bancal. Elles postulent que ce serait la dévotion des ovaires pour la qualité des ovules qui expliquent un tel retard et un tel temps dans le travail. Nul besoin de développement pour tordre ce non-sens. C’est faux. C’est d’évidence une machination. Par ailleurs, on peut signaler que d’un point de vue purement esthétique, les ovaires sont laids. Malgré leur cachette, on devine aisément leur forme détestable de complices de stérilet rouillé. Leurs rondeurs imparfaites qui impriment à leur allure un poids disgracieux, et l’incohérence générale de leur structure, évoquent les pires croquis des gamins trisomiques.

En conséquence, il est urgent de trancher. Sauver les ovaires implique qu’on en fasse des aliments de consommation régulière. Braisons les ovaires et saupoudrons-les de poivre vert, relevé au cognac. Cuisons-les en sauce avec des pleurotes et au vin de Cahors. Mettons-les au four (sauf ceux des juives) et servons-les avec une poêlée de pommes de terre de Noirmoutier. Accompagnez ces mets avec des vins de pays, souples et racés, du vin de palme de Casamance, car croyez-le, c’est dans la métamorphose des forces inertes de la nature que ce trouve le salut de notre race, et Kafka l’avait prédit. Il s’agit de redonner de l’efficacité et de la vigueur à des organes atteints par tant de paresse laxiste.

Le malheur du monde est arrivé quand on a convié l’ovaire et le testicule. Le manque et l’excès. Toute l’asymétrie du monde ainsi résumée dans deux gonades ne pouvait promettre que le chaos. Nos enfants ne peuvent plus provenir de cette union de nécessiteux, je vous ordonne de changer.

Le frère Abubakar

Abubakar Shekau
Credit photo: AFP

Je me suis amusé à imaginer ce qu’aurait pu être Abubakar Shekau s’il avait dévié de la voie de tueur. Il en ressort quelques projections intéressantes, dont une assez évidente : Shekau n’est pas la naissance dans une île déserte d’un monstre comme on s’emploie à le dire. Tout dans cet homme suinte la consanguinité de plusieurs éléments identitaires en vogue dans le continent, à qui, cette fois-ci, la charge tueuse du terrorisme apporte la folie de la mort. Shekau a des dizaines de géniteurs, personnes ou idéologies, tous plus ou moins, ont été aux premiers plans de la scène africaine. Contestés ou adulés, ils annonçaient l’arrivée de l’enfant maudit.

C’est, nous confient les rares biographies qui daignent parler de sa vie, entre 65 et 75 que serait né Shekau. Ça donne du temps pour naître, ma foi. Enfance pauvre dans le nord du Nigéria. Rudesse de la vie de rue. Tentation des stupéfiants. Autodidacte. Séjours en asile pour malades mentaux. Evasion presque mythifiée de ces mêmes établissements. Sa vie est romanesque mais à coup sûr, on en ferait un mauvais livre. L’homme, au contraire des génies du crime, est assez creux. Il offre assez peu de sophistication dans son œuvre, c’est un garçon qui rêve au type gangster, qui se saoule à sa cuvée : le révolutionnarisme, le virilisme, la rébellion. Le cas est rude mais la légende est en marche. Comme toujours, l’ingrédient majeur qui oriente une destinée, c’est une rencontre : il en fait une, celle de Mohamed Yusuf. Le creux jadis, s’inonde désormais du texte religieux, rincé jusqu’au pourpre du sang. Pour aboutir le legs, il épouse la femme de son mentor quand il trépasse. S’abreuver aux mêmes orifices.

Entre la fascination qu’il trouve à cette voie, l’idolâtrie qu’il voue au frais modèle, l’appel à la vie de héros macabre, la réalité d’un Nord-Nigéria qui a épousé la charia dans des noces aphones mais mielleuses, Shekau naissait véritablement à la terreur. C’est en substance ce qu’on apprend, de manière ramassée, de la vie de cet homme. De là, viendraient les barils de sang. Les moissons de jambes explosées. Le chaos chez le colosse d’Afrique. L’émoi vif d’une centaine de fillettes offertes à l’indécence des Hommes. C’est assez recevable, on fait bien sans doute de se nourrir de ces biographies, on aurait tort de s’y emprisonner.

Mohamed Yusuf n’est pas son seul mentor. Yaya Jammeh et Dadis Camara sont des pères à la marge. Ils auront débroussaillé un genre : celui du ridicule politique, porté par l’énergie, enraciné par l’usage du crime, familiarisé par une déraison que l’on finit par adopter. Des bouchers de guerre que les deux décennies africaines 80-2000, ont engendré, des Ansoumana Mané, en passant par Kony et bien d’autres, il tient cette insensibilité face à la mort. Pour combler un déficit de crédit, il adopte la recette de Jammeh et bien d’autres. Il faut porter Dieu en bandoulière : Yaya l’a sous forme de coran à la main, Abubakar sous forme d’épée, à la main aussi. Des pasteurs, leaders religieux, qui répandent l’oraison du fanatisme dans le continent, il tient cette emprise sur les siens qui procède par la transe. Du soufisme, dont il n’est pas du reste, il tient probablement ce refus de tout confort, cette « hygiène douteuse », cette réclusion des lumières du monde et la martyrologie d’un combattant de Dieu. Des jeunes rappeurs révolutionnaires, il tient cette empreinte de son passé urbain. Des exciseurs et bourreaux des femmes, il emprunte cette infériorisation des femmes, qu’une culture locale avait déjà balisée. Mais ces consanguinités et affinités ne sont pas les seules car Shekau dit « aimer l’Afrique ». Il l’aime virginale. Sans souillure occidentale. Sans école. Dans une pureté identitaire et religieuse qui n’autorise le compromis. Il dit que c’est le cœur de son combat. On n’est pas à l’abri qu’il invoque Machiavel pour expliquer ses moyens pour y parvenir…

