Sexualités arabes : ruptures et domination

nuitwebPendant plus de deux siècles, la sexualité dans le monde arabe a combinée deux états : une incapacité à résister au flux économique, politique et culturel occidental, combiné à une incroyable résilience : elle n’a pas disparue, comme d’autres civilisations confrontées à l’impérialisme occidental. Mais elle n’a pas (encore ?) intégrée cette intrusion. Elle est aujourd’hui le fruit de cette mutation produite dans des conditions extrêmes d’agression et de permanence. Et c’est dans ses soubassements les plus secrets, les plus fondamentaux aussi, que cette hétérogénéité dominée se révèle.

Voilà une première raison pour étudier la sexualité, ou plutôt les sexualités arabes contemporaines, telles qu’elles se déploient dans l’imaginaire, le droit, le discours public ou encore les pratiques sociologiques. Ces sexualités disent plus que la dimension biologique, elles disent même le tout des sociétés concernées : leurs blocages, leurs hantises et leurs sublimations régressives. Ces sexualités sont striées de lignes de démarcations, zébrées de fractures visibles ou masquées. Et ironiquement, ce n’est pas en Occident, où la sexualité publique semble, au reste du monde, débridée, travaillée par des débats fondamentaux, sans cesse remise en cause dans ses formes et ses repères, que la scène sexuelle est la plus problématique, la plus déchirée, la moins unifiée, mais bien dans le monde arabe – et ailleurs, sous bénéfice d’inventaire.

Ruptures générationnelles

La première faille est générationnelle. Depuis trois ou quatre générations pour les pays et les zones les plus tôt exposés à l’occidentalisation, depuis une seule pour les pays les plus isolées, pour les zones rurales, pour les classes moyennes des petites villes, des ruptures brusque et totale se produisent à chaque relais générationnel.Qu’on s’accorde sur les termes et leur portée : il ne s’agit pas d’évolution, de transformation, ni même de révolution, qui suppose un débat ou une confrontation. Il s’agit d’une recréation du monde à chaque adolescence. Romanciers et cinéastes arabes, encore plus que les essayistes ou les militants, ont bien observés ce phénomène étrange. Une femme grandie dans un harem protégé. Ses rares connaissances sexuelles, peut-être mêmes ses premières expériences, elle les tient de femmes plus âgées de son entourage. A peine nubile, elle se marie à un promis qu’elle n’a jamais vu. A la génération suivante, sa fille grandit parmi ses pairs dans des milieux mixtes, écoles et lieux de vacances, exposée à la radio et à la télévision. Au milieu de la vingtaine, elle épouse un camarade d’université. A la troisième génération, sa petite-fille, adolescente, fait le mur et connait sa première expérience sexuelle lors d’une « boom » organisée par une copine, à seize ans. Cette séquence fictive de trois générations et de presque un siècle est sans doute exagérée, mais chaque profil, bien que outré, n’en reste pas moins vrai en substance. Le même récit peut être reproduit, avec quelques variantes de circonstance, pour les hommes : la maison close et les cheikhats, l’homosexualité diffuse et l’éphébie qui disparaissent, l’institution de la copine, les conjointes étrangères rencontrées lors des études en Occident… 

Il s’agit certes d’une histoire fictive qui touche une famille embourgeoisée, supposant l’éducation universitaire pour la seconde génération, et un milieu occidentalisée pour les adolescents de la troisième. Mais la leçon à en tirer reste valable, bien que ne touchant qu’une partie, de plus en plus importante néanmoins, de la population : plusieurs révolutions de grande ampleur, concernant la place de la sexualité dans la famille, les rapports entre les générations, la manière dont la sphère symbolique gère le passage entre les étapes de la vie, affectent les sociétés arabes en continu.

