Pour l’égalité dans l’héritage au Maroc

photo-article-salmaA l’occasion de la journée mondiale de la femme, l’association progressiste Autre Maroc a organisé un sit-in sur la place des droits de l’Homme à Paris afin d’appeler à une réforme du code successoral. Au Maroc, cette revendication est portée par de nombreux intellectuel-le-s, associations féministes et juristes. La position officielle de l’Etat marocain, représentée par le conseil des oulémas, décrète le code de l’héritage -adopté en 1958- irréformable en raison de son caractère «sacré». C’est dans ce contexte que l’association Autre Maroc lance ce débat afin de contribuer à l’émergence d’une lutte pour une réforme juste et consciente des discriminations à l’égard des démunis, des exclus et des femmes stigmatisées et conditionnées par la domination patriarcale.

A première vue cette revendication peut sembler culturaliste et en contradiction avec l’esprit religieux et communautaire dominant. En effet, les détracteurs de la réforme du code successoral insistent sur le fait que les lois sont aujourd’hui le reflet des rapports de forces et de la structure socio-économique de la société marocaine et par conséquent, il serait légitime que les hommes soient favorisés par le mode successoral. En d’autres termes, le rôle des hommes dans la création de richesses justifierait leur part plus importante de l’héritage. De même, ils invoquent le fait que les femmes seraient prises en charge matériellement par les hommes. Ces arguments se calquent sur une conception de la famille fortement influencée par une interprétation anhistorique de la religion musulmane. Ce modèle familial correspond en effet à la société guerrière, tribale et patriarcale dans laquelle les textes fondateurs de l’islam ont vu le jour.

Dans la pratique, les marocains recourent de plus en plus aux tribunaux pour le partage de leur succession alors que celui-ci est censé se régler à l’amiable. Les litiges successoraux se placent au second rang parmi les affaires civiles, après les questions de divorce. Outre les questions de titrisation et de mariage coutumier, les dispositions du code de la famille restent à l’origine des nombreux contentieux. Ce mode successoral peut paraître compliqué mais il repose pourtant sur des règles de base assez simples et qui le rendent intelligible et permettent de déceler l’esprit de la loi.

La première règle est celle du tafāḍul qui consiste à accorder aux héritiers mâles le double de la part que reçoivent les héritières de même degré. Les juristes musulmans se sont basés sur le verset suivant : « Voici ce qu’Allah vous enjoint au sujet de vos enfants : au fils, une part équivalente à celle de deux filles».  Cette règle ne s’applique pas dans le cas où la mère reçoit une part égale à celle du père en application du verset suivant «Quant aux père et mère du défunt, à chacun d’eux le sixième de ce qu’il laisse, s’il a un enfant. S’il n’a pas d’enfant et que ses père et mère héritent de lui, à sa mère alors le tiers».

La seconde règle est celle de la distinction entre les héritiers «réservataires» et «agnats». Les réservataires (al-waraṯa bi al-farḍ) sont ceux qui reçoivent des quotes-parts fixes, généralement mentionnées dans les textes religieux. En vertu de l’article 337 du code de la famille, les héritiers réservataires sont la mère, les descendants et ascendants féminins, le conjoint-e, le frère utérin et la sœur utérine. La seconde catégorie d’héritiers comprend les agnats (al-waraṯa bi at-taʿṣīb), c’est-à-dire les ascendants et descendants masculins dont la lignée n’est pas séparée par une femme. L’article 338 du code de la famille précise que l’ordre des agnats est le suivant : le fils, le père, le grand père, le frère utérin, le cousin germain etc. En pratique, les héritiers réservataires prennent les parts légales selon leurs quotes-parts respectives et lorsque la succession n’est pas entièrement absorbée par ces derniers, le reste est accordé aux agnats en vie au moment du décès et qui se trouvent en tête du classement.

Une vision partielle tend à réduire le problème du mode successoral marocain à la seule question du tafāḍul tandis que le problème réside principalement dans la définition de la quote-part de chaque héritier et dans l’étalement de la succession à un très grand nombre d’héritiers. Le code de la famille érige les grands parents en héritiers réservataires et ils obtiennent un tiers de la succession. En cas de présence d’enfants dans le couple, la conjointe obtient 12,5% seulement de la succession. Lorsqu’une famille n’est constituée que de femmes, celles-ci n’héritent pas de l’ensemble de la succession car elles sont réservataires, elles n’obtiennent que des quotes-parts fixes et ne peuvent être agnates par elles-mêmes. Dans ce cas, le premier de la liste des héritiers agnats reçoit la part restante. Il peut s’agir du frère du défunt, de son cousin ou d’un agnat lointain.

Force est de constater que ce mode de succession ne privilégie pas forcément les descendants par rapport aux ascendants. D’autant plus qu’il favorise les héritiers de sang de manière à ce que la conjointe ou le conjoint ne jouissent d’aucune protection. Des héritiers lointains peuvent hériter alors qu’ils n’ont de commun avec le défunt que le lien agnatique. Il va sans dire que les principes fondateurs de ce mode successoral rappellent les sociétés tribales cimentées par les liens agnatiques. Quant à la cellule familiale, elle était élargie dans le sens horizontal (frères, cousins germains etc.) et vertical (ascendants et descendants). On peut considérer que la présence de telles structures familiales rendait légitime un tel étalement de la succession.

Toutefois, le Maroc postcolonial a connu un changement radical en termes de structures familiales en raison de l’urbanisation de la société et de la modernisation de l’économie. La famille élargie a laissé progressivement place à ce que les sociologues de la famille appellent la famille nucléaire. Il s’agit de la famille conjugale qui constitue de nos jours une entité économique autonome. Selon les statistiques du Haut-Commissariat au Plan, la taille moyenne des familles au Maroc est de 5,58. Par ailleurs, la différence entre le milieu urbain et le milieu rural n’est que d’un point seulement. Même s’il existe toujours des familles de type élargi, la famille nucléaire est incontestablement devenue le modèle majoritaire et dominant.

Les nombreux dysfonctionnements de l’application du code de l’héritage témoignent de l’obsolescence de ses fondements théoriques.  Il existe en effet des familles de femmes qui, en plus d’être appauvries par le décès du père de famille, se trouvent obligées de racheter la part des héritiers agnats sous peine de devoir vendre leur logement principal. Une  telle situation peut également se produire en présence d’un ascendant de sexe masculin dans le cas où les parents du défunt sont encore vivants au moment du décès. Il peut ainsi en résulter un tort vis-à-vis des enfants qui ont davantage besoin de la succession que leurs grands-parents.

Malgré les nombreux drames familiaux, on relève l’absence quasi-totale de débat autour de cette question. Ce silence témoigne d’un double problème. Premièrement, le système économique actuel semble consacrer une forme de domination masculine qui tend à appauvrir les femmes et à concentrer les capitaux et les richesses entre les mains des hommes. Le second problème est d’ordre culturel. L’islam officiel incarné en partie par le conseil des oulémas tend à s’attacher aux lectures littéralistes lorsqu’il s’agit de jurisprudence relative au code de la famille. D’autant plus que la culture dominante semble faire du statut de la femme un marqueur majeur de l’islamité de l’ensemble de la société.

Pourtant, il existe dans le “monde musulman” des spécialistes du droit musulman qui se fondent sur les textes sacrés de l’islam afin d’appeler à une refonte du code de la succession. Partant du constat général de l’obsolescence du code successoral classique, ils ont recours à une lecture rationnelle du Coran fondée sur l’historicité des textes coraniques et des hadiths et mettent ainsi en avant les visées du droit (maqāṣiḍ aš-šarʿ). Plusieurs pays ont introduit des réformes du code de l’héritage dans le but d’éviter les situations les plus critiques. En Tunisie et dans plusieurs pays de tradition shiite, les héritiers agnats sont évincés en cas de présence d’héritières réservataires. Introduire des situations exceptionnelles au nom de l’intérêt général (maṣlaḥa) semblerait plus réaliste, même si cette proposition a déjà été rejetée par le conseil des oulémas en 2008. Il est également possible d’introduire un droit d’usufruit au conjoint en cas de décès comme dans la majorité des codes de succession à travers le monde. Cela permettrait dès lors de protéger la famille nucléaire sans pour autant toucher aux fondements de l’interprétation dominante des textes religieux.

Dans ce contexte, la prise en charge de la réforme du code de succession demande du courage politique et l’instauration d’un mouvement solide qui ne considère pas l’égalité des sexes comme unique priorité. Il s’agit bien au contraire d’un travail horizontal plus large qui vise à garantir la justice sociale, la démocratie, les libertés et l’égalité entre les sexes.

Un article de Salma Hargal et Montassir Sakhi initialement paru sur le site de notre partenaire Arabsthink

Pour le pouvoir algérien, la société ne doit pas conquérir la sphère publique

une_algerieOccuper l’espace public en Algérie ? Cette idée demeure inconcevable pour le régime algérien. Depuis la signature par l’ex-chef du gouvernement, Ali Benflis, le 18 juin 2001, d’un arrêté interdisant les marches à Alger, l’appareil répressif est déployé  en vue de mater toute activité organisée dans la rue. Les organisations qui tentent de manifester ou qui essayent d’observer des rassemblements dans la capitale, voient leurs militants arrêtés, embarqués à bord de fourgons de police et incarcérés dans les cellules de commissariats. Le scénario se perpétue depuis une décennie avec son lot multiforme de violations des libertés.

Mais pourquoi le pouvoir algérien empêche-t-il toute expression dans l’espace public ? Pourquoi ne veut-il pas concrétiser ce droit, pourtant garanti par la Constitution ? La réponse peut paraître subjective, mais elle est toute trouvée pour le régime, sous prétexte d’impératifs sécuritaires. Laisser les militants et citoyens s’exprimer dans la sphère publique, porte pour le régime l’inacceptable risque d’éveil de la société. Le travail de conscience n’est en aucun cas tolérable pour le pouvoir. Car si la presse algérienne jouit d’une certaine liberté de ton et que les journalistes arrivent à publier des écrits que leur envient leurs confrères des pays arabes, l’espace public demeure une chasse gardée pour le régime. Cette phobie, cette peur constante, loin de répondre à des considérations sécuritaires, guide l’action des pouvoirs publics. Il est indéniable que les libertés gagneraient du terrain si les Algériens arrivaient à s’exprimer et se rassembler en dehors du cadre privé dans lequel ils sont confinés.

Pour mieux comprendre cette aliénation, assister à un rassemblement de X association permet de mesurer la capacité de violation des libertés qu’exerce le pouvoir algérien.  En réalité, c’est l’effet de contagion qu’il craint, et notamment lorsqu’une action est organisée dans un quartier populaire d’Alger, entendre par là les quartiers comme Mohamed Belouezdad, Bab el Oued, la basse Casbah ou la place des Martyrs.

En laissant les organisations libres de tout mouvement, et en les laissant exprimer leurs revendications sans contrainte, le régime jouerait sa survie, ceci pour étayer le fond de la pensée des détenteurs du pouvoir de décision. L’aspect sécuritaire n’est pas fondé. En effet, que coûterait un sit-in deux trois heures, dûment organisé et encadré? Non, le régime algérien ne veut pas d’une expression libre de la société. Il l’infantilise, la brutalise, l’abrutit, la culpabilise pour ne pas à se retrouver face à des contre-pouvoirs citoyens.

Mais en cette conjoncture et au regard de la situation politique précaire en Algérie, avec des partis politiques qui ne jouent pas, pour la plupart, leur rôle d’intermédiaires avec la société, il est fort possible d’imaginer la chute du système si un minimum de 20 000 personnes se rassemblaient sur la place du 1er mai (Alger). Pour éviter ce scénario, le régime met en branle tout un arsenal afin de faire avorter dans les esprits la faisabilité d’une telle thèse.

Pour rester dans un schéma simple, imaginons le déferlement de plusieurs milliers d’Algériens, soulevant une seule revendication : la fin du régime actuel. Les agents de l’ordre ne pourraient pas contenir un tel afflux de jeunes. Utiliser les armes pour les stopper ne serait pas la meilleure solution pour le régime algérien, compte tenu des tristes résultats enregistrés en Tunisie et en Égypte, qui ont chacune comptabilisé la mort de plus de 500 personnes, menant au départ des présidents déchus Ben Ali et Moubarak.

De la place du 1er mai, les centres de décision du pays ne se trouvent pas très loin. La Présidence, le Ministère de la Défense, le Palais du gouvernement qui abrite le Premier Ministère et le Ministère de l’Intérieur, autant dire que des rassemblements parallèles et instantanés pourraient être tenus simultanément en heure et en espace. Le régime, dans une logique de pérennisation de son fonctionnement actuel lui permettant de continuer à profiter de la rente des hydrocarbures, est dans la reproduction d’une perpétuelle tactique qui consiste à utiliser tous les moyens de répression possibles sans effusion de sang.

Si des marches et rassemblements sont tolérés en dehors d’Alger, c’est uniquement parce que le régime ne peut plus contenir le volume de la protestation qui ronge toute les franges de la société. Ce genre de manifestations pacifiques est à encourager si elles inscrivent dans le cadre de la promotion de la citoyenneté et de la consécration d’un Etat de droit. Mais, force est de constater que les enjeux sont à Alger. La capitale, forte et fragile à la fois, ne doit pas, pour le régime, devenir le théâtre de la contestation populaire et civique, radicale et citoyenne.

 

Un article de Mehdi Bsikri initialement paru sur Arabthink

Algérie : l’impasse d’un système verrouillé

L'incertitude politique créée par l'hospitalisation du président algérien Abdelaziz Bouteflika, plus que la maladie d'un homme est un symptôme de la dérive entière du système politique : absence d'institutions fortes et indépendantes, guerre de clans et d'intérêts, personnalisation du pouvoir. Il n'est pas certain que cela soit amené à changer.


Depuis quelques jours, les commentateurs de la politique algérienne ont pu observer le remarquable changement dans la stratégie de bouteflika-malade-930_scalewidth_630communication du gouvernement. Pendant la longue absence d’Abdelaziz Bouteflika (hospitalisé à Paris depuis le 27 avril), la rétention de l’information a été totale, contrastant avec la transparence des autorités sud-africaines sur l’hospitalisation de Nelson Mandela. Ce changement a sans doute été motivé par les rumeurs les plus alarmantes, autant dans la rue que dans la presse, annonçant « la fin de Bouteflika »[1].

A travers la maladie du président, l’état d’incertitude politique qui règne à Alger témoigne de la dérive permanente de tout un système, incapable de faire émerger de véritables institutions et toujours empêtré dans des guerres de clans, de groupes d’intérêt et de personnes.

Le président Bouteflika est malade, c’est un fait. Au-delà du constat, la stratégie de communication officielle révèle à nouveau le mépris permanent du gouvernement pour son peuple. Si l’on omet le caractère baroque d’un président qui se fait soigner à Paris alors que des malades essayent, à Alger, d’attirer l’attention des autorités sur le manque d’infrastructures hospitalières, les modifications intervenues dans  les déclarations des officiels sont tout aussi évocatrices. Ce qui était au départ un « mini-AVC » est devenu un AVC à proprement parler, et la « convalescence » s’est transformée en « rééducation fonctionnelle ». Le premier ministre, Abdelmalek Sellal, s’étonnait, dans un récent séminaire sur la communication institutionnelle, que l’on s’intéresse autant à l’état de santé du président. Fausse bêtise ou vraie mauvaise foi, peut-être faudrait-il rappeler à M. Sellal que dans un régime politique hyper-présidentiel où les actions sont directement impulsées par le chef de l’Etat, la capacité du président de la République à gouverner est un sujet d’intérêt pour l’ensemble de la population.

Ainsi, des figures de la société civile, des responsables politiques et des personnalités historiques ont appelé à l’application de l’article 88 de la Constitution qui dispose : « lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil Constitutionnel, se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement ». Le quotidien El Watan rapporte que le Conseil constitutionnel a envisagé de se saisir du dossier, une initiative légale et responsable qui s’est malheureusement heurtée au refus de Tayeb Bélaïz, président du Conseil, ex-ministre de la Justice et proche du clan présidentiel. Ce blocage, absolument scandaleux, mais dont personne ne semble s’émouvoir outre mesure, n’a rien d’anormal dans un pays qui vit sous le joug de l’autoritarisme depuis son indépendance.

La dictature, telle que l’a toujours connue l’Algérie, n’est cependant pas la seule responsable de la forfaiture. Cette dernière est aussi le résultat d’une pratique politique mise en œuvre par le président Bouteflika, qui a méprisé la loi, humilié les institutions, et marginalisé le peuple. Les exemples ne manquent pas, des multiples viols constitutionnels à la gestion de la crise du Printemps noir[2]. Cette paralysie est l’aboutissement d’une excessive personnalisation des rapports de pouvoir à tous les niveaux, et des allégeances claniques qui ont vidé les institutions de toute moelle politique, et piétiné les principes fondamentaux qui régissent l’Etat de droit.

