Accaparement des terres et souverainete alimentaire en Afrique

Dans plusieurs pays africains, selon une tradition multiséculaire, « La terre ne se vend pas ». L’accaparement des terres apparait alors comme un phénomène brutal qui remet en cause les pratiques ancestrales traditionnelles, et qui hypothèque l’avenir des générations futures. Cet article, rédigé par l'ONG Grain, synthétise l'état du phénomène en Afrique de l'Ouest et du centre.


accaparement des terres

Le phénomène d’acquisition de terres à grande échelle est surtout en expansion depuis la crise alimentaire de 2008. Elle s’inscrit dans la logique de l’agrobusiness qui ne vise que le profit, comme le démontrent les nombreux cas signalés en Afrique de l’Ouest et du Centre. Cette recherche de profit est incompatible avec les objectifs de la souveraineté alimentaire qui milite pour la survie des populations, surtout celles rurales qui sont les plus nombreuses en Afrique. De ce fait, l’accaparement des terres sape les bases de la souveraineté alimentaire.

Il faut rappeler que la disponibilité de terre vient en tête des principaux facteurs de production indispensables aux activités des agriculteurs, puis viennent les semences, l’eau, le financement et l’énergie. L’existence des agriculteurs et la production alimentaire aux niveaux local et national sont subordonnées à l’accessibilité à la terre. Or l’accaparement des terres par des gouvernements étrangers (Koweït, Chine, Arabie Saoudite…) ou par des nantis, qu’ils soient nationaux ou étrangers prive les petits agriculteurs de leurs terres, en les transformant en ouvriers agricoles sur leurs propres terres.

 

Quelles relations entre accaparement des terres et souveraineté alimentaire ?

La souveraineté alimentaire est un concept développé par La Via Campesina à partir de 1996, comme alternative aux politiques néolibérales et au modèle de production industrielle. C’est le droit des populations, des Etats ou Unions d’Etats à définir leurs politiques agricoles et alimentaires sans intervention de l’extérieur, avec tous les acteurs nationaux concernés par la question alimentaire.

La Souveraineté Alimentaire inclut :

  • La priorité donnée à la production agricole locale pour nourrir la population, l’accès des paysan(ne)s et des « sans terres » à la terre, à l’eau, aux semences, au crédit. D’où la nécessité de réformes agraires, de la lutte contre les OGM, pour le libre accès aux semences ;

  • Le droit des paysan(ne)s à produire des aliments et le droit des consommateurs à pouvoir décider de ce qu’ils veulent consommer ;

  • Des prix agricoles liés aux coûts de production: c’est possible à condition que les Etats ou Unions d’Etats aient le droit de taxer les importations à trop bas prix, et s’engagent pour une production paysanne durable, et maitrisent la production sur le marché intérieur pour éviter des excédents structurels ;

  • La participation des populations aux choix de politiques agricoles ;

  • La reconnaissance des droits des paysans qui jouent un rôle majeur dans la production agricole et l’alimentation. (La Via Campesina, Porto-Alegre, 2003)

Toutes les composantes de la souveraineté alimentaire ci-dessus énumérées sont remises en cause par l’accaparement des terres, car « les terres accaparées » sont destinées principalement à l’agriculture industrielle, qu’il s’agisse des acquéreurs internationaux ou ceux nationaux. Les exemples suivants suffisent à le démontrer :

  • Au Cameroun, en 2006, IKO une filiale de la Shaanxi Land Reclamation General Corporation (connue également sous le nom de Shaanxi State Farm), a signé un accord d’investissement de 120 millions de dollars US avec le gouvernement du Cameroun, qui lui a donné la ferme rizicole de Nanga-Eboko et un bail de 99 ans sur 10.000 hectares supplémentaires : 2.000 à Nanga-Eboko (près de la ferme rizicole), et 4.000 ha dans le district voisin de Ndjoré. La société a débuté ses essais pour le riz et le maïs et prévoit également de cultiver du manioc. Parallèlement, des plantations industrielles de palmier à huile sont installées par Bolloré pour produire de l’huile de palme.