Ces ruptures, si elles s’intégraient dans un plan d’ensemble, si elles formaient une totalité dialectique, se dépassant graduellement, entreraient dans une histoire significative aux yeux des principaux concernés. Mais en réalité, il n’y a aucune intégration de ces ruptures. Hormis quelques rares points qui ont fait consensus, sur le thème du progrès : la famille ne choisit plus le conjoint, les filles vont à l’école… la majorité de ces grandes transformations s’accomplissent dans un silence assourdissant, encore couvertes d’un discours qui n’a plus cours. Ce que Pierre Bourdieu appelle l’hystérésis, cette permanence d’un discours et d’une rationalisation accolés à une pratique qui a changé, la sexualité arabe en offre d’excellentes illustrations. Et au lieu d’une confrontation saine de générations, la culture arabe connait depuis longtemps une juxtaposition de civilisations à l’intérieure d’un même groupe, d’une même famille.

Rupture entre espaces public et privé

La distinction entre l’espace public et l’espace privé est fondamentale dans le monde arabo-islamique. Comme l’Antiquité avant elle, la civilisation islamique développa une société qui organisait, à l’intérieure de l’intimité domestique, de véritables autonomismes juridiques et politiques. Passé le seuil de la maison, la loi du prince s’abolissait au profit de celle du chef de famille.Cette distinction entre une loi publique et une autre privée, il n’est pas étonnant que ce soit dans le domaine familial et sexuel qu’elle se soit le mieux déployée. La sexualité publique est toute de masculinité, de retenue, de normes. Elle tolère la gaudriole si celle-ci est soumise au contrôle d’une caste, professionnalisée : almées et cheikhats, éphèbes et courtisanes, incarnaient la part congrue que l’espace public, dans les hautes sphères sociales, ou dans quelques recoins populaires, laissait au sexe extra-domestique. Cette sexualité publique, par ailleurs, est iconoclaste : elle répugne à sa propre figuration. Pas d’images bien sûr, la norme religieuse l’empêche en général, mais en la matière sexuelle, toute représentation publique à caractère sexuel est prohibée : ni baiser, ni caresse, ni contact tactile qui puisse avoir un soupçon de sens érotique.

L’espace privé est, sans surprise, l’exact opposé. Il rééquilibre l’interdit de figuration public par l’excès intime. Maître en son domaine, le chef de famille peut rêver sa maison en harem, en lieu de nudité permanente et de jouissance continue. Que la réalité soit différente importe peu : il s’agit ici surtout de souligner la manière dont, dans l’économie symbolique de l’érotisme arabe classique, l’austérité publique était rachetée par un opulent imaginaire privé. Qu’il suffise de se pencher sur les contes des Mille et une Nuits par exemple : le seuil qui sépare la maison de la rue est une frontière érotique pure, elle est la ligne de démarcation, grillagée et cadenassée, entre le voile et la nudité, la retenue et l’exacerbation des sens, le puritanisme et le pansexualisme, la pauvreté du visible et la débauche de voyeurisme. Pour résumer cette séparation classique, quoi de plus significatif que cette expérience, encore possible il y a quelques décennies, pour tout petit garçon de cette région : il y avait la rue, où il ne voyait que peu de femmes, et peu du corps de ce peu de femmes, et il y avait le hammâm, ce privé par excellence, où il voyait le tout de la femme, dans la profusion.

les-femmes-du-bus-678Cette séparation entre le public et le privé, qui faisait sens et équilibre comme on le voit, a été traversée. D’abord fragilisée, ensuite perforée de mille trous, elle est aujourd’hui un vestige, impuissant et angoissant. La loi civile d’abord est passée par là. Les enfants à l’école ont été une première brèche dans les républiques domestiques, et la loi du père a été concurrencée par celle du maître. Ensuite, les transformations urbaines ont fait des maisonnées patriarcales où plusieurs ménages et plusieurs générations coexistaient des appartements pour familles nucléaires. Cette balkanisation des empires patriarcaux a rendu plus problématique l’autarcie qui préexistait. Les médias enfin poursuivent aujourd’hui cette entreprise : la radio puis la télévision ont depuis longtemps bousculées les codes du visuel sexuel permis ou prohibé selon les lieux et l’entourage.