Le mélange des genres n’est pas nouveau à Alger. Le déplacement à Paris du général Gaïd Salah, chef d’Etat major de l’armée, et du premier ministre Abdelmalek Sellal pour recevoir les directives du président, illustre bien les rapports de force entre les différents centres de décision. Dans la ligne droite du changement de stratégie dans la communication sur la maladie du Président, la télévision nationale, suivie par d’autres chaînes privées, a retransmis les images d’un président âgé, fatigué et malade, pour tenter d’apaiser les tensions. Loin d’obtenir les effets escomptés, ces images n’ont fait que renforcer le sentiment que l’heure de tourner la page des années Bouteflika a sonné. Seule question en suspens : qui se fera adouber par l’armée pour être « calife à la place du calife » ?

Déjà, les candidatures, ouvertement annoncées ou suggérées par les « milieux autorisés », se multiplient. Parmi les candidats potentiels, les favoris sont d’anciens premiers ministres. Certains y pensent depuis longtemps, comme Mouloud Hamrouche, initiateur des réformes avortées de la fin des années 80. D’autres, comme Ahmed Benbitour, se découvrent des humeurs d’opposant après avoir été éjectés du sérail. D’autres enfin, à l’instar d’Ali Benflis, en hibernation depuis son échec à la présidentielle de 2004, commencent à s’agiter dans les coulisses et préparent leur retour sur le devant de la scène politique.

Mohamed-Chafik Mesbah, ancien colonel des services de renseignement et politologue, est le premier à avoir suggéré, dans la presse algérienne, le possible retour du général Liamine Zéroual, ancien Président de la République de 1995 à 1999, qui serait « le seul candidat consensuel ». Point commun à tous ces candidats potentiels, ils sont tous issus de la nomenklatura et ont occupé de hautes positions dans le gouvernement ou dans l’armée.

Hommes du sérail, hommes du passé, ces candidats témoignent que le changement du système politique n’est pas à l’ordre du jour. Le verrouillage de Bouteflika, qui a favorisé la promotion des courtisans par l’allégeance clanique, a annihilé toute émergence d’élites politiques et intellectuelles autonomes, issues des nouvelles générations. Malgré d’incontestables potentialités humaines, l’Algérie risque de subir cet héritage pour encore longtemps.

Par Aghilès Aït-Larbi 

Article publié initialement par notre partenaire ArabsThink

 


[1] Notamment l’hebdomadaire français  Valeurs actuelles et le quotidien algérien Mon Journal.

[2] Manifestations de Kabylie en 2001, au cours desquelles les gendarmes ont tiré à balles réelles sur les manifestants, faisant 126 morts et des dizaines de blessés.

 

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PJD au Maroc : Pourquoi on ne peut pas faire de bilan

Maroc, 25 Novembre 2011. Le parti de la Justice et du Développement remporte les élections législatives après un raz de marrée de quelques 107 sièges sur un total de 395. Une première pour ce parti qui, longtemps au sein de l’opposition, était habitué aux joutes verbales ciblant l’entourage royal. Sans surprise, c’est le charismatique Abdalilah Benkirane qui est alors nommé au poste de Chef du Gouvernement.

Si la logique veut que l’on puisse accoler au parti remportant les élections le titre de «Parti au  pouvoir», ce n’est pas exactement le cas dans ce nouveau contexte politique. On se trouve davantage dans une situation que certains titres étrangers préfèrent appeler «Cohabitation entre les islamistes et le Palais». Et c’en est presque une, car au sein même de cette cohabitation réside un exercice du pouvoir qui se fait dans un rapport de force non-équilibré où le plus habile politiquement l’a d’ores et déjà emporté.  Ce rapport de force, cette cohabitation et ce flou politique, font naturellement avorter d’avance toute tentative de réaliser un bilan de l’année écoulée. Car à l’heure actuelle, il est toujours difficile de savoir qui nous gouverne et selon quel programme. Cependant, au lieu d’un bilan, peut-être est-il nécessaire et plus pertinent de revenir sur deux ou trois points que nous jugeons essentiels de retenir et ayant respectivement rapport avec la pratique démocratique, la bonne gouvernance et le respect des droits de l’Homme.

Gouvernement parallèle non-élu

Quelques jours après la victoire du PJD, le palais ne tarde pas à placer ses pions sur l’échiquier. La première étape est en effet la nomination en masse d’ambassadeurs dans des pays stratégiques, et ce, sans prendre en considération l’avis du Conseil des ministres comme le stipule l’article 49 de la nouvelle constitution. Mais le palais ne s’arrête pas là et va jusqu’à nommer au poste de conseiller royal -poste qui rappelons-le n’a aucune existence constitutionnelle- des personnalités politiques dont entre autres, Fouad Ali El Himma, Yasser Zenagui et Taieb Fassi Fihri. Diverses personnalités ayant pour la plupart été fondateurs et partisans ou bien du PAM, du RNI ou de l’Istiqlal, des partis qui n’ont pas remporté les élections. Il se fait alors que ces personnalités correspondent de par leur expérience aux profils requis pour constituer un « gouvernement de l’ombre » censé régir véritablement cette fois-ci les affaires du pays, et cohabiter avec l’autre gouvernement constitué par le Chef du Gouvernement.

Image significative : A chacune des extrémités de la table, les ministres élus. Au centre, les conseillers du roi.

Image significative : A chacune des extrémités de la table, les ministres élus. Au centre, les conseillers du roi. Source : emarrakech.info

En additionnant ce second gouvernement au phénomène des ministères de souveraineté sévissant depuis des décennies, on ne peut alors se permettre de dire que les islamistes sont véritablement au pouvoir. On peut constater qu’ils se situent encore dans une période de conquête du pouvoir, alors qu’ils ont, ironie du sort, été élus. Ce qui ne peut être qu’une grave atteinte aux principes fondateurs de tout système démocratique.

 Grands chantiers coûteux et entrepris sans adhésion populaire

Pendant très longtemps, le régime politique marocain a eu pour habitude de prendre des décisions économiques hâtives, non-démocratiques, puisant dans le budget de l’Etat, le tout pour ne satisfaire que des intérêts personnels. L’exemple le plus éclatant n’est autre que celui du projet TGV initié par le Roi Mohammed VI. Un TGV marocain accordé à une société française sans réel appel d’offres et bafouant de ce fait et en premier tout principe démocratique. Le projet lancé officiellement en Septembre 2011 par Nicolas Sarkozy et le Roi du Maroc a jusqu’à ce jour fait couler beaucoup d’encre et suscité beaucoup d’indignation.

Un collectif d’associations a, sous le nom de StopTGV, lancé une campagne et une pétition. Le collectif tient à rappeler un élément important : le budget d’investissement, non sans prendre en compte des déficits prévisibles d’exploitation, s’élevait à quelques 25 milliards de dirhams (soit 2.25 milliards d’euros). Mais au-delà du coût extravagant du projet, le collectif s’indigne également du manque cruel d’information, de transparence et de concertation. Alors qu’à l’époque où le PJD était encore dans l’opposition, quelques députés de ce parti osaient remettre en question ce projet, nous assistons aujourd’hui à un silence assourdissant du PJD sur ce TGV au coût faramineux. Pire encore, il n’est question d’aucun débat public, hormis une campagne pro-TGV où la pensée unique régira naturellement le discours. On peut facilement en déduire que le projet TGV est tout simplement un chantier qui n’entre effectivement pas dans les prérogatives du gouvernement et que toute prise de décision le concernant relève des hautes sphères du palais, détenteur du véritable pouvoir.

Source : stoptgv.com

Ce projet ne reste finalement qu’un exemple parmi tant d’autres illustrant la réalité des mécanismes de prise de décision dans le domaine des grands chantiers au Maroc. Des chantiers coûteux qu’on ne peut pas annuler, dont on ne peut pas débattre, mais qui vont toutefois puiser abondamment leur budget dans l’argent public. En bref, des chantiers qui ne sont pas du ressort du gouvernement, ce dernier ne pouvant finalement servir que de pare-brise face aux polémiques et aux critiques, comme c’est actuellement le cas. Pour plus d’informations voir le rapport de CAPDEMAà ce sujet.

Droits de l’Homme bafoués

Le mouvement contestataire du 20 Février fut, tout juste après les élections, relativement affaibli politiquement. Il ne resta alors pour le système qu’à lancer quelques vagues successives d’arrestations arbitraires à l’encontre des militants du mouvement afin d’en étouffer les dernières forces vives et espérer ne plus entendre parler de cet élan contestataire. En effet, l’AMDH (Association marocaine des droits de l’Homme) compte à ce jour pas moins de 70 militants appartenant au mouvement et se trouvant derrière les barreaux après des procès expéditifs. Les plus connus et médiatisés restent le cas du rappeur Mouad El Haked, emprisonné pour une chanson publiée sur le réseau social Youtube ou encore Bachir Benchaib condamné à 12 ans de prison en raison de sa participation à une manifestation non-autorisée. Cela sans compter les violences quasi-hebdomadaires à l’encontre des manifestants qu’ils soient du mouvement 20 Février ou encore membres d’associations de diplômés chômeurs. Les journalistes ne sont pas épargnés, comme l’atteste l’agression du correspondant AFP, Omar Brousky il y a de cela quelques mois.

Le correspondant AFP Omar Brouksy agressé par la police à Rabat (source:AICPRESS)

Le plus déconcertant dans le domaine des droits de l’Homme au Maroc tient à une raison structurelle : lorsqu’il s’agit de mettre le Ministère de tutelle qu’est le Ministère de l’intérieur devant ses responsabilités indéniables lors de fréquents recours disproportionnés à la force, les associations se retrouvent confrontées à un ministère littéralement scindé en deux : l’un, mené par un ministre partisan du  Mouvement Populaire, et l’autre mené par un gradé des services de police qui n’a de comptes à rendre qu’au palais. Il ne reste alors qu’à deviner de quelle aile du ministère émane les ordres de répression.

Si le palais pense pouvoir continuer à tempérer la situation à travers cette « cohabitation » et à gagner du terrain politiquement pour passer sans nulle encombre sa pilule de la transition démocratique, c’est qu’il se trompe tout bonnement. En effet, si le parti de la Justice et du Développement a jusqu’à ce jour relativement gardé son calme, il peut toutefois et à tout moment, resserrer ses rangs et opter pour l’option de la rue. Il ne fait alors aucun doute que la première force politique du royaume, l’organisation non-autorisée mais toutefois tolérée d’Al Adl Wal Ihssan, proche du PJD, puisse être de la partie.  Et devant ce rapport de force, la gauche et le camp moderniste n’auront alors qu’à se faire spectateurs de ce qui se tramera dans le royaume.

Soufiane SBITI, article initialement paru sur le site de notre partenaire ArabsThink

Réformer l’agriculture en Algérie (2)

L’agriculture périurbaine soumise à l’urbanisation ? Le cas de Sétif

La thématique du grappillage urbain au détriment des terres rurales et agricoles est rarement évoquée. Après une chute du taux d’urbanisation des années 1970 aux années 1990, la croissance urbaine a connu une très nette reprise. Cette étude sur l’agriculture périurbaine à Sétif souligne plusieurs problématiques de fond qui méritent d’être soulevées. Les zones agricoles de Sétif sont touchées depuis des années par le phénomène d’extension urbaine à ses périphéries. Cette dynamique s’opère par un gain urbain sur la terre cultivable et comporte de nombreuses contraintes sociales inhérentes au processus. Par exemple, la proximité entre la ville et les productions a notamment stimulé la vandalisation des cultures –notamment des pois chiches – qui requiert la présence prolongée des agriculteurs pour surveiller leurs parcelles et mènent souvent à l’abandon de ce type de production. D’autres difficultés telles que la circulation routière ou le piétinement sont liées à la présence humaine accrue sur ces espaces.

La pression urbaine pose également problème dans la mesure où les zones agricoles périurbaines sont considérées comme des « réserves foncières » de la politique urbaine. En d’autres termes, l’étalement de la ville ampute systématiquement, partiellement voire totalement, des exploitations agricoles. Il existe certes des procédures de ré-affection dans des fermes pilotes ou relocalisations vers d’autres parcelles en ce qui concerne les terres louées à l’Etat et des compensations financières jugées insuffisantes pour les terres privées. Mais ces mesures n’annulent pas la dynamique d’extension urbaine peu contrôlée qui contredit les efforts annoncés en faveur du secteur agraire. L’auteur de cette étude insiste sur l’existence d’un taux de régression agricole (surfaces cultivées) plus élevé que celui de l’urbanisation. L’Algérie n’est plus un grand pays agricole et peinera sérieusement à revigorer son secteur en l’absence de solutions au problème du foncier agricole et d’une maîtrise de la croissance urbaine qui s’opère au détriment des terres cultivables alentours.

Témoignage amer d’un agriculteur de Sétif

Cet agriculteur d’une quarantaine d’années – que je nomme Hassan par volonté d’anonymat – tient absolument à livrer ses inquiétudes et impressions sur le quotidien d’agriculteur sétifien « toutes ces terres que tu vois là à perte de vue ne sont pas du tout exploitées ou que très partiellement. Ici, nous avons un réel problème d’eau tant dans nos maisons puisque nous n’avons toujours pas l’eau courante (il faut se lever tôt le matin remplir des bidons d’eau pour toute la journée) que dans nos champs qu’on peine à irriguer. L’agriculture est abandonnée et délaissée par le ministère chargé de s’en occuper. C’est très difficile surtout avec cette chaleur estivale. »

Hassan vit dans un quartier populaire de Sétif avec ses quatre enfants et sa femme sans emploi ; diplômé d’agronomie il déplore que sa qualification d’ingénieur ne soit nulle part reconnue et valorisée et qu’il soit prisonnier d’une situation financière extrêmement difficile et incertaine. « Ma fille entre à l’université cette année, j’ai une famille à nourrir et malheureusement je suis complètement endetté. A cause des grandes chaleurs et de l’absence d’eau pour irriguer, ma production a été très faible. En l’absence de soutien des autorités et livré à moi-même, j’avais pourtant souscrit à une assurance pour me protéger en cas de contraintes climatiques mais contrairement à ce que l’assureur m’avait affirmé oralement, la clause ne semble pas figurer dans le contrat. Je me demande vraiment comment je vais m’en sortir. » En plein mois de Ramadan alors qu’une atmosphère de vie au ralenti planait sur la ville de Sétif, il se rendait chaque jour pour contempler avec désespoir ses terres non exploitées «qui appartiennent en réalité à l’Etat ». Regrettant d’avoir quitté son précédent emploi et de se retrouver dans une telle précarité, Hassan est déterminé vers un objectif « redresser ma situation financière, acheter un petit local pour que mon fils aîné ouvre une épicerie ou un commerce car il n’a pas d’avenir dans l’agriculture, et je dois lui assurer un avenir. »

Il insiste sur le manque de ressources en eau qui constitue un problème incontournable et bloquant toute perspective de meilleurs rendements et de développement agricole, il poursuit : « l’eau c’est la vie, sans eau on ne peut rien faire. Le problème d’irrigation est primordial et on peut par exemple diviser Sétif en deux zones : la zone nord qui a relativement assez d’eau avec des précipitations convenables et dédiée à l’élevage bovin et la culture du blé ; et la zone sud beaucoup plus pauvre en eau et où l’on trouve cultures céréalières et élevage ovin. Moi je suis dans la zone sud d’où les difficultés que je rencontre. »

Hassan tente d’exposer le dilemme face auquel les agriculteurs sétifiens se trouvent « nous avons déjà creusé jusqu’à 150m de profondeur pour les conduits d’alimentation en eau et nous avons épuisé ces nappes phréatiques. Le ministère nous interdit formellement de creuser davantage mais en parallèle il ne propose aucune solution pour développer notre système d’irrigation et permettre l’approvisionnement en eau. Les paysans ne peuvent pas vivre et cultiver sans eau, alors l’irrigation illégale se développe face à l’inaction des responsables. On développe des forages ci et là sans autorisation et de façon anarchique mais la fraude est inévitable quand les autorités sont absentes et ne répondent pas aux besoins des gens du secteur. »

Les appels de détresse des agriculteurs ont touché diverses régions au cours des dernières années tandis que les autorités ont continué de négliger la nécessité d’une réforme structurelle, entre autre autour de la question foncière, de l’irrigation mais également en termes d’efficacité, gestion, recherche et obsolescence technique/technologique. Enfin, les entreprises de transformation alimentaire locales (produits laitiers etc.) demeurent encore trop rares pour certains produits de consommation courante. Il n’est plus possible de penser l’avenir de l’Algérie et des générations futures sans s’atteler au plus tôt à une véritable révolution agraire, au développement de l’industrie agro-alimentaire locale et à la réduction de sa dépendance alimentaire qui semble être considérée, à tort, comme un sujet non prioritaire. Le développement de l’agriculture s’intègre dans un défi plus large : la diversification de l’économie et la sortie de la “mono-exportation” (hydrocarbures représentent 98% des exportations).