  • En Guinée, la société américaine Farm Lands Guinea Inc (FLGI, désormais Farmlands of Africa) contrôle plus de 100.000 ha pour la production du maïs et du soja destinés à l’exportation ou à la production de l’agrocarburant. Des investisseurs britanniques (AIMI) contribuent au financement de l’affaire. De plus, FLGI est responsable, pour le compte du gouvernement, de la prospection de 1,5 millions d’ha pour la concession de baux à d’autres investisseurs. Contre quoi FLGI touchera une commission de 15% sur les ventes.

  • En Côte d’Ivoire, SIFCA, détient 47.000 hectares de plantations de palmiers et de canne à sucre : en 2007, Wilmar et Olam (agrobusiness transnationaux de Singapour) ont créé une joint venture, Nauvu, pour prendre une participation de 27% dans SIFCA, le plus grand producteur de canne à sucre et de palmiers à huile de Côte d’Ivoire. La famille Billon détient la majorité du capital de la société; mais toutes les parties ont l’intention d’utiliser SIFCA comme base pour l’expansion de leurs plantations de palmiers à huile en Afrique de l’Ouest.

  • En Sierra Leone, en 2010 : Addax, une firme suisse, a pris le contrôle de 10.000 ha pour produire du sucre pour l’éthanol à partir de 2013. En 2011, Sofcin, une filiale du groupe français Bolloré loue 12.500 ha pour la production de l’huile de palme. Des firmes vietnamiennes se préparent à se lancer dans de grands projets de production de riz et de caoutchouc. En 2012 des capitaux chinois vont s’y associer également. Dès 2011, une gamme de banques européennes de développement (de Suède, d’Allemagne, des Pays Bas, et de Belgique) participent au projet. Selon un participant de Sierra Leone à l’atelier de Ouidah (février 2012), là où on cultivait du riz pour l’alimentation des Sierra Léonais dans le temps, aujourd’hui, on cultive de la canne à sucre pour produire de l’éthanol. Dans ce pays également, FLG essaie d’acquérir 11.900 hectares à l’Ouest de la rivière Taï pour y produire du riz à grande échelle.

  • Au Sénégal, l’Arabie Saoudite cultive du riz destiné à l’exportation en Arabie Saoudite, et une firme italienne produit du biocarburant à exporter en Europe. « La proposition ne donne pas les noms des investisseurs saoudiens ni sénégalais. Pressé par les demandes répétées de GRAIN, le coordonnateur du projet, Amadou Kiffa Guèye, conseiller spécial auprès du ministre des mines, de l’industrie, de l’Agro-industrie et des PME, s’est contenté de dire que la famille royale saoudienne était impliquée dans le projet, ainsi que de riches hommes d’affaires sénégalais. Il a aussi précisé que c’était le gouvernement sénégalais qui l’avait chargé de développer la proposition de projet, mais à la requête des investisseurs saoudiens. » Foras est impliqué dans un grand projet de production rizicole et est également en train de mettre en place un projet d’élevage de volaille verticalement intégré près de Dakar; cette ferme devrait produire 4,8 millions de volailles par an. Foras est la branche investissement de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) ; ses principaux actionnaires sont la Banque Islamique de Développement et plusieurs conglomérats de la région du Golfe, notamment le Sheikh Saleh Kamel et son Dallah Al Barakah Group, le Saudi Bin Laden Group, la National Investment Company du Koweït et Nasser Kharafi, le 48ème homme le plus riche du monde et propriétaire de l’Américana Group.

