Tombouctou la martyre

Poète, nouvelliste et romancier, Ousmane Diarra est un intellectuel malien basé à Bamako dont les derniers romans ont été publiés chez Gallimard. Dans cet article, il porte le regard du romancier, du malien, de l'humaniste sur un pan de la mémoire saccagée de Tombouctou par des fondamentalistes religieux. Un pan de sa mémoire personnelle massacrée…

N’étant pas historien de formation, je laisse aux professionnels de cette discipline le soin de se charger de l’histoire de Tombouctou, cette cité millénaire à plusieurs épithètes : La perle du désert, La Ville des 333 saints, Tombouctou la merveilleuse, Tombouctou la mystérieuse…Tombouctou la cité savante du Bilal El Sudan. La cité de Ahamed Baba, un érudit, un savant dont les connaissances en théologie, mathématiques, astronomie… ont rayonné jusque dans les confins des pays du Golf arabique. La cité de Mahmoud Bagayogo, un autre savant qui donnait des cours dans les universités marocaines…

Comptoir commercial au départ, d’après l’écrivain et anthropologue Malek Chebel (« L’esclavage en terres d’islam »), Tombouctou a toujours été une ville convoitée et fut, depuis le Moyen-âge, l’objet de plusieurs conquêtes et reconquêtes. Par les empereurs du Mali médiéval dont les résidences prirent le nom de Mandougou (résidence de l’empereur). Par les Touaregs qui en furent chassés plus tard par Sonni Ali Ber, un animiste bon teint, fondateur de l’empire Songhaï dont la mère, d’après une légende, serait une princesse sorcière originaire du pays de Faro (entendez Ségou, les Bambara), laquelle aurait voyagé le long du fleuve, se serait baignée dans une endroit où un lion s’était fraîchement abreuvé. Sonni Ali Ber, qui aurait persécuté les Oulémas de Tombouctou, aurait été engendré par la bave de ce lion. D’où son intrépidité au combat mais aussi son acharnement contre les oulémas.

A la fin de l’empire de Gao, empire Songhaï, Tombouctou tomba entre les mains des troupes marocaines, avec à leur tête Djoulder. Ces derniers en furent à leur tour chassés par Mamari Biton Coulibaly, fondateur de l’empire Bambara de Ségou. Tombouctou fut également conquise, au 19 eme siècle, avant l’arrivée des Français, par l’empereur Cheickou Ahmadou du Macina. Ce sont donc ces différentes conquêtes et reconquêtes, à mon avis, qui ont fait de Tombouctou la ville la plus célèbre du Mali, parce qu’au-delà de l’aspect militaire, elles ont permis le brassage des populations et des cultures de différents horizons, qui ont fait d’elle, en paraphrasant Amadou Hampâté Ba, ce beau tapis dont la beauté vient de multitudes de ses couleurs, et aussi de la synthèse qu’elle (la cité), a su faire des cultures arabo-berbères musulmanes et négro-africaines d’origine animiste.

Mais de tous ces conquérants du Moyen-âge à nos jours, les Islamistes dans les mains desquels Tombouctou vient de tomber, avec toutes les régions du nord du Mali, les islamistes sont donc les seuls à s’attaquer à l’âme de la cité, voire celle du Mali et de l’Afrique toute entière : ses sites historiques et ses mausolées. Dès leur entrée dans Tombouctou aux lendemains du coup d’Etat qui a renversé le président Amadou Toumani Touré, le 22 mars derniers, les nouveaux barbares ont démoli deux symboles et pas des moindres : le Monument d’Al Farouk, monument construit en l’honneur du cavalier mythique protecteur de la ville et celui symbolisant « la Flamme de la paix », organisé par le président Alpha Omar Konaré pour célébrer la fin de la rébellion touarègue de 1991-1994. On pensait alors que leur furie destructrice allait s’arrêter là, puisque c’était les deux seuls monuments n’ayant rien de musulman. On s’était trompé.

En ce mois de juin, en trois jours, les nouveaux maîtres des régions du nord du Mali, comme brusquement tombés dans un delirium tremens, se sont mis à détruire les mausolées des saints même d’une religion dont ils se réclament pourtant : le mausolée de Sidi Mahmoud (1546), de Sidi El Moctar (1593), Cheick Sidi Ameiki, Cheick Boulkassoum, Cheick Mahmoud Ibn Omar… Sur les 16 mausolées de Tombouctou, ils en ont ainsi démoli sept. Si on ne les arrête pas, je n’ai pas espoir qu’ils vont s’arrêter en de si bon chemin. Car, contrairement à ce que beaucoup pensent, leurs visées, comme en Afghanistan, c’est d’effacer totalement toutes traces de civilisation, et ainsi, toute la mémoire de leurs victimes, à savoir les Maliens, voire toute l’Afrique. Pire, dans leurs projets diaboliques, ils veulent détruire tout ce qui, au plan culturel, relie l’Afrique noire à l’Afrique blanche. A ce titre, ils ne constituent pas seulement une menace pour le Mali, mais pour l’unité africaine tout court. Car, l’islam noir, dont un des éléments clé est le culte des saints, lequel vient de l’islam maghrébin, est un islam tolérant, ouvert, un I syncrétisme harmonieux entre l’islam, religion monothéiste et le culte des ancêtres, venu des religions traditionnelles négro-africaines.

Les actes que ces nouveaux barbares, financés par certains pays du Golfe (on parle beaucoup ici de l’appui du Qatar), je ne les ressens pas seulement comme une entreprise de démolition de mon pays, de ma civilisation, mais comme une profanation de mon être le plus intime, de mon âme profonde, une destruction de ma mémoire d’être humain, de mon intelligence, de tout ce que mes ancêtres ont inventé pour que je sois aujourd’hui cité comme faisant partie de l’humanité, parce qu’ayant, à partir de mon propre génie, inventé quelque chose, pour l’humanité.

La catastrophe, je l’ai vue venir. Je l’ai décriée dans mes livres, l’ai dénoncée dans mes interventions. Mais elle est là, à l’œuvre. C’est de mon âme qu’on veut me vider. Or, « Un homme sans âme est une enveloppe vide que n’importe qui peut remplir avec ce qui lui plait. » (Pagne de femme, Gallimard, Continents, 2007). Après Tombouctou où, après les mausolées, ce serait peut-être les manuscrits qui seraient la proie des flammes, ce sera Gao, avec les Tombeaux des Askias, puis Djenné, puis le pays Dogon, puis Ségou, puis Bamako. .. Et sous mon regard impuissant. Impuissant parce que je n’ai que ma plume. Pas d’argent pour acheter les armes et me battre, quand eux, ils sont suréquipés par les puissances d’argent.

Ousmane Diarra