Mélissa Rahmouni, article initialement paru et à lire en version complète sur Arabsthink

melissa.rahmouni@arabsthink.com

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

 

Sources

Abdelmalek Boudjenouia, André Fleury et Abdelmalek Tacherift, «L’agriculture périurbaine à Sétif (Algérie) : quel avenir face à la croissance urbaine ?», Biotechnol. Agron. Soc. Environ., volume 12 (2008)  numéro 1 : 23-30. http://popups.ulg.ac.be/Base/document.php?id=2128

M. Messahel, M.S. Benhafid et M. Cherif Ouled Hocine, Efficience des systèmes d’irrigation en Algérie, http://wasamed.iamb.it/doc_h/algeriadoc.pdf

Powerpoint de MOUHOUCHE  B. (Institut National Agronomique– El-Harrach, Alger) et  GUEMRAOUI  M. (AGID – Algérie), Réhabilitation des grands périmètres d’irrigation en Algérie, http://www.wademed.net/Articles/108MouhoucheE.pdf

Hadibi A., Chekired-Bouras F.Z., Mouhouche B., Analyse de la mise en œuvre du plan national de développement agricole dans la première tranche du périmètre de la Mitidja Ouest, Algérie, 2008. http://hal.cirad.fr/docs/00/36/64/83/PDF/18_Hadibi.pdf

Réformer l’agriculture en Algérie (1)

Dépendance aux importations de produits alimentaires, mauvaise gestion et vétusté des systèmes d’irrigation, dégradation des infrastructures, pénuries de produits de large consommation, détresse des agriculteurs, etc. Tels sont les maux qui rongent l’agriculture algérienne, engouffrée dans une sorte de somnolence et pesant pour 11% du PIB. Le pilotage inadapté des politiques publiques n’épargne pas le domaine de l’agriculture dans le pays le plus vaste du monde arabe, d’Afrique et du pourtour méditerranéen ayant fait de son principal atout – la superficie des terres – un véritable fardeau. L’Algérie dispose d’un réel potentiel agricole qui pourrait offrir d’importantes perspectives de développement vers l’autosuffisance alimentaire et être générateur d’emplois pour un segment considérable de la population (actuellement 20% de l’emploi total provient du secteur agraire). Mais le problème du foncier agricole, des ressources en eau, les difficultés de gestion et le manque de volonté politique l’en empêchent durablement.

(In)sécurité alimentaire

L’agence d’études économiques Economist Intelligence Unit vient de publier un rapport classant l’Algérie au 73e rang sur 105 pays en matière de sécurité alimentaire, entre l’Ouzbekistan et le Cameroun. A titre de comparaison avec les pays voisins, le Maroc se situe à la 59e place et la Tunisie à la 50e. Cette étude porte sur plusieurs critères à savoir les efforts de recherche ; le niveau d’approvisionnement alimentaire du pays ; le coût et l’accessibilité financière de la nourriture ; la qualité et la sécurité des aliments consommés ; enfin le revenu par habitant. Selon cette étude, l’Algérie se trouve parmi les trois pays d’Afrique ayant réalisé les moins bonnes performances au cours des deux dernières décennies. La dépendance croissante de l’Algérie vis-à-vis des marchés mondiaux des produits alimentaires -et leurs fluctuations- souligne une dynamique néfaste qui place le pays dans une position de vulnérabilité reportant à demain la résolution d’un véritable problème structurel.

L’agriculture algérienne est très loin d’assurer l’autosuffisance alimentaire tandis que le prix des produits agricoles frais constitue une des principales sources de l’inflation réductrice du pouvoir d’achat. Le Ramadan marqué par une forte hausse des prix des produits agricoles a remis le dossier brûlant sur la table. Et à l’approche des élections locales (novembre 2012), il est prévu de relancer les importations de pommes de terre afin d’éviter l’agitation sociale et ne pas répéter les pénuries d’avril dernier. Abderrahmane Metboul rappelle que, selon la dernière enquête de l’ONS datant de juillet 2012, le processus inflationniste connaît une accélération continue avec un taux d’inflation annuel de 7,3%, qui ne ralentira pas au cours de l’année 2013. C’est essentiellement les produits alimentaires et plus précisément les produits agricoles frais qui contribuent à la hausse vertigineuse des prix. “Une interrogation s’impose : comment un Algérien, qui vit au SNMG, (200 euros par mois, soit 6,6 euros par jour alors que le kilo de viande est de 10 euros) fait-il face aux dépenses incontournables – alimentation, transport, santé, éducation ?” (Abderrahmane Mebtoul dans un article du Jmed).

Le revers de l’aisance financière : l'importation massive des produits alimentaires au détriment d’un programme efficace de revalorisation et de modernisation de l’agriculture

Le développement et la modernisation de l’agriculture algérienne devrait être une priorité nationale. L’Algérie est parmi les premiers consommateurs mondiaux de blé alors que sa production nationale demeure très limitée et insuffisante pour répondre à la demande. Les principales raisons de la faible production alimentaire locale sont les défaillances du réseau de stockage d’eau et la permanence de systèmes d’irrigation obsolètes ne permettant pas d’irriguer l’essentiel de la surface agricole utile (SAU). Compte tenu du déficit pluviométrique, des sécheresses chroniques et des difficultés qu’elles engendrent, les autorités algériennes ont fait le choix de l’importation massive et coûteuse de produits au détriment d’investissements massifs et habilement étudiés et pilotés dans un programme global de modernisation du secteur agro-alimentaire et des systèmes d’irrigation. Bashir Messaitfa considère que « la disponibilité monétaire de l’Algérie la motive à importer davantage » et que les « projets d’investissement dans les industries agroalimentaires pour réduire la facture des importations » doivent être une priorité nationale. Les sommes consenties sont faramineuses, les importations de produits alimentaires s’élevant à près de 2,5 milliards de dollars par an faisant de l’Algérie le plus grand importateur de produits agricoles d’Afrique.

Le secteur agricole, auparavant dominant dans l’économie algérienne, a vu sa production chuter de 30% au cours des trente dernières années malgré les politiques de réforme et les investissements publics. Comme pour d’autres secteurs fragiles, l’agriculture a subi les coups durs des solutions de facilité de court-terme privilégiées par le gouvernement –importations- et propres à l’économie rentière. Mais la crise économique et financière de 2007 a de nouveau alarmé les autorités algériennes sur les risques d’une dépendance trop importante vis-à-vis des marchés mondiaux et la faible capacité de résistance aux chocs financiers. Ainsi, en maintenant cette logique importatrice et peu productive sans repenser le modèle économique algérien pour l’après-hydrocarbure et sans développer ses secteurs hors-hydrocarbures dont le secteur agraire, les autorités contournent dangereusement les dossiers fondamentaux et les nécessités de demain.

Quelles contraintes et quels défis pour revigorer le secteur agricole ?

La terre est dotée d’un sens symbolique puissant dans l’imaginaire algérien. Après 132 ans de colonisation, les terres appartenant aux colons grands propriétaires terriens furent récupérées par l’Etat puis redistribuées à des exploitations agricoles individuelles ou collectives. Par la suite, les terres ont également fait l’objet des politiques dirigistes socialistes de la période des grandes utopies avant que la libéralisation ne favorise les petites exploitations au détriment de la grande exploitation d’Etat.

Le droit foncier anarchique

Le droit foncier est profondément inadapté aux besoins et pose problème. La priorité donnée à l’industrialisation a naturellement contribué au déclin agricole, mais c’est également à cause de l’anarchie du morcellement des terres et de manière générale du manque d’organisation du marché foncier que l’agriculture accuse une sérieuse stagnation. L’entremêlement entre la question agraire et la question foncière explique la complexité de la réforme agraire. Le journaliste Mustapha Hammouche du journal Liberté s’exprimait sur le sujet « Tant qu’on a peur d’envisager la restructuration des domaines agricoles en grandes surfaces “modernisables”, on restera à l’état de sous-développement. On se demande pourquoi les projections de forums refusent de poser la question sous cet angle, à savoir sous son angle politique. Il paraît pourtant essentiel d’admettre qu’il n’y aura pas de révolution “agraire” et “alimentaire” sans révolution foncière. ». Sa remarque faisait écho aux politiques autour de la propriété des terres depuis l’indépendance qui selon lui sont loin d’avoir pris en compte les impératifs économiques et alimentaires, mais également aux dernières mesures permettant à presque n’importe qui de s’improviser agriculteur. La question foncière semble donc la pierre angulaire -ou du moins le dossier incontournable- de toute la problématique agricole.

Systèmes d’irrigation vétustes

L’Algérie se situe dans l’une des régions du monde les plus déficitaires en eau et cette pauvreté en potentialités hydrauliques implique de fait la nécessité de fournir un complément d’irrigation pour cultiver et atteindre des rendements de production satisfaisants. Selon le rapport Efficience des systèmes d’irrigation en Algérie, la superficie irriguée est de l’ordre de 985 200 ha soit environ 10% de la surface agricole utile (SAU), en très grande partie localisée dans le Nord du pays. On y distingue les grands périmètres d’irrigation (GPI) gérés par les offices régionaux ou de la wilaya (OPI) et les irrigations de petite et moyenne hydraulique (PMH) gérées directement par les agriculteurs. Les GPI –moins de 50 000 ha- sont alimentés en eau à partir de barrages et forages profonds investis par l’Etat mais ne représentent qu’une faible surface agricole. Ceci s’explique en grande partie par la vétusté de ces réseaux d’irrigation et des problèmes de maintenance et de gestion. Un bon nombre de ces superficies en théorie équipées n’ont pas été réellement irriguées et les besoins en irrigation sont très loin d’être assurés.

En ce qui concerne les PMH, ce sont les agriculteurs qui puisent eux-mêmes les ressources en eau via « des petits forages, puits, ghotts du Sahara ou épandage de crue ». Elles représentent l’essentiel des productions agricoles irriguées, en dépit des pénuries d’eau. Le Ministère de l’Agriculture avait mis en place un Plan national de Développement Agricole en 2000 comprenant entre autre des mesures de réduction des pertes d’eau et de soutien à la micro-irrigation locale. De manière générale, les investissements devraient se concentrer sur l’amélioration effective des systèmes d’irrigation, et la réhabilitation des réseaux vétustes afin de permettre aux agriculteurs de bénéficier de la ressource vitale – l’eau- indispensable à toute activité agricole.

Un Plan de Développement Agricole en 2000 très incomplet

Le programme de relance du secteur agricole de 2000 était doté d’une organisation institutionnelle très complexe qui regroupait organismes bancaires, assurances, institutions de développement, fonds de régulation etc. et visait à retirer progressivement l’Etat de la production agricole et à lui attribuer un rôle de régulateur. Ce programme devait aussi permettre d’organiser les producteurs via les caisses mutualistes et chambres d’agricultures régionales. Le plan était très ambitieux : 1) développer et intensifier les filières de production ; 2) adapter les systèmes de cultures ; 3) reboiser ; 4) mettre en valeur les terres par la participation des populations locales ; 5) protéger les steppes et lutter contre la désertification, réhabiliter des oasis etc. Près de 4 milliards d’euros ont été investis entre 2000 et 2005 mais pour quels résultats ?

Le plan a eu certes des impacts positifs en termes d’augmentation des superficies plantées, certaines filières comme la production de tomates ont été dynamisées et un certain nombre d’agriculteurs ont bénéficié d’aides substantielles. Cependant, ils considèrent ces aides comme très insuffisantes notamment à cause de la cherté des intrants agricoles. En ce qui concerne l’irrigation locale, malgré les subventions du matériel pour certains bénéficiaires, certaines habitudes de négligence des quantités d’eau utilisées ont persisté en l’absence de sensibilisation à l’usage des ressources, et de nombreux agriculteurs ont abandonné les nouvelles techniques introduites faute d’appui technique et de maîtrise du matériel. Le plan a globalement eu des effets mitigés et est demeuré incomplet à cause du manque de préparation dans son élaboration et son application, de sensibilisation et de soutien technique et stratégique aux agriculteurs. Enfin, l’occultation totale de la question foncière n’a pas permis de résoudre les problèmes structurels/organisationnels du secteur agraire. De fait, l’Algérie peine toujours plus de dix ans plus tard à progresser sur le chemin de l’autosuffisance alimentaire.

Mélissa Rahmouni, article initialement paru et à lire en version complète sur Arabsthink

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

Education au Maroc et en Algérie: vers l’émergence d’un débat national?

Les révoltes qui ont traversé le monde arabe ont placé au cœur de l’actualité la jeunesse ayant soif de changement. Au Maroc comme en Algérie, l’atmosphère est plutôt celle du status quo et du maintien bricolé de structures peu démocratiques. Mais la jeunesse, et à travers elle l’exigence d’une éducation de qualité, remet le dossier éducatif sur la table.

Discours du roi du Maroc : une ode à l’éducation

« De l’éducation de son peuple dépend le destin d’un pays » c’est en ces termes que s’exprimait au XIXe siècle le premier ministre britannique Benjamin Disraéli. Partant du même constat et exprimant un intérêt manifeste pour la réforme de l’éducation, le roi du Maroc Mohammed VI s’est adressé lundi à la nation dans un discours insistant sur le secteur éducatif et la jeunesse marocaine à l’occasion du 59e anniversaire de la « Révolution du Roi et du peuple ».

C’est dans sa position confortable de souverain non-responsable devant le peuple -contrairement au gouvernement contre lequel se cristallisent les impatiences et mécontentements-, que Mohammed VI s’est essayé à une reconnaissance lucide des obstacles du système éducatif marocain et de la nécessité d’atteindre au plus vite les objectifs fixés en matière de modernisation de l’éducation nationale.

« […] Il est donc impératif de se pencher avec sérieux et résolution sur ce système que nous plaçons, d’ailleurs, en tête de nos priorités nationales. Car ce système, qui nous interpelle aujourd’hui, se doit non seulement d’assurer l’accès égal et équitable à l’école et à l’université pour tous nos enfants, mais également de leur garantir le droit à un enseignement de qualité, doté d’une forte attractivité et adapté à la vie qui les attend.

Par ailleurs, ce système doit également permettre aux jeunes d’affûter leurs talents, de valoriser leur créativité et de s’épanouir pleinement, pour qu’ils puissent remplir les obligations de citoyenneté qui sont les leurs, dans un climat de dignité et d’égalité des chances, et pour qu’ils apportent leur concours au développement économique, social et culturel du pays. C’est là, du reste, que réside le défi majeur du moment »[1] a-t-il expliqué.http://www.youtube.com/watch?v=pDRnk8yt0y4&feature=player_embedded

Le discours, bien qu’éclairé et soulignant avec pertinence l’urgence des défis en la matière, contraste cependant avec l’état déplorable du système éducatif en termes de qualité de l’enseignement et des résultats bien trop faibles des politiques menées. Quelques bons points sont tout de même à valoriser, notamment la hausse considérable de la production scientifique marocaine au cours des années 1990, avant d’amorcer une phase de déclin puis de légère reprise dans les années 2000.

Le désarroi des enseignants à l’image d’un système éducatif en difficulté

Le désarroi du corps enseignant et l’inquiétude répétée des étudiants –en plein cursus ou chômeurs- témoignent des failles structurelles indéniables de l’éducation nationale marocaine. Les syndicats d’enseignants font d’ailleurs partie des noyaux actifs de la société civile portant, au Maroc comme en Algérie par exemple, les préoccupations des acteurs de l’éducation lors des manifestations et sit-in.

L’entrée en poste du nouveau gouvernement marocain avait certainement suscité de grandes attentes envers le ministre de l’éducation dans la conduite tant espérée d’une réforme effective et planifiée du secteur. Un élan de contestation et d’appel au débat national a de nouveau touché le secteur éducatif au cours des derniers mois avec l’observation d’une grève générale des enseignants le 1er mars 2012 à l’appel de l’union des syndicats autonomes du Maroc (USAM) pour dénoncer l’absence d’une vision claire[2] entreprise par le ministre Mohamed El Ouafa.

L’appel à la prise de conscience et au débat national lancé par les jeunes générations

Au mois de juin 2012, les réseaux sociaux maghrébins déploraient à leur tour l’état de leur éducation nationale : le hashtag des internautes marocains #EducMA ou encore l’opération algérienne sur Twitter #BenbouzidDégage (Ministre de l’éducation algérien). Ces actions sur la toile faisaient écho aux grèves et manifestations organisées par des lycéens et étudiants en Algérie et au Maroc. Le 6 août 2012, l’Union des Étudiants pour le Changement du Système éducatif (UECSE) appelait quant à elle à la mobilisation de l’ensemble des étudiants du royaume chérifien dans le but « d’inciter la société civile marocaine et la scène politique à ouvrir un débat national sur les mesures à prendre pour la réforme du système ». Dans les quatre coins du pays, ces jeunes entendaient protester contre « les seuils exorbitants demandés pour passer les concours des écoles supérieures au Maroc » et les « atteintes au principe de gratuité dans les facultés », et défendre avec ferveur « le principe du droit à l’éducation ». Leur communiqué évoquait la problématique de l’allocation des fonds dédiés à l’éducation tout en revenant sur l’urgence de la réforme et les classements internationaux reléguant le système éducatif marocain en bas du tableau.

Le critère quantitatif au mépris de la qualité de l’enseignement marocain

Le roi Mohammed VI a affirmé à maintes reprises avoir placé l’éducation au sommet des priorités nationales. La commission spéciale de l’éducation et de la formation (Cosef) qui avait pilotée diverses réformes de l’éducation n’avait pas réussi au cours des années 2000 à atteindre les objectifs fixés. La désillusion était patente et les résultats bien en deçà des espérances[3]. Cette même instance se verra confier la mise en œuvre de la fameuse « Charte Nationale d’éducation et de formation » annoncée en 2009 après l’échec partiel des précédentes politiques.

Ce « grand projet de modernisation » se fixait théoriquement trois objectifs ambitieux : 1) la généralisation de l’enseignement et l’amélioration de sa qualité ; 2) la réalisation d’une cohérence structurelle -intégration interne et intégration à l’environnement socioéconomique- et enfin 3) la modernisation des méthodes de gestion et de pilotage du système.