  • Au Mali, la Libye et l’Arabie Saoudite cultivent du riz destiné à l’exportation, et l’on cultive du tournesol et du jatropha pour produire de l’agrocarburant. – (Libye): En mai 2008, le gouvernement malien et le gouvernement libyen de Kadhafi ont signé un accord d’investissement, donnant à Malibya, une filiale du Libyan African Investment Portfolio du fonds souverain de Libye, un bail de 50 ans renouvelable sur 100.000 hectares de terres dans l’Office du Niger. La terre a été donnée gratuitement contre la promesse de Malibya de la développer pour y faire des cultures irriguées. Malibya a également reçu un droit d’accès illimité à l’eau, aux tarifs appliqués aux petits utilisateurs. En 2009, Malibya avait terminé un canal d’irrigation de 40 kilomètres pour la production de riz hybride, mais le projet a été suspendu, à la chute du régime de Kadhafi en 2011. En janvier 2012, les représentants du nouveau gouvernement libyen, le Conseil National provisoire (NTC), ont déclaré qu’ils maintiendraient les «bons» investissements au Mali et poursuivraient des projets agricoles en Afrique, en ne faisant référence qu’au Soudan et aux pays « proches de la Libye ». – (Arabie Saoudite) Foras a terminé une étude pilote sur 5.000 hectares obtenus dans le cadre d’un bail à long terme dans l’Office du Niger. Foras prévoit désormais de s’étendre sur 50.000 à 100.000 hectares, un premier stade d’un projet plus vaste destiné à la production du riz sur 700.000 hectares dans divers pays africains.

  • Au Congo, des groupes sud-africains cultivent du riz, du maïs et du soja dont une partie est destinée à l’élevage de la volaille. « Congo Agriculture » est une société créée par des agriculteurs commerciaux sud-africains, dans le but d’établir des fermes à grande échelle au Congo-Brazzaville. La société a obtenu 80.000 ha du gouvernement avec un bail de 30 ans, dont 48.000 se trouvent dans le district de Malolo et ont été divisés en 30 fermes qui sont proposées aux agriculteurs sud-africains participant à l’opération. La société a des liens étroits avec AgriSA, le plus grand syndicat d’agriculteurs commerciaux d’Afrique du Sud. En décembre 2010, l’AFP a fait savoir que le gouvernement du Congo-Brazzaville avait signé un accord avec Atama Plantations, une entreprise Malaisienne, lui accordant des concessions d’un total de 470.000 ha dans les régions de la Cuvette (au Nord) et de Sangha (au Nord – Ouest). Atama dit vouloir développer des plantations de palmiers à huile sur 180.000 ha de ces concessions.

  • En République Démocratique du Congo, le palmier à huile cultivé est destiné à la production de Biodiesel.

  • Au Gabon, des investisseurs étrangers cultivent du riz destiné à l’exportation dans les pays du Golfe et les plantations de palmier à huile assurant la production d’huile de palme, destinée à l’exportation pour la production de biodiesel à Singapour.

  • Au Bénin, les chinois cultivent d’une part, des légumes et du maïs pour leur consommation en Chine, selon Bodéa Simon (Secrétaire Administratif de Synergie Paysanne), et d’autre part, ils cultivent de la canne à sucre pour la production de sucre destiné à l’exportation en Chine. Le China National Complete Import and export Corporation Group (COMPLANT) a fonctionné comme un bureau d’aide étrangère pour la Chine jusqu’en 1993; il négocie aujourd’hui à la bourse de Shenzhen et son principal actionnaire est le State Development & Investment Corporation, le plus important holding appartenant au gouvernement chinois. En 2010, une filiale de COMPLANT, Hua Lien International, a annoncé son intention d’établir une collaboration entre COMPLANT et le Fonds de développement Chine-Afrique (5 milliards de dollars US) pour mettre en place une production d’éthanol dans divers pays africains. Les trois sociétés prévoient de lancer leur collaboration au Bénin et de se déployer dans d’autres pays dans les années à venir. Cette collaboration s’appuiera sur les nombreux récents investissements de COMPLANT dans la production de canne à sucre et de manioc, dont une plantation de 18.000 ha en Jamaïque, une plantation de 4.800 ha de canne à sucre et de manioc au Bénin, une plantation et une usine de canne à sucre de 1.320 ha en Sierra Leone ; COMPLANT avait aussi annoncé en 2006 son intention d’agrandir ses terres de la Sierra Leone à 8.100 ha pour y démarrer la culture du manioc.

Un constat s’impose

Le plus souvent, les investisseurs travaillent dans la discrétion pour ne pas dire dans le plus grand secret, car le sujet est politiquement et socialement sensible. De ce fait, il n’est pas toujours facile d’avoir des informations y relatives, surtout aux niveaux local et national. L’ONG Nature Tropicale et le syndicat Synergie Paysanne en ont fait les frais auprès des accapareurs Chinois et Koweitiens au Bénin. En effet, il y a quelques mois, ces derniers ont refusé de recevoir les premiers, lors d’un tournage de film sur la question dans ce pays.