Sans doute, l’horizon de ce processus est d’aboutir à une situation similaire à celle qui a cours en Occident où la délimitation quasi-ontologique qui existait dans les cultures orientales et gréco-romaines entre le privé et le public ne s’est jamais acclimatée. Mais en attendant, l’individu arabe fait face à une autre rupture problématique : des morceaux de sexualités privées envahissent l’espace public, des morceaux de sexualités publiques envahissent l’espace privé. Dit sous d’autres formes, et en exemples : on se scandalise d’un jeans trop serré, mais on met allégrement les mains aux fesses ; on s’alarme d’un baiser à l’écran mais on consomme massivement du porno ; on fronce des yeux devant une jupe mais les petits garçons batifolent encore jusqu’à sept ou huit ans dans les effluves des chairs dénudées des tantes et des cousines.

Rupture entre masses et élite

C’est sans doute la rupture sociale et politique qui est aujourd’hui le signe le plus tangible de cette sexualité dominée. La sexualité des élites, comme celle des marges et des parias d’ailleurs, a toujours été plus libre, plus aventureuse, que celle des classes populaires et moyennes, celles qui forment le gros de la démographie d’une culture donnée. Dans le monde arabo-islamique, les choses ne se passaient pas autrement. Telle que nous la rendent poèmes, contes et épitres, la sexualité arabe classique était débridée aux deux bouts de l’éventail social, dans les palais et les taudis. Mais quelque chose de nouveau s’est rajouté à ces extrêmes habituels.Avec l’impérialisme occidental, dès avant la colonisation proprement dite, un fort mimétisme culturel a affecté les élites bourgeoises orientales. On en connaît ses traits vestimentaires, culinaires, langagiers : la veste et la fourchette, le français et le piano ont tôt fait partie de l’attirail des compradors levantins, intermédiaires de la colonisation économique, puis politique. Mais cette imitation ne s’est pas bornée à ces domaines. Elle a touché, et dès l’origine, d’une manière obscure, implicite, et qui gagne à être mieux étudiée, jusqu’aux comportements sexuels.

A quel moment, par imitation, les élites se sont-elles approprié les tabous et les libertés occidentaux ? A quel moment ont-elles changé de regards sur leurs propres interdits, devenus des archaïsmes, et leurs propres libertés, devenues des licences permissives ? Dans la Trilogie, Naguib Mahfouz signale les différences de comportement entre garçons et filles selon les classes sociales, et la difficulté du jeune Kamal à naviguer entre ces normes qui sont autant sociales que sexuelles. Sur la même période, Alexandre Durrel l’auteur du Quatuor d’Alexandrie, a des notations subtiles sur les morales sexuelles selon les classes sociales dans le grand port colonial. Mais on est là déjà dans l’entre-deux-guerres, à un moment où le processus mimétique est déjà puissamment engagé.

Cette imitation, qui est en réalité un démarquage problématique, une espèce de parodie possible seulement par une mauvaise foi permanente, la décolonisation ne l’a pas arrêtée. Elle s’est poursuivie, relayée par la mondialisation culturelle et le libéralisme économique des années 1970. La liberté sexuelle, ou sa forme parodique et superficielle, est devenue pour les élites orientales le signe distinctif qui les désignait et les séparait des masses. Ces dernières, par contrecoup, se sont majoritairement engouffrées dans l’appel d’air créé par l’islamisme qui joua sur cette ambiguïté social de la liberté des mœurs.
Quoi de plus excitant, de plus tendancieux pour la bourgeoisie dépendante que d’organiser des parties telles qu’on imagine qu’elles se font là-bas, en Occident, dans des villas entourées de bidonvilles puritains ? Quoi de plus socialement vindicatif pour le sous-prolétariat urbain que de vociférer des prêches religieuses par radiocassettes près des villas où on imagine qu’il se déroule de ces fêtes immorales et jouissives ?