Mais au-delà des effets d’annonce, qu’en est-il concrètement ? Des progrès quantitatifs ont certes permis un certain élargissement de la scolarisation, mais les autorités ont dû se résoudre à la mise en œuvre d’un Programme d’Urgence (2009-2012) face à la persistance et voire la recrudescence des mauvaises performances : taux de redoublement/déperdition à tous les niveaux de scolarité ; inadéquation entre les formations et le marché du travail (chômage des diplômés) ; ou encore très faible niveau des savoirs de base. De même, les sous-effectifs d’enseignants dans le primaire et secondaire touchent également l’université tandis que le déficit financier de l’enseignement supérieur peine à se résorber.


Source : NABNI, www.nabni.org

Le fleurissement de l’enseignement privé y compris dans le supérieur -encouragé de ses vœux par l’Etat- n’a pu remplir sa mission que partiellement, se heurtant aux disparités socio-économiques et géographiques et à l’inégalité des chances et moyens de poursuivre un enseignement de qualité. Ce décalage déconcertant entre les politiques annoncées, et le surplace de l’éducation marocaine a été souligné à de multiples reprises et notamment en 2009 lorsque l’UNESCO avait classé le Maroc parmi les pays se trouvant dans l’impossibilité « d’atteindre les objectifs fixés à horizon 2015 » compte tenu de la faible qualité des services éducatifs ; du taux d’analphabétisme encore important; et du coût élevé de l’éducation. Un autre chantier urgent mais négligé est celui de la mise en place de nouvelles méthodes pédagogiques – et donc d’une autre formation des enseignants-.

Algérie/Maroc – dépenses faramineuses, résultats médiocres : “échec voulu” ou mauvaise gestion?

Un même constat aberrant permet de comparer -en dépit des spécificités propres à chacun- l’Algérie et le Maroc : la courbe inversée entre une hausse exponentielle des dépenses de l’Etat dans le domaine de l’éducation et les minces résultats en termes de performance, modernisation et pilotage stratégique du secteur[4].

Certains s’interrogent : s’agit-il d’un « échec voulu » ou le syndrome de la mauvaise gestion des réformes ? Les citoyens sensibles aux discours ambitieux sont vite désillusionnés par la réalité d’une éducation bien éloignée des paroles printanières annonçant l’instauration imminente de « l’école de demain ». Une internaute marocaine commentait avec amertume sur Facebook le dernier discours du roi « des experts compétents ont réalisé les constats et analyses nécessaires, ont rédigé des rapports proposant des solutions aux problèmes et leur procédure de mise en œuvre. Mais l’éducation n’a jamais été la priorité au Maroc.…je vous laisse deviner pourquoi ».

Cette remarque renvoie à la croyance assez répandue qu’il existe une volonté étatique de « non-développement de l’éducation » capable de contenir les germes de l’esprit critique et donc de la contestation de l’ordre établi. Le jeu subtil des régimes algérien et marocain consisterait donc à maintenir une certaine ignorance et des méthodes d’enseignement abrutissantes couplées aux médias officiels manipulateurs et favorisant l’apolitisation de la société. Mais l’objectif d’un réel développement économique et social ne peut se passer d’une réforme éducative, soulignant l’existence d’un dilemme infernal pour les autorités.

L’Algérie et le Maroc ont connu des trajectoires très différentes en matière d’éducation, la première ayant initialement mis en place un modèle de type socialiste de scolarisation massive et gratuite permettant dans un premier temps la réduction drastique du taux d’analphabétisme. Mais aujourd’hui, les deux pays se retrouvent dans une situation comparable –avec des spécificités propres- de stagnation pesante ; des bilans qualitatifs assez médiocres (redoublements/déscolarisation/chômage des diplômés) compte tenu des dépenses pharamineuses. L’Algérie a doublé ses dépenses consacrées à l’éducation entre 2000 et 2006 (passant de 224 milliards de dinars à 439 milliards)[5] tandis que l’effort financier du Maroc dans le secteur éducatif représente 5,4% du PIB en 2009 et 25% du budget de l’Etat. Si l’Algérie n’a pas encore entrepris une évaluation des politiques mises en place, le Maroc semble davantage se soucier du devenir de l’éducation nationale et miser sur la recherche et la formation de l’élite.

Le système éducatif marocain doit se poser le défi urgent de l’accès à l’éducation de base, encore très inéquitable et incomplet, les zones rurales se trouvant dans une situation d’exclusion partielle. Les plus vulnérables restent encore en dehors du cycle primaire, tandis que l’enseignement collégial n’est guère généralisé en milieu rural comme le souligne ce rapport de l’UNESCO. Rappelons aussi que près de 40% des marocains âgés de 10 ans et plus sont toujours analphabètes, ce taux atteignant 60% en milieu rural et près de 75% chez les femmes.

(Source de l’étude : http://www.estime.ird.fr/IMG/pdf/Rossi-Waast-Academie_Hassan2-SP2008.pdf)

Autre fait notable, le taux de scolarisation au niveau universitaire demeure faible au Maroc -seulement 11%- et a connu peu d’évolution au cours des dernières années (à titre de comparaison il était de 37,6% en 2009/2010 en Tunisie). De son côté, l’Algérie affiche de meilleures performances en termes de taux de scolarisation universitaire mais se place loin derrière le Maroc et la Tunisie en termes de production scientifique – deux fois moins importante que celle du Maroc, et 1,5 fois moins que celle de la Tunisie-, la production scientifique étant de fait révélatrice du rayonnement universitaire et scientifique d’un pays et de l’exploitation de son potentiel de recherche et d’innovation.

(Source de l’étude : http://www.estime.ird.fr/IMG/pdf/Rossi-Waast-Academie_Hassan2-SP2008.pdf)

Le Maroc s’est démarqué positivement par sa production scientifique, ayant même été l’un des premiers pays méditerranéens à porter une attention détaillée à ses résultats de recherche comme le souligne cette analyse intéressante. Au cours des années 1990, le Maroc a enregistré une hausse considérable de sa production scientifique le hissant au 3e rang en Afrique, avant de voir cette progression ralentir depuis les années 2000. Parallèlement à ce déclin marocain, l’Algérie et la Tunisie surtout ont connu une phase de progression. A titre de comparaison, on peut noter que la démarche marocaine diffère -au moins dans la forme- significativement de celle de l’Etat algérien : alors que l’Algérie –otage de sa bureaucratie- se maintient dans une posture de déni et de gaspillage des fonds sans se soucier des résultats, le Maroc a souhaité une « évaluation externe de son système de recherche » entre 2001 et 2003. Cette initiative a permis à de grands scientifiques européens de constater le potentiel de chercheurs que concentre le Maroc et la « croisée des chemins » qui caractérisait à ce moment là la recherche marocaine nécessitant de fait une nouvelle dynamique.

L’incohérence linguistique et la formation des élites

La révision constitutionnelle marocaine a reconnu le tamazight (berbère) langue officielle mais sans aborder en profondeur la question linguistique. Lorsque l’on parle de l’éducation au Maghreb -cette « boussole de la vie »- comment ne pas aborder les incohérences entre politiques d’arabisation, élitisme francophone et revendications berbères? C’est un défi de taille qui se pose tant pour le Maroc que pour l’Algérie, des pays dans lesquels il est urgent de repenser le processus d’apprentissage des langues et de développer une cohérence entre la langue des disciplines enseignées et la langue pratiquée dans tel ou tel secteur économique.

Mais cette problématique est intimement liée à la production des élites et à l’enseignement français au Maroc. Charles-André Julien, éminent historien spécialiste du Maghreb et premier doyen de la Faculté des Lettres à Rabat au lendemain de l’indépendance du pays, décrivait dès 1960 dans une lettre les risques que suscitaient les questions de langue et formation de l’élite marocaine:

« J’ai toujours été partisan de l’arabisation, mais de l’arabisation par le haut. Je crains que celle que l’on pratique dans la conjoncture présente ne fasse du Maroc en peu d’années un pays intellectuellement sous développé. Si les responsables ne s’en rendaient pas compte, on n’assisterait pas à ce fait paradoxal que pas un fonctionnaire, sans parler des hauts dignitaires et même des Oulémas, n’envoie ses enfants dans des écoles marocaines. On prône la culture arabe, mais on se bat aux portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français. Le résultat apparaîtra d’ici peu d’années, il y aura au Maroc deux classes sociales : celle des privilégiés qui auront bénéficié d’une culture occidentale donnée avec éclat et grâce ä laquelle ils occuperont les postes de commande et celle de la masse cantonnée dans les études d’arabe médiocrement organisées dans les conditions actuelles et qui les cantonneront dans les cadres subalternes. ».

Enfin, notons également que le Maroc et la Tunisie sont dotés de système de bourses d’études à l’étranger –certes dont l’accès est inéquitable- et de grandes écoles stimulant la formation d’une certaine élite économique et intellectuelle, qui au Maroc occupe souvent les principaux postes à responsabilité. L’Algérie a quant à elle a décidé de supprimer son système de bourses d’étude à l’étranger.

Absence de responsabilité politique à l’heure du bilan

La comparaison avec l’Algérie est éclairante sur les défis et blocages qu’ont en commun les deux voisins. L’Algérie est dotée d’un système éducatif à l’image de ses autres secteurs au grand dam des nouvelles générations: mal géré, non-coordonné, martelé à coup de « réformes » cosmétiques sans capacité de pilotage satisfaisante, sans évaluation, et victime d’un gouvernement considérant à tort que la simple injection de dinars produira par miracle excellence, créativité et qualité de l’enseignement.

Les nouvelles générations paient des deux côtés de la frontière toujours fermée le prix fort de la négligence des autorités, et cette destruction irresponsable de potentiels et ressources humaines est un drame maghrébin menaçant un développement économique et social durable mais également la démocratisation des esprits et l’essor intellectuel. Le ministre algérien de l’éducation en poste depuis 20 ans est l’incarnation de ce mal incurable : des responsables politiques qui ne rendent pas compte de leur échec et s’absoudent éternellement –parfois insolemment- de toute responsabilité ; des politiques mal évaluées ; et des générations sacrifiées. En 2012, aucun pays ne peut se « contenter » d’une simple diminution de son taux d’analphabétisme.

L’unique perspective de changement est l’ouverture d’un débat national sur la qualité de l’éducation qui doit être impérativement investi par la société civile pour forcer l’engagement d’une réforme urgente et structurelle du secteur.

Mélissa Rahmouni peut être contactée à melissa.rahmouni@arabsthink.com.

Article initialement publié sur le site de notre partenaire ArabsThink

Egalité des sexes en Tunisie : retour sur les ambiguïtés de l’article 28

Ils étaient quelques milliers de Tunisiens et Tunisiennes à protester lundi 13 août au soir le long de l’avenue Mohammed V à Tunis (une manifestation plus restreinte et non autorisée se déroulait également Avenue Habib Bourguiba). Elle fut organisée à l’occasion de la « fête de la femme » marquant le 56e anniversaire de la promulgation du Code du Statut Personnel (CSP) par le président Habib Bourguiba. La réussite de la manifestation tenait à sa bonne capacité de mobilisation et à son déroulement sans dérapages sécuritaires. Teintée d’un esprit partisan pleinement assumé, elle se retrouvait tout de même autour d’un seul mot d’ordre : la revendication du principe constitutionnel d’égalité des sexes. « Égalité des sexes », « complémentarité », « droits de la femme », CSP, et le projet polémique de l’article 28, ont fait la Une d’une grande partie des médias et réseaux sociaux tunisiens depuis quelques semaines, tout particulièrement en ce lundi 13 Août « Fête de la femme ». Un véritable arsenal de communication a été mobilisé à cette occasion par les nombreux contestataires de la version annoncée de l’art 28.

En effet, les affiches de partis politiques faisant l’éloge du bourguibisme ont inondé les pages Facebook tandis que des débats télévisés passionnés abordaient « le » thème brûlant du moment. De même, plusieurs forces et hommes politiques ont saisi l’occasion pour se prononcer avec ferveur sur le principe d’égalité des sexes, en instrumentalisant parfois les termes du débat et frôlant la récupération politique. L’impression générale qui se dégage de cette mobilisation tout de même significative est la centralité qu’occupent les « droits de la femme » dans l’imaginaire politique tunisien et au sein même d’une partie de la société. L’écho massif et l’objection immédiate à tout article portant potentiellement atteinte aux « acquis » en la matière reflète cet attachement viscéral au progrès de la condition féminine.

Les ambigüités de l’article 28 : vers la constitutionnalisation de la discrimination féminine ?

L’article 28 -source de toutes les polémiques- dispose : « l’Etat assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, en tant qu’associée véritable de l’homme dans le développement de la patrie et sous le principe de complémentarité des rôles avec l’homme au sein de la famille. L’Etat garanti l’égalité des chances pour la femme dans toutes les responsabilités. L’Etat garanti la lutte contre les violences faites aux femmes, quelqu’en soit la nature » (traduction de l’arabe).

Cette version votée par 12 députés de la commission sur les droits et libertés (majorité) est contestée pour toute une série de raisons : ambiguïtés, imprécision des termes employés, grandes marges d’interprétation faisant peser la crainte de discriminations à l’encontre des femmes tunisiennes en cas d’inscription définitive de cet article dans le texte juridique suprême. Par exemple, les « acquis » des droits de la femme ne sont pas clairement explicités tandis que la « complémentarité » – constante du corpus idéologique islamiste sur les rôles différents de l’homme et de la femme dans la famille et la société du fait de leur nature biologique distincte – fait étrangement écho à la l’idéologie de la « complémentarité » en vogue aux XVIII et XIX siècles en France.

Le fait que l’article consacré aux droits de la femme l’inscrive en partie dans le stricte cadre familial représente une définition potentiellement rétrograde. L’inquiétude la plus prononcée est celle de voir consacrer une source de discriminations au niveau constitutionnel qui pourrait justifier la légalité et la constitutionnalité de lois discriminantes envers les femmes. En effet, si une loi discriminante était promulguée, il serait alors difficile d’en démontrer la nature inconstitutionnelle dans la mesure où le concept d’égalité des sexes aurait été préalablement éjecté de la Constitution au profit d’une « complémentarité » aux contours bien trop abstraits. De plus, l’insistance sur une lecture différenciée des droits et devoirs selon le sexe viole l’esprit même du concept d’égalité juridique des sexes et s’avère en contradiction avec d’autres articles du brouillon de la nouvelle constitution.

Une manifestation très politisée et peu représentative

Force est de constater que la population présente lors de la manifestation –les femmes plus particulièrement- n’était guère représentative de la diversité de la population tunisienne lambda. Plusieurs explications semblent plausibles: la nature abstraite d’un article dont de nombreuses femmes tunisiennes ne perçoivent pas la portée directe sur leur quotidien ; le maintien à distance du processus constitutionnel de franges entières de la société et son caractère peu accessible ; l’aspect très politisé de la manifestation ouvertement encadrée par certains partis politiques très actifs dontAl-Joumhouri qui a pu entacher l’aspect « universel » et non-partisan du principe revendiqué « égalité des sexes » censé rassembler au-delà des positions politiques; enfin, le détachement d’un certain nombre de citoyens vis-à-vis des affaires politiques et leur replis sur des préoccupations plus immédiates et vitales. Par ailleurs on ne peut exclure le risque de cloisonnement politique des militants sur le thème de l’égalité des sexes, ce qui contribuerait à détourner des réels enjeux, échouer à mobiliser et se cantonner à un discours simplifié et creux au détriment de la revendication du principe constitutionnel intangible d’« égalité des sexes ».

En cette chaleur nocturne, les slogans scandés par la foule présentaient un mélange éclectique d’opposition frontale au gouvernement et de revendications en faveur des droits de la femme. « Véritable égalité = citoyenneté effective » (مساواة حقيقية = مواطنة فاعلية) ; « la démocratie c’est l’égalité des droits 50/50 » ; « Non à la complémentarité, Oui à l’égalité » (لا للتكامل. نعم للمساواة) ou « Egalité entre les tunisiens et les tunisiennes » pouvait-on lire sur des pancartes en français et arabe. Les chants en chœur de l’hymne national étaient ponctués de temps à autre par des postures plus politiques « Go to Hell Ghannouchi », « Ben Jaâfar tu es un traître », « Ennahda Dégage » et des attaques personnelles « la femme tunisienne n’est pas Meherzia Labidi Maïza » (vice-présidente de l’Assemblée Constituante, membre Ennahda).

Majoritairement les cheveux au vent, quelques unes au foulard ajusté, ces femmes mobilisées étaient accompagnées par quelques petites centaines d’hommes solidaires dans la dénonciation de ce qu’ils considèrent comme une tentative intolérable de violation du principe d’égalité et une tâche noire dans la rédaction de la nouvelle Constitution. Depuis leurs taxis ou voitures, certains se montraient solidaires en klaxonnant un drapeau tunisien brandi par la fenêtre alors que d’autres marmonnaient leur exaspération « ça ne fait que huit mois qu’ils ont été élus mais ils crient déjà Dégage ! » s’indigne une femme d’une quarantaine d’années, perplexe.