Sur les 416 cas d’accaparement de terres que nous avons identifiés, 228 cas sont en Afrique. Ainsi,

  • Certains veulent protéger les flux financiers et le modèle agricole qu’ils perpétuent, en rendant les contrats et les accords « gagnant-gagnant » pour les deux parties contractantes. Si les accapareurs gagnent avec leur business, que gagnent les petits agriculteurs dépouillés des terres qui ont nourri leurs ancêtres, leurs grands-parents et parents, et qui les ont nourris jusqu’ici ?

  • D’autres considèrent qu’il n’y a rien de positif pour les nationaux dans ces affaires d’accaparement de terres. De ce fait, ils mobilisent des résistances pour arrêter cette tendance, et mettre en avant la souveraineté alimentaire comme vraie solution à la crise alimentaire.

Tableau 1: Pourcentage des terres agricoles déjà sous contrôle des intérêts étrangers pour la production agro-alimentaire dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre.

Pays concernés

Taux par pays
(pourcentage)*

Surface louée ou vendue aux investisseurs
étrangers pour une production alimentaire

Bénin

Terres arables:10%
Terres agricoles: 3%
Superficie totale: 2%

236 100 ha

Gabon

Terres arables: 128%
Terres agricoles: 8%
Superficie totale: 2%

415 000 ha

Ghana

Terres arables: 21%
Terres agricoles: 6%
Superficie totale: 4%

907 000 ha

Guinée

Terres arables: 56%
Terres agricoles: 11%
Superficie totale: 7%

1 608 215 ha

Liberia

Terres arables: 434%
Terres agricoles: 67%
Superficie totale: 16%

1 737 000 ha

Mali

Terres arables: 6%
Terres agricoles: 1%
Superficie totale: 0.3%

372 167 ha

Nigeria

Terres arables: 2%
Terres agricoles: 1%
Superficie totale: 1%

542 500 ha

République du Congo

Terres arables: 134%
Terres agricole: 6%
Superficie totale: 2%

670 000 ha

République Dém. du Congo

Terres arables: 6%
Terres agricoles: 2%
Superficie totale:0.2%

401 000 ha

Sénégal

Terres arables: 12%
Terres agricoles: 5%
Superficie totale: 2%

460 000 ha

Sierra Leone

Terres arables:46%
Terres agricoles 15%
Superficie totale: 7%

501 250 ha

* Accords fonciers avec des investisseurs étrangers en pourcentage de la surface agricole du pays (chiffres FAO pour 2009, sauf indication contraire) où : « terres arables » signifie surfaces utilisées par les cultures temporaires, les prairies temporaires, les jardins maraîchers et familiaux et les jachères temporaires ; « terres agricoles » comprend à la fois les terres arables, les récoltes permanentes et les prairies et pâturages permanents (pacage des troupeaux) ; et « superficie totale »représente la superficie des terres d’un pays, y compris les surfaces recouvertes par les étendues d’eau intérieures (cours d’eau, lacs, etc.), mais pas les eaux côtières territoriales. Les chiffres ont été arrondis.

La production agro-alimentaire présentée par le tableau 1 est surtout destinée à l’exportation alors qu’en Afrique de l’Ouest, il y a un problème d’insécurité alimentaire qui se pose comme en témoignent les chiffres du tableau 2.

Tableau 2: Statistiques de la sécurité alimentaire dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest.