On ne peut dire qu’il soit le seul dépositaire d’un tel discours. Après des siècles de dégringolades, le panafricanisme, mute, se régénère le souffle, dans ce dévoiement total qui s’alourdit de la mort. Voilà le drame de cet homme et du nôtre : il prétend se battre pour l’Afrique. On ne pourra pas éternellement, d’un revers de main, le pointer du doigt comme le mauvais enfant d’une famille, sans qu’elle-même ne soit comptable. Shekau s’est nourri par petites bouchées, de tous les résidus qui traînent dans le continent. Même dans l’exercice de mise en scène personnelle auquel il s’adonne, où le comique le dispute à la tragique désinvolture, il rappelle le fringant Dadis Camara à son pinacle, sermonnant à loisir un monde à ses pieds.

C’est de cette partie peu visitée de sa vie, où Shekau apparaît tout simplement comme notre frère, qu’il faut parler. Il ne nous est pas étranger. Il est la somme, comme le synthétisent toutes les poubelles, de toutes les déjections idéologiques que l’on jette en pâture au motif de la prophétie d’un retour à des « valeurs du passé ».

Initiation au cynisme du monde

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Credit : Caruso Paolo / Fondation Cartooning for Peace / Paris bibliotheques

Il y a presqu’une indécence à mourir sous les bombes, en espérant émouvoir, quand bien même on est innocents, nombreux et impuissants, depuis la dévaluation de la mort en Syrie.  L’on s’est fait à l’idée, à force d’habitude, de lassitude, de difficulté à identifier les bourreaux des victimes, que le carnage était la seconde langue du Proche- et Moyen-Orient. C’est une lâcheté du monde, rien d’autre, qui, dans la plus grande cruauté, s’installe comme le parti le plus simple. Que les morts franchissent alors les paliers de 100, 1.000, 10.000, l’indignation, la brève émotion, les larmes, sont les seuls soins que l’on apporte aux morts. Bien maigres. On a fait le deuil d’une intervention militaire dont le potentiel meurtrier peut s’avérer plus grand. Les gendarmes du monde n’ont pas d’urgence. Nous n’avons donc plus que l’indignation comme seule ressource. J’ai tari mes larmes en Syrie et je sens que le reflux qui perle pour Gaza s’assèchera aussi, parce qu’en fin de compte, on ne peut rien faire dans ces guerres inégales, où tueurs et tués s’échangent les rôles.

Mais les conflits ont ceci de têtu qu’ils se délocalisent, s’invitent à nos tables, et colorent nos problèmes, même quand on ne pense pas être concernés. Ils s’exportent et transmettent ce virus du clivage. Hospitalière de coutume, l’Afrique les reçoit, et sa jeunesse, majoritairement, se rince de compassion pour la Palestine. Il faut dire qu’entre co-victimes de l’Histoire, l’union était évidente. Les affinités religieuses la cimentent. La soif d’indépendance commune aux deux entités aboutit le mariage. Il y a plusieurs problèmes à ce propos à régler : Israël et la Palestine se foutent, à dose égale, de l’Afrique. L’Afrique n’a d’actualité chez eux que quand il s’agit respectivement de mener la vie dure aux immigrés est-africains, et quand le passif raciste semble toujours si invincible. L’Afrique n’y a pas bonne presse. Au mieux, elle est cette bête que l’on rechigne à adopter et que l’on feint d’aimer.

L’Afrique n’a jamais eu de véritables amis. Il ne faut pas qu’elle s’en crée sur des autels trompeurs. Elle doit s’aguerrir au cynisme froid du monde. Ne s’emprisonner dans aucune fièvre compassionnelle mais se positionner pour son intérêt et son intérêt seul. C’est un égoïsme salvateur dont il ne faudra pas faire l’économie. Et encore plus important, le continent noir a des problèmes plus graves, des morts internes plus nombreuses, des conflits frais. Il ne peut s’autoriser à s'affecter de l’émotion et de l’attention à d’autres causes. Je sais ce qu’il y a de tentant à se rêver en héros, vivifiés en dessin où Arafat, Sankara, Chavez, se côtoient, mais ce confusionnisme pathologique est une voie sans issue. Un cul-de-sac où s’avance à vive allure une jeunesse qui, incapable de guérir les plaies africano-africaines, rêvasse aux mythes et légendes.

J’ai eu une relation hostile à l’afro-optimisme, également à l’afro-pessimisme, jusqu’à ce que je trouve en l’afro-responsabilité un équilibre correct. A mon sens, elle doit être la lucidité, pas le parti pris, pas l’appartenance, pas de la solidarité de fait, pas l’amour systématique de l’Afrique, mais la liberté de conscience : celle qui s’émancipe des slogans, celle qui donne quitus pour critiquer le continent, celle qui banalise l’Afrique, celle qui braque les yeux sur les problèmes internes du continent, les seuls sur lesquels on a une prise. C’est à cette initiation au cynisme, afro-responsabilité en d’autres termes, que j’invite. Gaza devait en être la première étape. 

Souleymane Gassama