L'héritage bourguibiste de respect du droit des femmes en Tunisie

Pour rappel, la Tunisie s’est démarquée par une trajectoire historique inédite dans la région avec la promulgation du Code du Statut Personnel le 13 août 1956 leur garantissant à l’époque, comparativement aux autres pays arabes, de précieux droits (interdiction de la polygamie, de la répudiation etc.). Puis sous l’ère Ben Ali, le féminisme d’Etat triomphant utilisait la « cause féminine » pour combler « le déficit d’un pouvoir politique en mal de légitimité » selon les mots de la militante Sihem Bensedrine. Quant au président Moncef Marzouki, il n’a cessé de marteler dans son dernier discours (dimanche 12 aout) sa position en faveur d’une égalité « totale » et sans concession entre hommes et femmes en Tunisie et considère que les tunisiens ont depuis longtemps fait le choix d’un modèle de société fidèle à ce principe.

Si cette question déchire tant la classe politique et mobilise la société civile, ça n’est pas seulement pour des raisons propres à l’historique tunisien en la matière. C’est davantage parce qu’il s’agit d’une thématique unique en son genre qui « confronte à la nécessité de penser l’égalité dans une configuration de différence [entre les sexes]» comme le souligne la professeure de droit Françoise Dekeuwer-Défossez, Le défi est d’autant plus complexe après des décennies d’Etat policier qui niait les libertés des Tunisiens -sans distinction de sexe- et d’une majorité islamiste soucieuse de saupoudrer la constitution de sa conception religieuse des droits de l’individu. Par ailleurs, les références conceptuelles et idéelles très différentes voire antagonistes entre Ennahda et les partis non-islamistes compliquent l’instauration d’un dialogue constructif qui permette à chacun de se retrouver sur ce principe constitutionnel indispensable : « l’égalité juridique des sexes ». Enfin, la posture de repli d’un certain nombre de militant(e)s en colère insistant sur la préservation des acquis du Code du Statut Personnel fait peser le risque d’un statu quo en matière de droits des femmes et d’une idéalisation trompeuse de la condition féminine en Tunisie.

Mélissa Rahmouni, article initialement paru chez notre partenaire ArabsThink

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

L’Egypte peut-elle sortir du gouffre ?

 

Dans un mugissement inouï depuis plus d’un demi-siècle, le peuple égyptien, mastodonte du Proche-Orient, sortait de sa léthargie pour renverser la figure catalytique de ses peines. A la faim, à l’humiliation, au désœuvrement, seul un sursaut d’audace, déraisonnée mais pacifique, put répondre. C’était il y a un an. Aujourd’hui, que reste-t-il de ce combat ? Les images ont leur force : avant, les photographies d’une foule en liesse, dont le triomphe pouvait faire renaître un espoir de changement ; dernièrement, l’insupportable spectacle d’une femme à terre, battue par la police de son pays. La régression est immense et replonge le pays dans le doute.

L’Egypte dans le rouge

Les affrontements entre l’armée et les manifestants, les dommages collatéraux engendrés par les combats sur les objets de culture,  le ciblage confessionnel de certaines violences dépeint par les médias, ont suffi à susciter la crainte des vacanciers, au grand dam d’un secteur touristique pourtant vital pour l’économie égyptienne. Les informations récentes témoignent par ailleurs d’une population prise en otage par les fluctuations des matières premières, qu’illustre la ruée sur l’essence des automobilistes par peur de pénurie et d’une hausse des prix.

Devant les symptômes d’une économie à l’agonie, le pouvoir en place a jugé bon de s’en remettre au grand médecin du monde, mobilisant un prêt de 3,2 milliards de dollars auprès du Fonds Monétaire International (FMI). Il est à regretter que le gouvernement transitoire de Kamal al-Ganzouri ait prioritairement recours à l’endettement extérieur : dans un pays longtemps lésé par l’écart de richesses, une politique d’effort national, réclamant une contribution substantielle des plus riches, eût été adéquate.

Permanence de l’ancien régime

La révolution a beaucoup coûté au peuple – « jamais trop » dira-t-on. Elle demeure néanmoins inachevée ou presque nulle dans les faits. Aussi douloureux soit le constat, les outils de répression hérités de l’ère Moubarak sont intacts :dans un rapport paru lundi, Human Rights Watch appelle le nouveau Parlement à amender au plus vite ces lois, qui « restreignent la liberté d’expression et de critique du gouvernement, limitent la liberté d’association et de réunion, détiennent des personnes indéfiniment sans inculpation, et permettent aux forces de l’ordre de commettre tous les abus ».

Ce cadre autoritaire inchangé suscite le découragement des démocrates du pays. L’annonce dimanche dernier par Mohamed Al Baradei de sa décision de ne pas se présenter à l’élection présidentielle prend la forme d’une dénonciation de l’impraticabilité du terrain politique, en l’absence de garde-fous démocratiques. Doit-on se réjouir de ce coup porté à la junte militaire ? Aucunement. La mouvance libérale et laïque incarnée par l’ancien directeur général de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), suite au fiasco électoral des législatives, se trouve pulvérisée entre le marteau militaire et l’enclume islamiste.

Un nouveau souffle

Le temps finit par user les volontés, aussi ancrées soient elles. Le peuple d’Egypte peut-il encore trouver la force de persévérer ? Pour François Pradal, la révolution se poursuit, et l’impulsion vient de Suez[1]. La ville semble abriter une profonde « culture de résistance », non seulement issue des combats anticoloniaux, mais renforcée par l’immense enjeu industriel et commercial que les habitants du détroit ont en main. Si les partisans de la lutte continue sont minoritaires, « leur optimisme et leur sens tactique paraissent redoutable », à travers le tissage d’un puissant réseau syndical et interurbain, de Sokhna à Alexandrie.

En faisant du peuple un ennemi, le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) a paradoxalement aidé les égyptiens à se propulser dans l’après. La mémoire du 25 janvier et de ses martyrs n’est pas tant un soupir de nostalgie mais plutôt un message de rappel : la souveraineté populaire ne se contentera pas d’un changement factice. Aussi la manière de commémorer le 25 janvier diverge-t-elle entre le CFSA et les mouvements de jeunesse, le premier ouvrant une période de fête, les seconds un temps de deuil et de recueillement. L’évolution de la situation en Egypte, par son importance, dépasse de loin les rivages du Nil et pourra se révéler déterminante dans le prolongement du printemps arabe, ou bien son regel. C’est un peu l’exemple d’un père de famille, dont le moral et la santé se répercutent sur l’ensemble du foyer.

Punir le raïs

Nos télévisions et nos journaux se sont passionnés pour le naufrage du Costa Concordia dans la mer tyrrhénienne. Ce géant des mers, lourd et incoercible, est venu s’échouer sur un rocher banal : symboliquement, le récit fascine. Le commandant Moubarak se savait coupable d’avoir conduit son navire tout droit dans les écueils. Aujourd’hui l’embarcation s’enfonce et touche le fond, et le capitaine se défend de tout crime. Son châtiment fera justice aux victimes mais ne changera pas la réalité : le bateau continue de couler et l’Egypte reste prisonnière de sa carcasse.

Le procès de Moubarak n’est intéressant qu’à partir du moment où il constitue une étape vers le jugement de ceux qui sont toujours en place. Désormais, une lutte s’installe entre l’ancien Président, qui renvoie la responsabilité des violences aux forces armées, et le CSFA, qui peut voir dans ce procès l’occasion de blanchir le système sans perdre une once de pouvoir. En réalité, le destin de Moubarak importe peu aux égyptiens. Le peuple demande des garanties de dignité sociale, de liberté politique et de sécurité physique. Pour réaliser cela, il faudra obligatoirement changer la loi et la pratique, afin de dissocier la sphère civile et le règne militaire.

De nombreuses voix aux Etats-Unis, tel le Council on Foreign Relations se lèvent pour réclamer que le gouvernement américain cesse d’alimenter la junte en place. Si d’éventuelles sanctions sont envisageables, celles-ci ne doivent pas alourdir le fardeau qui pèse sur la population. La dimension nationale de ce bras-de-fer politique doit être préservée, dans l’attente de l’élection présidentielle. Les législatives ont permis de dessiner les grandes tendances du paysage électoral. L’émergence d’une figure charismatique chez les Frères Musulmans ne saurait tarder : l’annonce d’un candidat « d’entente nationale » est encourageante pour la suite. Encore faudra-t-il que ce scrutin ait lieu, afin de rendre aux civils leur pleine souveraineté.

Par Antoine ALHERITIERE, article initialement paru chez notre partenaire ArabsThink


[1] Lire Le Monde Diplomatique de janvier 2012, « Suez entre salafisme et révolution », p.20-21.

La deuxième vague de la révolution égyptienne

La deuxième vague de la Révolution égyptienne se déroule actuellement dans tout le pays. Elle est la conséquence de plusieurs processus en cours depuis janvier 2011. La première vague, celle des 18 jours entre le 25 janvier et le 11 février, s’est arrêtée au stade de la Révolution culturelle. Le système politique a quant à lui connu une secousse dont la principale résultante a été une redistribution des cartes dans le champ politique. Les principaux gagnants de ce premier round furent des courants et formations politiques qui avaient toujours été sceptiques face à l’idée révolutionnaire. Je pense ici, évidemment, aux mouvements religieux, en tête desquels les Frères musulmans ou les mouvements salafistes, mais je pense également à une bonne partie des nouveaux partis libéraux ou socio-démocrates qui prônaient, conformément à leurs idéologies, un changement graduel par la réforme. Ces mouvements, ayant souvent la tendance à se suffirent du minimum, ont été les premiers à s’asseoir à la table des négociations, dans un premier temps avec Omar Suleyman début février, et plus généralement, avec les militaires tout au long des derniers mois.

Ce changement politique à reculons ne pouvait que se heurter aux trajectoires des « révolutionnaires ». Celles-ci sont le fruit de différents processus qui se sont croisés depuis janvier. Tout d’abord, un processus d’intense politisation induit par la participation aux événements de janvier-février, et à l’expérimentation du « collectif ». Avec une cessation de l’ « action », beaucoup d’attentes, souvent très élevées, furent tour à tour déçues. Ensuite, la participation aux différents moments de confrontation avec les services de sécurité, notamment l’armée, durant les dix derniers mois, a contribué à un processus de radicalisation des mobilisés qui, s’ils avaient cru à l’antienne réformiste de février, étaient de plus en plus amenés à la remettre en cause. Ce fut le cas très tôt, en mars, avec la répression violente du sit-in de Tahrir, mais aussi en juin avec les incidents de Abasseyya ou encore les incidents de Maspero en passant par l’épisode de l’ambassade israélienne. Enfin, ce processus de radicalisation sur un temps moyen, s’est trouvé accéléré les derniers jours par un processus de radicalisation plus rapide, et plus violent, lié à l’interaction avec les forces de l’ordre et la chute de nombreuses victimes. Tout cela dans un environnement de rareté de l’information crédible, où l’économie de la rumeur devient un commerce à part entière.

Le scénario est particulièrement semblable à celui des « 18 jours ». La mentalité de la partie « régime » semble être la même. Cependant, le problème est que la mentalité de l’autre partie a radicalement changé. Je me souviens très nettement des minutes qui suivirent le deuxième discours d’Hosni Moubarak le 1er février. Celui-ci avait plongé Tahrir dans un réel désaccord, les gens quittaient la place, satisfaits des concessions. Certains clashs avaient lieu entre les tenants d’une posture radicale, et une majorité qui pensait que suffisamment de promesses avaient été faites. Sans la bataille du chameau qui eut lieu le lendemain, on se demande bien ce qu’aurait été la trajectoire de la première vague révolutionnaire.

Hier, en revanche, rien de tel n’eut lieu sur Tahrir après le discours du Maréchal Tantawi. Certes, tout le monde n’était pas d’accord sur la marche à suivre, mais l’écrasante majorité scandait quelques minutes après la fin du discours « à bas ! à bas ! le pouvoir militaire ! » ou encore « le Peuple veut la chute du Maréchal ». Et quand on leur demande pourquoi ? La réponse est simple « on s’est déjà fait avoir une fois ». Cette posture radicale n’est en rien minoritaire, et n’est pas nécessairement une posture de « radicaux » (des mouvements politiques radicaux, à l’extrême gauche par exemple). Elle est le fruit de ces différents processus de radicalisation, c’est à dire qu’elle n’est autre chose que le fruit de l’interaction des mobilisés avec les autres acteurs politiques.

Cette précision m’amène à un autre point. Si je parle d’« autres acteurs politiques » (au pluriel), c’est pour bien montrer que la radicalisation du mouvement n’est pas « uniquement » (quoiqu’en grande partie) le fruit de l’interaction avec les « dirigeants ». La scène politique instituée, c’est-à-dire les partis politiques, anciens et nouveaux, ont été des acteurs centraux de cet échec phénoménal. On pourrait même aller plus loin et dire que ce qui se passe maintenant est dirigé contre tous les acteurs autoritaires (i.e. détenteurs d’autorités qu’ils croient légitimes). Quiconque se ballade à Tahrir depuis quelques jours peut facilement y voir la haine des formations et personnalités politiques à la parole autorisée (sauf rares exceptions). Mais bien plus, des autorités en général, des salafistes engagés contre le gré de leurs cheikhs aux jeunes bourgeois venus manifester contre le gré de leurs parents.

Enfin, certains déplorent la tournure violente des événements. Et voudraient que les manifestants tendent l’autre joue. Mais les discours sur la non-violence relèvent aussi d’enjeux de définition de ce qui est en cours, et de ce fait même sont enjeux de lutte et de positionnement des acteurs dans l’espace politique. Il n’est pas étonnant de voir parmi les hérauts de cette non-violence ces mêmes courants qui n’étaient pas très « séduits» par l’idée de révolution au départ. Là encore, la radicalisation du mouvement, l’engagement de nombreuses personnes qui ont souffert de la violence physique et symbolique pendant des décennies, explique en grande partie cette tournure. La violence est bien moins naturelle, inscrite dans les personnes ou les courants, que situationnelle, motivée par les données d’une interaction. Par cela, je ne légitime aucunement la violence, mais je trouve déplorable que d’aucuns viennent accuser ceux qui luttent pour la liberté d’être des baltagiyya juste parce qu’ils ne portent pas des lunettes ray-ban ou qu’ils ont des dents cassées, résultat d’années de malnutrition et d’absence de soins. Quiconque est allé sur le front de Mohammed Mahmoud sait pertinemment, par exemple, ce que les enfants de la rue (ces préadolescents sans domicile que tout bon bourgeois contourne en marchant dans la rue) ont fait comme prouesses héroïques devant la police.

Ne venez pas faire la morale à ceux qui se font tuer, c’est malpoli.

Youssef El-Chazli, article initialement paru sur Arabsthink

Youssef El-Chazli a participé à la mobilisation de la place Tahrir. Il tweet @el_Sakandary. Cet article est une réaction à chaud des événements, pour plus de détails sur ce qui se passe, cliquez ici.

Moncef Marzouki, la transgression en politique

Au lendemain des élections de l’Assemblée Constituante tunisienne, l’omniprésence médiatique du parti islamiste Ennahda – certes justifiée par sa victoire incontestable, avec 91 sièges sur les 217 que comptera la future assemblée[1] – a laissé dans l’ombre un important acteur de ces élections : Moncef Marzouki, président du Congrès pour la République, formation arrivée seconde avec 30 sièges. Fort de cette seconde place, de plus de trente ans d’opposition, d’un exil prolongé, et de son indéniable charisme tribunicien, Marzouki est assurément l’un des hommes forts de la future Constituante – et, depuis sa déclaration de candidature le 17 janvier 2011, un prétendant sérieux au poste de Président de la République.

Des droits de l’homme à la politique, itinéraire d’un intransigeant

C’est dans la défense des droits de l’homme que Moncef Marzouki commence son engagement politique : il intègre en 1980 la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), dont il deviendra président en 1989. Toute sa vie, en parallèle de ses engagements politiques, il demeure impliqué dans les organisations de défense des droits de l’homme présentes en Tunisie, principalement la section tunisienne d’Amnesty International et surtout le Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), qui prend en 1998 le relai d’une LDTH jugée trop sensible aux pressions du régime de Ben Ali.

Durant ces années, il fréquente les figures de la défense des droits de l’homme en Tunisie, notamment Sana Ben Achour (membre puis présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates), Kamel Jendoubi (actuellement président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections), ou encore Sihem Bensedrine et Naziha Rjiba (alias Oum Zied), journalistes et cofondatrices de la radio libre Kalima. Cependant, à partir de 1994 et de son exclusion du bureau de la LTDH, il prend ses distances avec ce milieu, dont il fustige volontiers les coups bas, l’absence de vue politique, la compromission occasionnelle avec un régime qui se présente alors comme réformateur, et le mépris pour la question sociale.

En effet, à cette époque déjà, les idées politiques de Marzouki sont bien arrêtées, et solidement ancrées à gauche. Il associe aux valeurs traditionnelles des organisations auxquelles il appartient – État de droit, liberté d’expression, laïcité et féminisme – une préoccupation constante pour les revendications sociales, notamment celles de l’intérieur du pays (il est originaire d’un village de Bédouins du sud), qu’ignore trop souvent la bourgeoisie intellectuelle de la côte[2]. Lorsqu’il fait, en 1994, une entrée tardive en politique (il a alors presque cinquante ans), son corpus idéologique est entièrement formé et cohérent.