Pays

Population totale

Nombre de personnes
sous-alimentées 

Prévalence de la
sous-alimentation 

Bénin

8.4 millions

1.0 million

12%

Mali

12.4 millions

1.5 million

12%

Niger

14.1 millions

2.3 millions

16%

Sénégal

11.9 millions

2.3 millions

19%

Source: FAO, Statistiques de la sécurité alimentaire 2006-2008

Des Etats (Koweït, Chine, Arabie Saoudite, Libye, le Millenium Challenge Account et le Millenium Challenge Corporation, etc…) et des multinationales/ sociétés (Bolloré, Addax, etc…) ont livré l’Afrique à l’agrobusiness (GRAIN 2010). Ainsi, le Sénégal, le Libéria, le Mali, le Ghana, le Bénin, etc…ont fait, chacun à sa manière, l’expérience du MCA. Ces pays, à tort ou à raison, lient le financement des projets de leurs pays à la docilité aux exigences du MCA/MCC. Or, l’expérience sud-américaine a montré que ce n’est pas toujours le cas, surtout si le gouvernement prend une direction qui déplait à Washington. C’est ainsi que le financement fourni au Nicaragua a été interrompu, quand les sandinistes ont été élus au pouvoir. En revanche, le financement MCC s’est poursuivi après le coup d’état illégal de 2009 au Honduras… »

Le constat qui s’impose est que l’accaparement des terres se fait toujours dans l’intérêt des accapareurs, au détriment des populations des pays où les terres sont accaparées. Et c’est ce qui explique le secret qui entoure ces projets, pour éviter des soulèvements et des révoltes.


Article originellement publié par l'ONG Grain. Repris ici sous licence Creative Commons

Le défi de la souveraineté alimentaire

Bien plus que la souveraineté monétaire du Professeur Agbohou, l’un des principaux défis auxquels devra faire l’Afrique est celui de la souveraineté alimentaire. Avec une population qui va doubler dans les 30 prochaines années pour atteindre les 2 milliards d’habitants en 2040-2050, les pays africains qui se trouvent déjà dans une situation alimentaire précaire, doivent absolument revoir l’organisation actuelle de leurs politiques alimentaires sous peine de s’exposer à de graves crises et de s’enfoncer davantage dans la mendicité internationale.

De l'importance de protéger le monde rural

Malgré l’urbanisation très rapide du continent (20 % d’urbains en 1970, 30 % en 1990 et 40 % en 2010), des millions de personnes vivent encore dans les campagnes africaines. Ces paysans, qui sont souvent exclus de l’éducation ou de l’accès à l’énergie, polluent peu, subviennent à leurs propres besoins, luttent contre l’avancée du désert ou contre la déforestation et sont les derniers garants de la vivacité des cultures africaines. Pour toutes ces raisons, nous pensons que la protection du monde rural et sa pérennisation doivent être une priorité pour les équipes dirigeantes africaines dans les années à venir.

Comme le dit le journaliste d’investigation Michel Collon, l’agro-business est un fléau pour les campagnes et le monde rural. En effet, avec sa mécanisation extrême et la concentration économique qui lui est inhérente, l’agriculture intensive peut bénéficier d’économies d’échelle et produit à des prix toujours plus bas, tuant les exploitations familiales ou coopératives qui sont le squelette du monde rural. Ne pouvant pas lutter sur le plan de la compétitivité économique, les petites exploitations jettent au chômage un grand nombre de paysans : en effet seule une infime partie d’entre eux sera réemployée dans les nouvelles structures agro-industrielles et la majorité des autres paysans n’a pas les outils nécessaires pour se former à de nouveaux métiers. Nous pensons donc qu’il faudrait sauvegarder les petites exploitations et subventionner l’agriculture rurale en garantissant un prix d’achat au producteur.

Les subventions : une nécessité

Cette pratique fera hurler les adeptes du marché et de la sacro-sainte concurrence. Seulement ceux-ci ne semblent ou ne veulent pas comprendre que les plus grandes puissances agricoles du monde (USA et Union Européenne en tête) ont longtemps protégé et continuent encore à protéger leurs producteurs à l’aide de subventions déguisées et de quotas de production qui faussent totalement la concurrence. Cette politique de subvention permettra aux paysans de vivre de leur métier en gagnant un peu d’argent et cela aura probablement pour effet de relancer la production vivrière africaine qui s’est petit à petit éteinte au profit des cultures d’exportation (ex. cacao) souvent plus lucratives. A l’heure actuelle, le Sénégal consomme annuellement 750.000 tonnes de riz et en produit moins de la moitié.