C’est son exclusion de la LTDH, au profit d’une tendance plus compréhensive envers le régime Ben Ali, qui déclenche sa véritable prise de conscience politique. Le médecin qu’il est réalise alors que la défense des droits de l’homme, seule, ne traite que les symptômes, et pas la maladie[3] : les moyens de l’État policier de Ben Ali sont infinis, et les organisations de la société civile ne peuvent qu’être écrasées ou survivre en collaborant plus ou moins. Le régime est le véritable et unique ennemi.

Lorsqu’il participe à la création du CNLT, plus radical que la LTDH, il a déjà acquis ses galons de tribun politique, à travers une candidature de témoignage – bien vite avortée – à la Présidence de la République. En Tunisie, puis à l’étranger lorsqu’il est forcé à l’exil, il se fait un dénonciateur virulent du régime de Ben Ali[4]. Jusqu’aux élections de 2009, qu’il appellera à boycotter, il ne cesse d’affirmer qu’aucun compromis n’est possible avec la dictature, qu’aucun droit ne doit être acquis par compromission avec le régime, et que sa chute est le préalable à toute discussion sur l’avenir de la Tunisie. Il n’hésite pas à égratigner dans ses discours d’autres représentants de l’opposition, qui croient – ou ont cru – à une évolution graduelle du régime vers plus de démocratie.

Pour structurer son activité politique, il lui faut un parti : ce sera le Congrès pour la République (CPR), qu’il crée avec Naziha Rjiba. « La » République, parce qu’il entend fonder la première véritable République Tunisienne – celle de Bourguiba n’étant, dit-il, qu’une dictature, et celle de Ben Ali une dictature pire encore.

Les islamistes, alliés stratégiques ou idéologiques ?

Jusqu’au-boutiste dans son opposition à Ben Ali, Marzouki se montre nettement plus enclin au compromis lorsqu’il s’agit de négocier avec les autres forces de l’opposition – particulièrement les islamistes d’Ennahda, qui en constituent la frange la plus cohérente et la mieux organisée. Il s’est déjà rapproché des islamistes lors de son passage à la LTDH, où il a pu constater qu’ils étaient, comme les militants gauchistes et libéraux, victimes de la répression du régime, mais attiraient moins la sympathie des élites intellectuelles et laïques.

Cependant, s’il sympathise avec des islamistes dont il défend les droits, Marzouki est encore, au début des années 1990, méfiant envers cette tendance politique. En effet, au-delà de son attachement à la laïcité, alors toujours vivace, il soupçonne les islamistes de ne pas accorder la même valeur que lui à la liberté individuelle, de rechercher des points de convergence avec le régime en place, et de s’accommoder de l’autoritarisme pourvu qu’ils y soient associés – comme les Frères Musulmans dans l’Égypte de Sadate.

Le renversement s’amorce en 2001 : en créant le CPR, Marzouki intègre plusieurs anciens islamistes à son parti, qu’il présente comme un front ayant vocation à rassembler toutes les sensibilités de l’opposition. C’est toutefois en mai 2003 que se produit la véritable rupture. À Aix-en-Provence, lors d’une rencontre rassemblant pour la première fois toute l’opposition tunisienne, le CPR s’associe aux islamistes d’Ennahda dans l’écriture d’une charte commune, qui sera la base de la Déclaration de Tunis du 17 juin 2003, dont Marzouki est l’un des maîtres d’œuvre, et qui demeure, encore aujourd’hui, le fondement de leur alliance.

Cette Déclaration suscite la réprobation des autres partis de l’opposition de gauche. Les laïcs les plus radicaux, regroupés autour du Mouvement Ettajdid, refusent d’entrée de jeu de participer à son élaboration. Les deux grands partis de gauche, le Parti Démocrate Progressiste (PDP) et le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDLT) participent aux travaux préparatoires de la Déclaration, mais s’abstiennent finalement de la signer[5]. En effet, bien que largement consensuelle, et affirmant l’égalité entre hommes et femmes, la Déclaration n’utilise jamais le mot de « laïcité » et préfère exiger, de manière plus ambiguë, « le respect de l’identité du peuple et  de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de la liberté de croyance à tous et la neutralisation politique des lieux de culte ».

Marzouki se retrouve alors dans une position particulière : avec la défection du PDP et du FDTL, il devient involontairement le représentant non-officiel de cette gauche qui accepte de s’allier avec les islamistes – un statut qui lui sera, tour à tour, un compliment de la part de ceux qui louent son sens du compromis, et un reproche dans la bouche de ses anciens alliés laïcs qui l’accusent de trahison.

Car ce compromis avec les islamistes, qui apparaît de prime abord comme une décision purement stratégique de rassemblement de l’opposition (stratégie qui est celle de Marzouki depuis la création du CPR), semble progressivement prendre une dimension idéologique : sans s’aligner sur les positions d’Ennahda en ce qui concerne la place de la religion dans la sphère publique, Marzouki leur cède néanmoins du terrain sur la question de la laïcité.

En particulier, dans un ouvrage publié en 2005[6], Marzouki expose une vision de la question religieuse largement compatible avec celle des islamistes. Il y affirme que l’islam, l’appartenance à la Oumma, est la « clef de voûte » de l’identité tunisienne, comme de toutes les identités arabes, et qu’au contraire la laïcité, c’est-à-dire la relégation de la religion dans la sphère privée, est un concept propre à un Occident chrétien, où l’Église formait une entité facile à définir et par conséquent, facile à exclure du champ politique. Ainsi, Bourguiba aurait « violent[é] » la Tunisie en voulant lui imposer une laïcité occidentale. Et Marzouki d’affirmer : « À la question, comment peut-on être laïque en terre d’islam, la réponse est qu’on ne peut pas l’être, à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme ».

Il est vrai que dans le même ouvrage, et plusieurs fois encore par la suite, il ne manque pas de préciser que, bien qu’il ne défende pas l’instauration d’une laïcité « à la française » en Tunisie, il entend néanmoins en voir appliquée « non la forme, mais l’essence », et notamment l’égalité entre hommes et femmes. Cependant dans ses discours, s’il insiste systématiquement sur la nécessité de défendre cette égalité des sexes, il s’abstient de mentionner d’autres droits qui appartiennent pourtant à « l’essence » de la laïcité, notamment une liberté d’expression incluant le droit de critiquer la religion[7].

Dans un livre d’entretiens publié en 2009[8], les positions politiques de Marzouki, qui conjuguent une sensibilité de gauche affirmée – notamment du point de vue social et institutionnel – et un rappel constant des spécificités qu’impose « l’identité arabo-musulmane » de la Tunisie, sont à nouveau réaffirmées. Le choix du coauteur n’est du reste pas innocent. Vincent Geisser est en effet un grand spécialiste de la politique tunisienne, mais considère également, dans plusieurs écrits, qu’une laïcité trop affirmée est une forme d’autoritarisme, et que les mouvements islamistes constituent un espoir démocratique contre les dictatures laïques ou pseudo-laïques du monde arabe.

Après 2011 : une indépendance à conquérir

Après la chute de Ben Ali, en janvier 2011, la volonté de Marzouki de constituer un gouvernement d’union nationale incluant notamment les islamistes n’est pas un secret. Lorsque le CPR crée la surprise en arrivant second aux élections de l’Assemblée Constituante, (malgré un financement beaucoup plus limité que celui d’autres partis), son alliance avec Ennahda au sein de la future assemblée ne fait aucun doute.

Étrangement, le discours de Marzouki envers les islamistes se fait alors moins souple. S’il refuse de les diaboliser et accepte de gouverner avec eux, il ne cesse, depuis le 23 octobre 2011, d’affirmer que lui-même et son parti resteront extrêmement vigilants sur les atteintes aux libertés publiques en général, et à l’égalité entre hommes et femmes en particulier. Il s’oppose en outre à l’instauration d’un régime parlementaire où une unique Assemblée détiendrait tous les pouvoirs, position que les islamistes défendent pourtant depuis les premiers jours qui ont suivi la fuite de Ben Ali.

C’est que Moncef Marzouki a compris que la faiblesse relative du CPR par rapport à Ennahda risque de le marginaliser au sein de la coalition, de le transformer en caution droit-de-l’hommiste d’un gouvernement islamiste. Il doit donc faire valoir ses spécificités : des convictions de gauche en matière économique, alors qu’Ennahda est plutôt libéral économiquement et socialement, et surtout un bilan irréprochable en matière de défense des libertés individuelles, alors que le Mouvement de la Tendance Islamique, ancêtre d’Ennahda, s’était compromis à la fois par des positions anti-laïques radicales et par une collaboration avec la dictature de Ben Ali entre 1987 et 1988.

Durant plus de quinze ans d’activisme politique, la stratégie de Marzouki se distinguait par son manichéisme assumé : la dictature de Ben Ali était l’ennemi à abattre sans compromissions, et le rassemblement de l’opposition justifiait le dépassement de toutes les divergences idéologiques. À présent que l’ancien opposant se voit donner une chance de tester l’exercice des responsabilités, il s’apprête à s’opposer à sa famille politique originelle, et à composer avec celle qui est sans doute la plus éloignée de ses convictions.

Dans ses relations avec son allié islamiste, il lui faudra apprendre à combiner la rigidité morale dont il s’est longtemps prévalu, avec la force de compromis dont il s’est montré capable. Un équilibre délicat pour Marzouki l’intransigeant, le tribun, le dénonciateur. Un défi à relever pour Marzouki le tacticien. Un dernier espoir, à 66 ans, de servir son pays, pour un homme politique dont l’originalité ne s’est pas démentie depuis plus de quinze ans.

Par David APELBAUM, article initiallement paru chez ArabsThink


[1] Cet article ne mentionne que les nombres de sièges, qui traduisent le mieux la répartition du pouvoir au sein de la constituante. En effet, les pourcentages en nombres de sièges ne représentent pas toujours les pourcentages de suffrages exprimés : ainsi, Ennahda occupera plus de 41% des sièges, mais a obtenu moins de 37% des votes. Les chiffres donnés dans cet article correspondent aux résultats électoraux provisoires.
[2] Préoccupation pertinente, puisque les mouvements qui ont provoqué la chute du régime de Ben Ali ont pris leurs racines dans la contestation sociale des régions intérieures du pays – contestation qui avait déjà été amorcée par les émeutes ouvrières de Gafsa et Redeyef en 2008.
[3] Il emploiera lui-même cette métaphore à plusieurs reprises.
[4] Moncef Marzouki a ainsi été l’invité de l’association Sciences Po Monde Arabe, partenaire de ArabsThink.com, à trois reprises durant l’année 2009 : le 5 mars pour intervenir lors d’une conférence sur la lutte contre la corruption dans le Maghreb, le 2 avril pour débattre avec des étudiants sur la possible démocratisation du monde arabe, et enfin le 10 octobre pour participer à un colloque exceptionnel confrontant les figures de l’opposition tunisienne à des représentants du régime.
[5] Le Mouvement Ettajdid, rassemblé avec ses alliés au sein du Pôle Démocratique Moderniste (PDM), a obtenu 5 sièges à l’Assemblée Constituante ; le PDP a obtenu 17 sièges ; le FDTL (alias Ettakatol) a obtenu 21 sièges. Idéologiquement, ces trois partis se rattachent à la social-démocratie laïque. Alors que le Mouvement Ettajdid et le PDP avaient axé une grande partie de leur campagne sur la dénonciation d’Ennahda et de l’islam politique, le FDLT a adopté une position modérée, sans pour autant se poser en allié potentiel d’Ennahda. Au lendemain des élections, Mustapha Ben Jafaar, secrétaire général du FDLT, a indiqué que son parti examinait la possibilité de participer à un gouvernement de coalition aux côtés d’Ennahda et du CPR.
[6] Le mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite, 2005, l’Harmattan ; les réflexions qui suivent sont tirées du chapitre intitulé « Préalable à une greffe réussie », pp. 136 à 153.
[7] La liberté d’expression a été remise au cœur des débats sur la place de la religion en Tunisie, suite à des manifestations islamistes contre la diffusion, le 7 octobre 2011, par la chaîne Nessma TV, du film Persépolis, où Dieu apparaît sous les traits d’un vieillard barbu, alors que la représentation de Dieu est interdite par l’islam.

[8] Dictateurs en sursis : une voie démocratique pour le monde arabe, entretiens avec Vincent Geisser, Éditions de l’Atelier, 2009 ; une seconde édition revue et augmentée a été publiée en mai 2011, sous le titre Dictateurs en sursis : la revanche des peuples arabes.

Quelle identité nationale pour la Tunisie?

 

Il y a dans l’Histoire des dates que l’on ne saurait oublier. Le 20 Octobre en fait incontestablement partie : tandis que les tunisiens prennent massivement le chemin des urnes à l’occasion de l’Assemblée Constituante, le CNT libyen annonce la capture du colonel Kadhafi. Deux évènements concomitants qui rappellent– comme je l’écrivais au lendemain du 14 Janvier 2011– que le destin du peuple tunisien est sensiblement lié à celui de ses voisins, la chute de Moubarak puis de Kadhafi le prouvent.

Le 14 Janvier a ainsi ouvert la voie à ce que d’aucuns appellent « l’ivresse des possibles », à une nouvelle ère où, certes, tout reste à construire, mais où tout semble permis. Les tunisiens rêvent et se donnent les moyens de concrétiser leurs aspirations ambitieuses. Edouard Herriot n’affirmait-il pas que « L’utopie est une réalité en puissance » ?

Néanmoins, force est de constater que la configuration politique et sociétal a changé durant les dix derniers mois, la nation tunisienne cherchant de nouvelles bases, de nouveaux piliers sur lesquels s’appuyer. Dès lors, certaines questions n’ont guère tardé à  s’imposer d’elles–mêmes et se sont invitées à la table des débats. « Qui sommes-nous », « quelle société voulons-nous pour demain »? Si la Nation tunisienne s’était auparavant construite et incarnée sur et à travers des hommes forts et charismatiques à l’instar de Bourguiba, désormais il s’agit de se construire sur des idées, des concepts, qui permettront la mise en place d’une « communauté d’imaginaire »[1] solide. Le fameux kit do-it-yourself suppose qu’en plus des habituels signes distinctifs d’une Nation (drapeau, hymne), la Tunisie doive trouver et renforcer ses spécificités. Ce processus déjà amorcé change désormais de forme,  c’est une révolution de la nation en tant que telle qui est en marche.

Dès lors, la vaste question de l’identité nationale a ressurgi, question que l’on croyait pourtant réservée aux amateurs de discours populistes.

Retour sur une problématique qui divise.

Les enjeux et conséquences de l’article 1 de la Constitution de 1956

La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république.

Force est de constater que les principaux débats ont tourné autour de cet article controversé pour les laïcs, indispensable pour les autres. En consacrant l’islam comme religion d’Etat, nous nous retrouvons dans une situation ambiguë. En effet, le Droit public tunisien ne s’inspire pas du Coran ni de la Chari’a. Nous citerons par exemple le Code du statut personnel qui a aboli la polygamie, la répudiation, ou encore la levée des réserves de la CEDAW par le gouvernement de transition, le 16 Août dernier.

Néanmoins, un problème se pose avec le maintien de cet article pour le moins discuté, problème que l’on saisit  mieux à la lumière de l’affirmation de Portalis qui affirmait qu’«  une foule de choses sont nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à l’arbitrage des juges. »

En effet, tandis que les autres pays musulmans ne laissent guère la place à l’ambiguïté, la Tunisie la nourrit en restant silencieuse sur les enjeux du droit de la famille (à titre d’exemple le mariage d’un musulman et d’un non-musulman), laissant le juge tunisien trancher au cas par cas.

La position timorée de la Tunisie s’explique par la dialectique à laquelle est soumise sa population et son gouvernement- et par là même se pose la question de l’identité tunisienne. Entre aspiration à une société plus moderne, prônant et inscrivant au sommet de la hiérarchie des normes l’égalité parfaite entre les sexes, et une volonté de ne pas se couper de ses bases arabo-musulmanes, la Tunisie est aujourd’hui plus que jamais tiraillée entre ces deux perspectives.

Preuve en est, deux blocs antithétiques se sont renforcés au lendemain de la révolution : celui des laïcs d’un côté, celui des tunisiens plus favorables à la préservation des règles religieuses de l’autre.

Dans la course à la définition des piliers de la nouvelle Nation tunisienne, chacun présente sa propre vision de sa communauté d’imaginaire. Si les premiers arguent que l’exception tunisienne réside dans son avant-gardisme- en rompant notamment avec certaines pratiques jugées discriminatoires- les seconds revendiquent l’intégration de la Tunisie dans le courant suivi par ses voisins en se rattachant aux valeurs et principes prônés par l’Islam, source de Droit.

L’incident de la diffusion du film Persépolis– qui fait écho aux remous provoqués par le film de Nadia Al Fani, laïcité Inch’Allah- sur la chaine privée Nessma est une démonstration de cette dialectique et des paradoxes que vivent les tunisiens. L’islam interdisant la représentation de Dieu, une scène du film où ce dernier apparaît sous les traits d’un vieillard barbu a provoqué la colère d’une certaine partie de la population.

Bien qu’anecdotique, cet événement reflète particulièrement bien le fossé qui se creuse jour après jour entre les deux franges de la société. Si certains estiment que les règles et principes musulmans ont l’ascendant sur la notion de liberté (d’expression en l’occurrence), leurs adversaires rétorquent que rien ne saurait justifier la censure au nom d’obscures valeurs.

« Ils commencent par contrôler internet sous prétexte de nous protéger du X, s’indignent ces derniers, maintenant, ils attaquent Nessma sous prétexte que Persépolis ne respecte pas le sacré , et au lieu de condamner l’agressivité et la brutalité dirigées contre cette dernière , certains partis amplifient ce vent de haine et proposent une commission de censure religieuse !Et en suivant le même principe , ils censureront tous les films où les actrices ne sont pas voilées, la météo également puisque seul Dieu sait le divin, tout documentaire scientifique qui remet en cause la théorie de l’évolution » lit-on dans certains groupes crées dans les réseaux sociaux.

Face à ce conflit d’idées, la réaction des partis a été très attendue.

Parmi les principales forces politiques, Ettakatol propose dans le point 2 de son programme la formulation suivante : « L’identité du peuple tunisien est enracinée dans ses valeurs arabo-musulmanes, et enrichie par ses différentes civilisations ; elle est fondamentalement moderne et ouverte sur les cultures du monde ». Il propose également d’inscrire le principe de la « séparation des champs politique et religieux et l’ouverture sur les valeurs universelles ».

Le Pôle Démocratique et Moderniste– coalition du parti Ettajdid  et de listes indépendantes- dans son point 26, choisit la même voie en insistant sur le principe de la laïcité et de la surveillance des lieux de culte par l’Etat afin d’en garantir la neutralité, principe auquel adhère pleinement le Parti Démocrate Progressiste.

Seul Ennahdha fait cavalier seul en affirmant le maintien de l’article 1 et ajoute dans son programme la mention suivante : « L’islam constitue un référentiel fondamental et modéré qui est en interaction, par le biais de l’effort d’interprétation et d’application (ijtihâd), avec toute expérience humaine dont l’utilité est avérée. »

La nouvelle Nation tunisienne et le Monde

La Tunisie a été depuis le 19ème siècle un laboratoire à ciel ouvert dans le Monde arabe, et en donne une nouvelle fois la preuve. Certes, sa superficie et sa population ne sont pas de taille à rivaliser avec l’Egypte, néanmoins force est de constater que le monde a les yeux rivés sur elle, assistant à la naissance et aux balbutiements d’une démocratie naissante.

Comme l’a affirmé Benjamin Stora, d’aucuns estiment que cette révolution pour la dignité est en réalité un phénomène de rattrapage, d’  « entrée dans un monde déjà constitué ». Oui, mais seulement en regardant vers l’avenir, il est nécessaire d’être réconcilié avec son passé, en paix avec ses origines.

La Tunisie doit écrire seule son Histoire, néanmoins on ne peut que constater l’importance de l’influence de facteurs exogènes qui dictent implicitement le chemin à emprunter. En tête : Al Jazeera et les chaines satellitaires moyen-orientales à l’instar d’Iqra’ et Al Ressala. L’impact des médias sur l’imaginaire collectif n’est plus à démontrer et ces derniers œuvrent à façonner une image de soi, par looking-glass-self. Ainsi, la question « Qui suis-je ? » trouve écho dans la réponse à l’interrogation « Qui pensez-vous que nous sommes ? ».

Ces chaînes ont vocation à informer, mais elles apportent également leur propre contribution -de taille- à ce débat sensible qui taraude les esprits. Dans une optique panarabe ou panislamique et compte tenu d’un fort auditorat tunisien, le petit écran présent dans nos salons est un rappel incessant que la Tunisie se doit d’adopter des valeurs en adéquation avec celles de ses voisins. Or, ces valeurs sont le fruit de l’Histoire propre à chaque pays, et le tunisien semble nourrir une sorte de schizophrénie latente.

Lorsqu’Iqra’– et autres chaines religieuses- critiquait ouvertement le Code du Statut Personnel en fustigeant la Tunisie d’adopter sciemment des lois trop progressistes envers la femme, le reproche était davantage celui d’une chaine empreinte du wahhabisme déplorant la « perte » de valeurs musulmanes au profit de lois « occidentales », lois jugées « étrangères à notre culture » imposées par des « collaborationnistes des puissances coloniales occidentales. »

Des femmes libres de travailler, de sortir sans tuteur -indépendantes en somme- voilà de quoi susciter l’ire des e-prédicateurs religieux. Depuis, le discours a changé, les angles ont été arrondis, les chouyouks, pour certains, se sont repentis quant aux droits et au rôle de la femme musulmane.

A l’instar du slogan porté par les manifestants aux lendemains du 14 janvier 2011, « Obama : Yes we can, Tunisian : Yes we do !), à l’heure où la Tunisie est l’objet d’un véritable processus de démocratisation, les résultats du mardi 24 Octobre et l’avenir devraient nous dire si l’alliance du « Peuple et du goupillon » est viable dans ce petit pays qui n’en a pas fini de donner de grandes leçons au Monde entier.

Aïcha GAAYA

Article initiallement paru chez notre partenaire ArabsThink


[1] Traduction du concept théorisé par Benedict Anderson, « imagined communities » dans son ouvrage Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism

Patrimoine archéologique et défis politiques dans la Tunisie nouvelle

Il y a quelques jours de cela, je me promenais, en compagnie d’amis tunisiens, le long de la côte de Sidi Bou Saïd, petit port touristique situé à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Tunis, proche des vestiges de Carthage. Notre marche nous amena bientôt auprès d’une superbe villa, dont l’architecture mariait avec bonheur le style classique de Sidi Bou Saïd, aux couleurs blanches et bleues popularisées par le Baron d’Erlanger, à des éléments plus modernes. Mais l’attraction principale de la demeure consistait en trois magnifiques colonnes ainsi qu’un arc de pierre taillée, qui en ornaient le jardin, et qui provenaient, sans le moindre doute possible, des ruines puniques toutes proches.

Pillages et abandon, de Sidi Bou Saïd à Dougga

Aucun doute ne pèse non plus sur la manière dont ces vestiges historiques s’étaient retrouvés dans le jardin d’une propriété privée : profitant du mépris de l’État tunisien pour son patrimoine culturel, ou bénéficiant d’une complicité active au sein des autorités publiques, les propriétaires avaient tout simplement subtilisé les colonnes et l’arc afin d’en décorer leur demeure, au vu et au su de tous, ajoutant l’injure de la provocation à celle du vol. Une discussion avec un gardien rencontré dans les environs nous apprit l’identité du propriétaire de la villa : Belhassen Trabelsi[1], beau-frère du Président Ben Ali – et l’un des orchestrateurs du pillage de la Tunisie auquel se livrait la famille régnante.

Photo par David Apelbaum

Le surlendemain, nous visitions la cité romaine en ruines de Dougga, dans le nord-ouest du pays. L’expérience est fascinante – et, pour un Français habitué à une préservation organisée des vestiges archéologiques, surprenante : les ruines sont laissées à l’abandon et au bon plaisir des visiteurs, l’État tunisien se contentant de prélever un droit d’entrée. Passée l’ivresse provoquée par la déambulation dans une ville laissée en l’état, où les pierres tombales ornent toujours les cimetières et les mosaïques embellissent l’intérieur des maisons, on ne peut s’empêcher de constater que, pour romantique qu’elle puisse être, cette déréliction provoque une dégradation rapide des vestiges. La plupart des pierres tombales sont déjà illisibles, et les ruines des maisons sont exposées aux intempéries (et aux impérities des visiteurs).

De surcroît, l’abandon du site laisse le champ libre aux éventuels pillards et autres revendeurs. Notre guide s’anime en expliquant que la collecte de vestiges à Dougga allait bon train jusqu’à ce qu’arrive un groupe d’archéologues allemands qui, après avoir mis à jour de nombreuses statues, mosaïques et autres bas-reliefs, s’en sont retournés dans leur pays faute de crédit pour poursuivre leurs recherches, non sans avoir mis sous clef, sur le site, les objets déterrés. Depuis lors, le pillage du site semble avoir largement diminué.

Comme le gardien de Sidi Bou Saïd, le guide de Dougga, très remonté contre les Trabelsi, ne manque pas de nous faire un inventaire de leurs exactions archéologiques et de leur mise à sac du patrimoine historique de la Tunisie. Quelle n’est alors pas ma surprise lorsque, mes amis tunisiens s’étant éloignés, il me prend à part et me propose d’acheter, pour quelques dinars, d’authentiques pièces romaines qu’il a lui-même ramassées sur le site… .

Il n’est d’ailleurs pas le seul : la récupération et la vente de vestiges archéologiques aux touristes, à petite échelle, a progressivement acquis le statut d’industrie nationale en Tunisie. Il est vrai que le désintérêt flagrant de l’État pour la mise en valeur des vestiges du passé, ainsi que l’exemple déplorable des pillages mis en œuvre par les hautes sphères de la société, ne peuvent qu’encourager les Tunisiens à prospérer au détriment de leur propre histoire. Cependant, les reproches adressés aux Trabelsi et autres pillards à grande échelle montrent que ces mêmes Tunisiens qui profitent du commerce illicite des œuvres d’art ont, malgré tout, conscience de l’importance de conserver cette histoire.

Trois défis pour une Tunisie démocratique

Il existe un lien direct entre patrimoine archéologique, mémoire historique et démocratie. C’est en effet la conscience de sa propre histoire qui pousse un peuple à vouloir prendre le contrôle de sa destinée. C’est dans cette histoire que se forge une identité qui va au-delà du régime en place, puisqu’elle est forcément plus riche et plus complexe, et c’est dans cette histoire qu’apparaissent des figures admirables, qui peuvent offrir une alternative au sempiternel exemple du dictateur et de ses proches. Au contraire, les dictatures vivent dans l’illusion d’un présent permanent, figeant dans le temps leur insupportable longévité et effaçant jusqu’au souvenir de leur absence antérieure.

Ainsi, au-delà de la simple anecdote, ou des regrets que peuvent ressentir les amoureux de la culture antique face à la rapide dégradation des vestiges tunisiens, les deux épisodes contés ci-dessus transcrivent très explicitement les trois grands défis auxquels le peuple tunisien fait face, dans le cadre de sa lutte pour la démocratie.

Le premier défi, sans doute celui dont le gardien de Sidi Bou Saïd et le guide de Dougga étaient les plus conscients, est celui de la justice. Les castes dirigeantes de la Tunisie – qui ne se limitent pas aux familles Ben Ali et Trabelsi, mais incluent tous les soutiens principaux du régime – se sont comportées, pendant plusieurs décennies, en délinquants de droit commun, et doivent désormais être traitées comme tels. Ceux qui ont pillé tout un pays, les vestiges archéologiques n’étant qu’un exemple choquant parmi d’autres, doivent être jugés pour ces faits, afin de montrer que la Tunisie appartient désormais au peuple tunisien.

Photo par David Apelbaum

Se contenter d’oublier ou d’amnistier les vols et extorsions commis par le régime déchu ne peut que fragiliser la démocratie tunisienne naissante : n’importe quel parti arrivant au pouvoir aura, ensuite, beau jeu de dénoncer la complaisance des autorités de transition envers les anciens pontes du régime, de se poser en justicier intransigeant, et finalement de s’assurer une hégémonie politique en éliminant ses rivaux, au prétexte de leur tiédeur et de leur hésitation à punir les suppôts de Ben Ali. Sur ce point, la Tunisie doit tirer leçon des expériences d’Europe de l’Est, où la complaisance envers les anciens hiérarques communistes a mené au pouvoir, vingt ans plus tard, des partis extrémistes dont le fonds de commerce était la « lustration », la revanche contre ces ex-dignitaires[2] – et qui en ont profité pour écarter leurs opposants de toutes les sphères du pouvoir, à travers des listes de dénonciations anonymes.

Le second défi, peut-être le plus vaste, et en même temps le plus évident,  est la reconstruction du pays, dans le sens du bien-être du peuple tunisien. Le patrimoine archéologique tunisien doit être préservé, conservé, étudié et rendu accessible à tous les citoyens tunisiens, comme élément de mémoire historique, et pas uniquement aux touristes et aux classes aisées. De la même manière, l’ensemble du tissu économique et social du pays doit être retissé, refondu, et réorienté dans un sens véritablement démocratique, permettant un exercice effectif des libertés proclamées. Le partage des richesses patrimoniales et culturelles est, en ce sens, un avatar archéologique du partage le plus important, celui des richesses produites par le capital et le travail tunisiens. Si la démocratie reste limitée à son aspect juridique et institutionnel, sans investir le terrain économique, elle demeurera un vain mot.

Reste le troisième défi, le plus complexe et celui qui mettra le plus de temps à être relevé : c’est la confrontation des Tunisiens avec leur propre passé, leur propre silence, leur propre passivité, voire, ici et là, leur complicité avec le régime qui les a opprimés durant vingt-sept années.

En effet, le touriste en visite en Tunisie ne pourra que constater la véhémence avec laquelle tous ses interlocuteurs vilipendent les exactions du régime en place, et la comparera avec le silence généralisé qui s’imposait avant le 14 janvier 2011 et le départ de Ben Ali. La défense est facile : le peuple était surveillé, le peuple était menacé, le peuple avait peur, nous dit-on. La vérité est nettement plus subtile et nuancée : nombreux sont ceux qui, à leur modeste et peu nuisible échelle, ont su profiter des opportunités qu’offrait un régime dictatorial. Nombreux sont ceux qui, dans un État de non-droit, ne se sont pas sentis obligés de respecter eux-mêmes ce droit que leurs dirigeants bafouaient. Nombreux sont ceux qui, en voyant les colonnes de Carthage installées dans la maison de Belhassen Trabelsi, sont allés dérober des pièces de monnaie à Dougga pour les vendre aux touristes. Et le gardien aujourd’hui payé par l’État pour surveiller que les Trabelsi ne reviennent pas dans leurs propriétés spoliées était, il y a un an, payé par les Trabelsi pour empêcher que des intrus ne jettent un œil trop appuyé dans leurs magnifiques jardins.

Aujourd’hui, dans son ivresse révolutionnaire, le peuple tunisien n’est pas encore prêt à reconnaître ses torts, à admettre sa part de responsabilité dans les malheurs qu’il a enduré, à assumer sa servitude partiellement volontaire. Il lui faudra pourtant faire ce long et difficile travail sur lui-même pour qu’un jour, sa démocratie s’appuie, non pas sur le mythe d’un peuple résistant et opprimé, mais sur un regard adulte, véridique et sans concession, porté par une nation sur son passé, sur ses erreurs, et sur les leçons qu’elles comportent pour l’avenir[3].

Et ce jour-là, lorsque le peuple tunisien aura châtié les pillards qui l’ont gouverné, rebâti un État de droit et d’équité, et surtout considéré sans concessions sa propre attitude, les colonnes et arcs de Carthage regagneront leur place sur la colline de Byrsa, les monnaies antiques pourront être admirés dans des musés publics, et les ruines préservées de Dougga brilleront, sous le soleil doré, d’un éclat plus vif que jamais.

David Apelbaum

Article initiallement paru chez ArabsThink


[1] Frère de Leïla Ben Ali, épouse de l’ex-Président tunisien, Belhassen Trabelsi était réputé avoir la haute main sur les activités mafieuses de la famille Trabelsi (trafics, extorsions, corruption). Actuellement en fuite dans un lieu inconnu (probablement le Canada ou un État du Golfe), il a été condamné par contumace, le 28 septembre 2011, à quinze ans et deux mois de prison pour trafic de devises et métaux précieux.

[2] L’exemple typique en est, en Pologne, le parti « Droit et Justice », des frères Kaczyński, et sa loi de lustration de 2007. Suite à cette loi, de nombreux intellectuels ont été menacés de perdre leurs droits civiques pour des faits, plus ou moins réels, de collaboration avec les autorités communistes.

[3] Il faut rappeler, à titre d’exemple, qu’après la défaite de l’Allemagne nazie en 1945, les autorités françaises ont perpétué pendant près de trente ans le mythe d’une « France résistante » où la collaboration avec l’occupant nazi n’était que marginale. Il a fallu attendre la publication d’un ouvrage américain, La France de Vichy de l’historien Robert Paxton, en 1973, pour susciter un débat sur cette période. Et ce n’est qu’en 1995, soit plus de cinquante ans après les faits, que le Président Chirac a reconnu, dans le discours du Vél’ d’Hiv’, la responsabilité directe de la France dans la déportation de dizaines de milliers de Juifs.

L’opportunisme islamiste en Tunisie : vers le hijack d’une révolution ?

Islamistes. Voilà un mot qui en effraie plus d’un aujourd’hui, à tort ou à raison. Se revendiquant terre de tolérance depuis des millénaires, la Tunisie ne pensait pas un jour avoir à composer avec cette entité qu’on peine souvent à définir. Mais l’expérience démocratique suppose que la voie doive aujourd’hui être ouverte à tous les Tunisiens, quel que soit leur bord politique. Dès lors, le parti Ennahda s’est attelé à une lourde tâche, celle de se modeler une nouvelle réputation, et de chasser les fantômes des expériences précédentes, algérienne pour n’en citer qu’une. Seulement a-t-il réellement fait son mea culpa ?