La perte de compétitivité de l’agriculture vivrière africaine est due à l’importation massive de céréales comme le maïs ou le riz sur les marchés mondiaux et à des prix défiant toute concurrence car subventionnés. Cet avantage apparent d’obtenir du riz ou du maïs sur les marchés internationaux à des prix bas, est en réalité un piège pour l’Afrique. Pour en être convaincu, faisons une analogie avec le premier choc pétrolier. Alors que leurs systèmes énergétiques (électricité et transport) reposaient en grande partie sur le pétrole à bas prix du Moyen-Orient, les économies occidentales se sont retrouvées prises au piège avec l’augmentation unilatérale du prix du Pétrole décidé par les pays de l’OPEP en 1973. Cette augmentation, discrètement soutenue par les multinationales pétrolières, a consisté en une multiplication brutale du prix du pétrole par 5. Elle a rappelé aux économies occidentales leur dépendance stratégique et leur fragilité face à des évènements qu’elles ne pouvaient pas toujours contrôler. Depuis ce premier choc, des politiques énergétiques volontaristes ont été menées un peu partout en Occident, avec notamment l’augmentation du parc nucléaire en France (85% de l’électricité française est aujourd’hui d’origine nucléaire) et la production de voitures plus économes en Europe puis aux Etats-Unis.

Des tensions alimentaires déjà palpables

De manière analogue au choc pétrolier, les pays africains qui se rendent dépendant du riz thaïlandais ou du maïs américain, s’exposent à des “chocs céréaliers” et fragilisent leur capacité à sécuriser l’alimentation de leurs populations jeunes et en forte croissance. Ces chocs céréaliers ou alimentaires ne sont pas des vues de l’esprit : ils existent déjà. En 2008 beaucoup de pays sahéliens d’Afrique et certains pays pauvres comme Haïti ont connu des tensions populaires appelées « émeutes de la faim ». Or comme le dit le Professeur Marcel Mazoyer, ces émeutes sont plutôt des émeutes de la pauvreté, face à des prix qui ont littéralement explosé sur les marchés mondiaux. Ainsi le prix du blé a été multiplié par 2 en seulement 3 ans passant de 150 à 310 dollars la tonne entre 2005 et 2008. La tonne de riz a également doublé entre 2004 et 2008 passant de 200 à 400 dollars. De telles hausses des prix alimentaires n’avaient pas été observées depuis le début des années 1970. Beaucoup de pays africains importateurs de la quasi-totalité de leur consommation alimentaire et qui ont pourtant les capacités hydrologiques et humaines pour subvenir à leurs besoins, s’exposent ainsi en permanence à la volatilité des prix sur les marchés céréaliers (ex. bourse de Chicago) et à la hausse des prix…du pétrole !

En effet, en plus de l’augmentation des prix mondiaux en raison d’une demande de plus en plus forte (Chine, Inde, Afrique), le riz venant du Vietnam ou du Thaïlande devient encore plus cher pour nos économies en raison de l’augmentation des cours du pétrole. L’importation des céréales depuis les lointaines contrées asiatiques nécessite de longs voyages et consomme beaucoup de carburant, un dérivé du Pétrole. Quand on sait que le prix du baril de Pétrole brut était d’un peu moins de 30 dollars en 2003 et qu’il était de 80 dollars en 2011, on comprend mieux pourquoi les prix du riz et des céréales ont explosé. Ainsi le prix final de ces produits, c’est à dire le prix du marché + le coût du transport, a en réalité quadruplé pour les économies africaines entre le début des années 2000 et 2008. Peut-on raisonnablement continuer à s’exposer à de telles hausses ?

Etant donné que la moralisation du capitalisme est une utopie et que les marchés continueront à spéculer sur une chose aussi vitale que les produits céréaliers, nous devons nous concentrer sur les facteurs sur lesquels nous pouvons influer afin de réformer notre situation alimentaire. D’où la question : comment pourrait-on faire pour sortir de cette dépendance alimentaire ?