Quand, le 30 Janvier 2011, Rached Ghannouchi (photo) – leader historique du mouvement islamiste Ennahda en exil à Londres depuis 22ans – annonçait son retour à Tunis, d’aucuns ont tiré la sonnette d’alarme. Entre fascination et répulsion, les journaux se sont emparés du personnage afin d’en percer le mystère, en en faisant de la sorte l’homme politique tunisien le plus interviewé (loin devant le président provisoire Fouad Mbazaa, invisible médiatiquement). A cette époque, celui-ci niait farouchement toute accusation d’opportunisme, se présentant comme un simple citoyen heureux de fouler sa terre patrie après vingt ans d’exil, sans ambition politique. Six mois plus tard, c’est un tout autre visage qu’il nous livre, remplissant des stades entiers et présentant un discours pour le moins lissé et édulcoré, destiné au public le plus modéré et à un Occident inquiet de voir un islamisme radical prendre racines à ses frontières. Se faisant, il nous entraine dans les coulisses d’une lutte acharnée pour la conquête du pouvoir, dont l’arène est aussi bien la rue que la mosquée…Comme l’affirme l’universitaire Raja Ben Slama, « Les islamistes font de la politique dans les mosquées et prient dans la rue ».

La mosquée, nouvelle chaire de campagne politique ?

Il est évident qu’Ennahda part avec une considérable avance sur ses adversaires, même les plus compétents, car elle dispose d’un atout de taille : la mosquée. Malgré les mises en garde du Ministre des affaires religieuses, M. Laroussi Mizouri, contre l’instrumentalisation de ces lieux de culte à des fins politiques, la réalité sur le terrain est bien différente. En effet, bien que n’incitant pas directement les fidèles à voter pour leur parti, les islamistes sapent les chances de leur antagonistes par le biais des imams qui, au nom de l’Islam, légitiment le programme d’Ennahda et critiquent avec virulence les idées des autres partis- les laïcs en particulier.

En milieu rural, cette stratégie est d’autant plus efficace que la mosquée joue un rôle pivot dans la vie sociale. Loin de rassurer, Rached Ghannouchi nourrit l’ambiguïté en affirmant que la chose politique fait partie intégrante du discours religieux. Peut-on dès lors affirmer que la campagne électorale en vue des élections en Octobre se fait à armes égales ? En incitant tout bon musulman à voter pour lui, le parti s’assure une victoire dans les urnes, sans avoir besoin de peaufiner un quelconque programme. Dans le monde de l’après 14 Janvier, peut-on réellement gagner des élections en ayant pour seul message « L’islam est la solution » ? Le passé obscur des membres d’Ennahda (agression au vitriol, complot contre l’Etat) sera-t-il mis de côté par les électeurs, partisans de la théorie de la seconde chance ? Réponse le 23 Octobre prochain.

Docteur Jekyll & Mister Hyde

Aujourd’hui, nous pouvons affirmer qu’Ennahda jouit d’une assise populaire considérable et a pris un poids conséquent au sein de la vie politique. Enchainant les meetings et les actions sociales, se présentant comme la première victime de l’ère Ben Ali et Bourguiba, il apparaît clairement que sa campagne électorale est bien lancée. Sous l’égide de son chef pour le moins charismatique, elle entame une parade de séduction au pas militaire et à un rythme soutenu. Stratégie payante et pour le moins efficace.
Cependant, ce parti est loin d’être une entité homogène, et oscille sans cesse entre deux positions antagoniques afin de satisfaire ses branches modérées et extrêmes. Cette attitude lui confère une position schizophrène, présentant un double visage, un double discours qui lasse ses détracteurs et déroute les observateurs. Ainsi, le parti nourrit l’ambiguïté en adoptant des positions mesurées (acceptation des valeurs républicaines, du Code du Statut Personnel), mais ne condamne pas fermement les actions de ses militants les plus virulents.

L’attaque contre l’AfricArt lors de la projection du film de Nadia Al Fani, Ni maitre ni Allah, n’a fait l’objet d’aucune condamnation, provoquant des remous au sein d’une majorité de la population, consternée. Dans son communiqué de presse, R. Ghannouchi a simplement « regretté l’usage de la violence » tout en qualifiant de « provocation » le film de la réalisatrice tunisienne qui avait revendiqué sur le plateau de la chaine Hannibal TV son athéisme. Comment interpréter ce contraste saisissant entre un discours lissé, peaufiné dans les moindres détails afin de satisfaire un Occident qui a les yeux rivés sur eux, et des positions pour le moins contestables dès qu’il s’agit d’évènements concrets ? Peut-on en déduire que son aile dure domine et dicte sa ligne de conduite aux plus modérés ?

Le duel Mourou vs Ghannouchi, symptôme des dissensions au sein du parti

Quiconque se fie à l’apparente cohésion qui semble caractériser le parti islamiste se trompe lourdement. Dans les colonnes de l’hebdomadaire tunisien Réalités, Zyed Krichen établit déjà ce constat en revenant sur les années d’animosité entre les « frères ennemis » Abdelfattah Mourou et Rached Ghannouchi [1]. En effet, le premier reprochait au second son manque de fermeté envers les membres d’Ennahda à l’origine des attaques de Bab Souika perpétrées en 1991 et des exactions commises durant la même période (attaque d’un hôtel, vitriol contre l’imam Brahim Ouerghi)[2]. De la sorte, si la réputation de Ghannouchi a été entachée par ces évènements, Mourou s’en sort les mains propres et est devenu une figure centrale de l’islamisme modéré, véritable fierté tunisienne. La tension est vive entre les deux hommes, chacun tentant de gagner la bataille de l’image, par chaires interposées, à l’occasion de prêches et d’interventions à la télévision pour le cheikh Mourou, et par le biais des médias pour R. Ghannouchi. Mais Ennahda, plus que n’importe quel autre parti politique, ne peut souffrir l’image d’une formation divisée, l’Umma des croyants se devant d’être unifiée sous une même bannière, sans lutte déclarée pour le pouvoir. Le combat qui oppose ces deux géants est donc une bataille discrète, que ni l’un ni l’autre n’admet ouvertement, mais dont les effets sont néanmoins visibles.

Des accusations de mauvaise foi de plus en plus nombreuses

Depuis son retrait le 30 Mai 2011 de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique présidée par Yadh Ben Achour, Ennahda fait couler beaucoup d’encre à son sujet. Plusieurs accusations lui sont adressées- toutes démenties par son bureau exécutif. Tout d’abord, le financement des partis. Le décret-loi prévoit l’interdiction de financement des partis politiques par des pays étrangers. Les détracteurs affirment que les pays du Golfe auraient largement contribué à remplir les caisses d’Ennahda, qui a surpris par une organisation très minutieuse de ses meetings et par les moyens qu’elle a pu déployer. Des coûts trop onéreux pour un parti resté très longtemps clandestin, selon certains.
Par ailleurs, le parti est accusé de ne pas vouloir signer le Pacte républicain– sorte de minimum vital, qui servira de base pour la future Constitution. Ce pacte réaffirme, entre autres, la séparation des champs religieux et politique, les droits de la femme, et l’identité de la Tunisie dont la langue est l’arabe et la religion est l’islam. D’autre part, les agissements des salafistes de Menzel Bourguiba- ville du gouvernorat de Bizerte à moins de cent kilomètres de Tunis- et d’ailleurs suscitent une levée de boucliers dans un climat de tension palpable en Tunisie.

Entre l’organisation de défilés de jeunes filles vêtues du niqab, les fermetures forcées de maisons closes (jusque là légales et gérées par l’Etat), la diminution de postes de vente d’alcool, les tunisiens découvrent de nouveaux interdits et tabous. Eux qui se targuent d’être les citoyens du pays arabe le plus libéral font l’expérience -douloureuse- du fanatisme religieux. Certains redoutent déjà la période du Ramadan qui approche à grands pas et, avec elle, une recrudescence de la virulence de ses partisans et de ceux du Hizb Ettahrir[3]. Jusque là, il était d’usage de voir des restaurants ouverts durant la journée pour les « dé-jeûneurs » et des femmes non voilées déambuler dans les rues de Tunis et d’ailleurs. Face à ce parti – en apparence seulement – uni et solidaire sous la bannière d’un Rached Ghannouchi imperturbable et inflexible, le Parti Démocrate Progressiste de Maya Jribi, Ettakattol de Mustapha Ben Jaafar ainsi que d’autres partis ont redoublé d’efforts et accompli un travail de fond considérable pour éviter le raz-de-marée islamiste prédit par les sondages.

 

Aïcha Gaaya, article initialement paru sur ArabsThink

 

 

La restructuration de l’autoritarisme algérien

Les dirigeants algériens concoctent une nouvelle étape de « réformisme » dans les discours et « d’illusion démocratique. » La Haute Instance sur les réformes politiques lancée en mai 2011 a récemment clôturé son travail. Chargée de consulter des partis politiques, personnalités nationales, et représentants de la société civile, et boycottée par l’opposition; cette commission – une utopique démocratie directe ou participative – n’était aucunement indépendante du pouvoir[1]. En posture de chef d’Etat menacé par l’ébullition sociopolitique et toujours forcé de composer avec le commandement militaire, Bouteflika scrute l’évolution des autres pays arabes. Dans un contexte de remous lourds de conséquences pour les leaders de la région, il promet à nouveau des réformes dans l’espoir de tenir jusqu’aux échéances de 2014. Sa position est claire : pas de dissolution du Parlement, pas d’assemblée constituante pour la révision de la constitution[2].

Le bricolage d’une nouvelle stratégie autoritaire : Bouteflika inspiré par Mohammed VI

Les dirigeants occidentaux – en tête de liste la France et les Etats Unis – ont chaleureusement félicité le Roi du Maroc Mohammed VI pour l’approbation massive de son « projet de Constitution » par voie référendaire (à plus de 97% des votes exprimés). Pourtant cette révision constitutionnelle n’est qu’un vernis de changement, une couche pâteuse de réformes insignifiantes au regard des attentes suscitées par l’initiative. De l’autre côté de la frontière toujours barricadée entre le Maroc et l’Algérie, son homologue et voisin le président Abdelaziz Bouteflika semble désormais séduit par un scénario similaire. Dans un communiqué Bouteflika l’a réitéré «en ultime étape, le peuple souverain aura à se prononcer sur la consolidation de l’Etat de droit et de la démocratie dont il est la source et en a été l’artisan depuis la libération du pays au fil des différentes étapes de notre histoire contemporaine». Cette stratégie permet de flatter la communauté internationale penchée sur les bouleversements du monde arabe à coup de « réformes » dans un système pourri, un système qui ne veut pas changer. Alors que la société algérienne toujours en ébullition montre des symptômes évidents de ras-le-bol –contestation pacifique toujours verrouillée ; émeutes contre les pannes d’électricité ; violences dans les villages- les responsables politiques tentent la « pseudo-révolution » par le haut après des décennies d’illusions successives de changement. Il s’agit bien plus d’une logique de « forme » – démocratisation artificielle – qu’une étape marquant une progression de « fond ». Comme bon nombre de régimes arabes, l’Algérie a intégré les cadres de pensée, les principes et valeurs démocratiques revendiqués par les pays occidentaux dans ses discours officiels pour se voir attribuer une image rassurante et volontariste.

Quand Bouteflika s’inspire du référendum marocain et de la « révision » du texte suprême pour marquer le « changement », il oublie plusieurs éléments essentiels. Premièrement, il ne jouit pas de la légitimité historique du roi du Maroc appuyé sur un régime de plus de quatre siècles et le symbolisme de la monarchie chérifienne. En substitut à l’absence de légitimité historique, on pourrait penser au nationalisme/patriotisme algérien subtilement utilisé sous les termes d’« indépendance », « libération » etc., un vocable dépassé presque cinquante ans après la guerre d’Algérie et la fin de la colonisation française. Quant à l’idéologie socialiste-arabe restée lettre morte, elle ne lui accorde aucune légitimité particulière prenant note de l’échec du « socialisme spécifique » algérien. Sans idéologie structurante, il ne reste que les ajustements réalisés en termes de communication officielle et de promesses pour maintenir le statu quo autoritaire. Mais Bouteflika et l’appareil sécuritaire négligent un obstacle de taille : la nature court-termiste de leur modèle. Dans le domaine économique (l’Algérie après le pétrole ? le faible développement du privé) tout comme au niveau politique et institutionnel, cette version militaire de l’autoritarisme régulièrement rebricolé n’a pas une vocation de long-terme.

Une « révolution par le haut » ou la restructuration du régime autoritaire algérien

Un article très pertinent sur l’avantage du retard politique constatait avec amertume ou espoir qu’il est plus facile de « faire du neuf que de rénover une vieille structure ». Dans le cas de l’Algérie les structures du pouvoir mais aussi les structures économiques (vieilles industries, rente) n’ont fait que s’engouffrer et se perpétuer depuis 1962, un état de fait en apparence compensé par l’existence d’un certain espace public (la presse) et justifié par les exigences sécuritaires. La démocratisation doit en théorie passer par la rénovation des structures archaïques et le dépassement des obstacles internes qui ont laissé pulluler des fléaux étendus à la société tout entière (corruption, inefficacité, désorganisation, perte de confiance). Mais le régime actuel n’a jamais cherché la démocratisation et le nettoyage de fond : du pluralisme de façade des années 1990 -succédant au parti unique FLN- aux pseudo-libertés d’expression et de manifestation, les politiques de libéralisation ont plutôt étés « une restructuration de l’autoritarisme [que la] première étape d’une transition vers la démocratie. »[3]. Cette idée fondamentale peine à être comprise dans les sociétés arabes mais aussi en Occident : on se satisfait facilement des promesses de réformes des dirigeants arabes en ignorant les systèmes vieillissants et rigides sur lesquels ils s’assoient depuis des décennies. L’Algérie et bien d’autres Etats n’ont jamais eu l’intention de remettre en cause leur fonctionnement. Les réformes ont toujours été des « compromis de survie » nécessaires et nullement l’expression d’une « nouvelle ère ».

L’Algérie de Bouteflika et des généraux propose en 2011 de faire du vieux avec du vieux tout en essayant de donner à l’extérieur l’image d’un régime arabe « modéré », d’un autoritarisme « sage » et supportable pour la population. En laissant une presse relativement libre par rapport à ses voisins (Maroc, Tunisie de Ben Ali) et en renonçant au recours généralisé à la torture et aux méthodes répressives radicales (Syrie), elle bénéficie d’une image relativement favorable. De plus, sa lutte contre le terrorisme lui colle une étiquette de bon élève en termes sécuritaires et ses ressources pétrolières et gazières maintiennent la structure rentière.

En Algérie, l’histoire du réformisme illusoire semble s’inscrire dans la stratégie autoritaire depuis l’arrivée au pouvoir de Bouteflika. En 2008, le Président annonçait une révision « partielle et limitée de la constitution » et des amendements sur la base de la « stabilité, de l’efficacité et de la continuité ». Et de fait en 2009 le président algérien révisa la constitution pour contourner la limitation des mandats et se représenter sans contrainte.

Dépolitisation et sécuritarisation de l’espace public ou le risque d’explosion à moyen-terme/long-terme

C’est comme si l’Algérie cherchait en ces temps de printemps arabe, l’équation subtile permettant de consacrer un modèle autoritaire intouchable et insensible à la frustration sociétale. Ni le président, ni la vieille élite, ni les cadres du FLN, ni les généraux ne souhaitent perdre leurs privilèges respectifs. Pourtant le contexte des révoltes/révolutions arabes impose des « initiatives d’apparence démocratiques », un mal nécessaire dont les dirigeants arabes encore au pouvoir, Bouteflika inclus, ne peuvent faire l’économie. En essayant de dépolitiser l’espace public, de renforcer le sécuritaire tout en proposant des réformes de surface dissociées de l’exigence incontournable de changement de fond, le régime algérien risque de se « syrianniser » et de connaître non pas le sort de Mohammed VI adulé par les pays occidentaux et accroché à la stabilité de sa monarchie, mais le destin des pays arabes aux présidents récemment déchus. Bouteflika, en décevant les grandes attentes de changement, favorise l’éclatement d’une crise sociale et une contestation politique beaucoup plus aigues, dans un futur plus ou moins proche. Le temps des infitah (ndlr: libéralisations) illusoires et des « printemps sans lendemain » est bientôt révolu.

 

Mélissa Rahmouni, article initialement paru sur ArabsThink

 


[1] La commission a consulté plus de deux cent cinquante personnalités pressées au portillon du pouvoir et son président Abdelkader Bensalah (président Sénat, FLN) fut assisté par deux conseillers du président Boughazi (islamiste) et Touati (général-major retraité. Rachid Tlemçani analyse cette commission comme une instance reposant sur une « relation triangulaire : légitimité historique [Ben Salah], islam de bazar [Boughazi], armée  [Touati] ».

[2] A cette révision constitutionnelle s’ajouteront des amendements conséquents du code de la wilaya (région), du code de l’information (liberté de la presse, d’expression), de la loi sur les associations, de la loi électorale et de la loi sur les partis.

[3] A. Boutaleb, J.N. Ferrié et B. Rey (coord.), L’autoritarisme dans le monde arabe – autour de Michel Camau et Luis Martinez, Débats, CEDEJ, Juin 2005, p. 5.