Solution 1 : diversifier l'alimentation de nos pays (moins de céréales) : Bien que les céréales permettent de nourrir des populations importantes comme en Asie du Sud-Est avec le riz, l’Afrique se doit absolument de réduire sa dépendance céréalière. L’augmentation nécessaire de la production alimentaire pourra par exemple être supportée par les tubercules et les fruits et légumes. Cette solution intéressante est défendue par le professeur Moussa Seck du PANAAC.

Solution 2 : privilégier les filières vivrières : Les filières exportatrices comme le Cacao doivent bel et bien être abandonnées à moyen terme. Les produits agricoles nécessitent beaucoup de force de travail, d’importantes surfaces cultivables et de grandes quantités d’eau. Or les surfaces cultivables et l’eau vont devenir des “denrées” de plus en plus rares dans le monde et en Afrique, notamment en raison du réchauffement climatique, de l’avancée du désert et de l’achat massif de terres africaines par des pays asiatiques. De plus, les produits agricoles ne sont pas des produits à très haute valeur ajoutée : l’exportation de produits agricoles, hormis exceptions, n’a pas de réel impact dans l’économie d’un pays. Nous pensons donc que les pays africains doivent trouver d’autres sources de revenus et progressivement consacrer toutes leurs terres cultivables au besoin fondamental de l’alimentation. Enfin, et en raison du défi alimentaire qui nous attend, nous considérons la production de biocarburant comme une stratégie dangereuse.

Solution 3 : Subventionner la production avec un prix d’achat garanti au producteur : Comme nous l’avons expliqué plus haut, la subvention n’est pas un crime. Et il faudrait que nos pays osent se rebeller contre les organisations internationales comme l’OMC qui en réalité ne font que défendre les intérêts de quelques grands pays et de quelques multinationales comme Cargill.

Solution 4 : Utiliser les espaces économiques sous régionaux pour organiser la production : La zonation climatique de l’Afrique, en raison de son étalement en longueur, devrait nous permettre de disposer de tous types de produits alimentaires. En Afrique de l’Ouest, on pourrait ainsi utiliser les différences climatiques entre le Sahel et la zone humide (Guinée, Côte d’Ivoire etc) pour produire et exporter entre pays voisins. C’est ce qui se passe à l’échelle de l’Europe où la France produit des céréales et du lait, tandis que l’Espagne assure la production d’agrumes. Cependant cette solution nécessite une forte intégration sous régionale et elle pourrait servir à redonner un second souffle aux entités quasi-vides que constituent la CEDEAO ou la CEMAC.

Solution 5 : Utiliser une partie de l’argent des matières premières énergétiques pour le secteur agricole : L’exploitation pétrolière africaine, en hausse constante depuis des décennies, continuera à croitre dans la décennie à venir. Les bassins sédimentaires restent encore relativement peu explorés et la production pétrolière (et bientôt gazière) africaine contribuera de plus en plus à enrichir nos économies. Cette manne financière, au lieu d’être dépensée dans des projets immobiliers ayant peu d’impact sur la vie des populations, doit être en partie consacrée à la subvention et la formation de nos paysans. La fausse bonne idée est de se dire “Puisque nous avons de l’argent, allons acheter sur les marchés internationaux”. Il faut consacrer une partie de notre argent à la production et nous devons produire avant tout pour notre consommation. Toute autre logique serait suicidaire, dans ce siècle de réchauffement climatique et d’émergence de nouvelles puissances comme l’Inde ou la Chine.

Ces solutions ne sont que des esquisses de ce qu’on pourrait faire et devront nécessairement être discutées et mises en oeuvre avec le concours des principaux concernés c’est à dire les paysans. Nous avons le devoir de nous départir de nos habitudes coloniales de l’intellectuel en costard qui vient donner les orientations nées de son étude théorique. La sauvegarde de nos richesses culturelles et environnementales ainsi que les désastres entrainés par cette attitude dans le passé doivent nous pousser à intégrer le monde rural à toute décision qui a un impact sur son organisation et sur ses habitants.

Les défis qui nous attendent sont grands et celui de l’alimentation est peut-être, avec celui de l’eau, le plus important auquel l’Afrique devra faire face dans les décennies à venir mais ça nos hommes politiques n’en parlent pas…

Fary NDAO, article initialement paru chez notre partenaire Njaccar