Rola-SaadAussi, la question sexuelle, au sens le plus large, rassemblant la cause des femmes, le droit matrimonial, la liberté de mœurs, a fini par être embrigadée au service d’une autre question, sociopolitique. Ainsi va le syllogisme de la question féminine et sexuelle arabe : si l’Occident a des femmes libres, la bourgeoisie arabe, jouant de concurrence, sera évaporée, blonde et refaite de partout ; si cette bourgeoisie sans capital ni industrie est « libre », alors son peuple sans travail ni plus-value sera voilé ; et plus la bourgeoisie se dévoile, plus le peuple s’emmaillote de tissus. Cette rupture entre élite et masses arabes, on en connaît le résultat : c’est les clips musicaux de Rotana associés au paysage urbain du Caire, c’est Rania de Jordanie dans les défilés de mode et le niqab dans les rues d’Amman… On peut poursuivre cette suite binaire, elle court du Golfe à l’Atlantique, pour une fois unis.

Comme une larve qui mute mais en gardant son ancienne peau, la personnalité arabe a subi plusieurs métamorphoses sexuelles sans jamais renoncer décidément aux anciens discours ou aux anciennes pratiques. Des séquences temporelles hétéroclites se sont donc déposées, sédimentées, les unes sur ou contre les autres. Un habit bariolé, fait des chutes de vieux tissus et d’échantillons de tissus étrangers, recouvre cette sexualité malheureuse, qui parle plusieurs langues mais ne sait toujours pas dire l’essentiel, accoutrée d’une multitude d’habits mais ayant toujours froid, et qui, sans cesse et encore, attend que d’ailleurs viennent les derniers patrons sur lesquels tailler une robe pour un corps dont elle ne sait que faire. Hétérogénéité de la domination.

 

Article d'Omar Saghi, initialement paru sur son blog

Faut-il que le chef ressemble à sa base ?

Il y a, fondamentalement, deux types de partis politiques et de système représentatif.

Il y a ceux qui pensent que, depuis la base jusqu’au sommet, depuis le moindre électeur jusqu’au chef de gouvernement, il y a un chemin linéaire : le même peuple, le même langage, la même culture. Le chef élu doit parler le même langage, manger la même nourriture, ressembler physiquement au peuple qui l’a élu. Cette conception est celle des démocraties rousseauistes, nées de la révolution française ; elle débouche sur le meilleure : l’ouverture de la scène politique à tous, la participation politique élargie, l’ascension sociale sans frein ; et elle débouche sur le pire : le populisme le plus violent, et parfois les dictatures sanglantes ; Staline, comme Saddam Hussein, comme Fidel Castro, n’ont cessé de le rappeler : ils ressemblent, culturellement, physiquement, socialement, au moindre paysan russe, irakien ou cubain, ils sont le peuple.

Et puis il y a le second type de parti et de démocratie représentative. Ce type conçoit la politique comme un monopole, une spécialité, aux mains d’un groupe sociale, l’élite – qu’elle soit technocratique, ou sociale. Un gouffre sépare cette élite du peuple. Le peuple vote, régulièrement, tous les quatre ou cinq ans. Le peuple choisit, parmi les grandes familles concurrentes, celle qu’il estime la plus apte à gouverner. La démocratie, dans cette conception, ne signifie pas la participation de tous aux affaires publiques, mais le pouvoir qu’ils ont de choisir entre quelques-uns, de faire tourner le manège des élites. Cette conception, on la retrouve dans de vieilles démocraties, d’inspiration anglo-saxonne : en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, il est peu probable qu’un fils du peuple devienne premier ministre ou président. Car il faut pour cela tant de liens, tant de réseaux, que seule une poignée de grandes familles est en lice pour cette course. Le peuple se contente de voter pour l’une ou l’autre. Un gouffre le sépare de la scène politique. Certes, parfois, quelques méritants, quelques boursiers de la politiques, de braves enfants du peuple, réussissent à entrer dans ce club fermé. Mais ils devront garder la tête basse, et échanger le sang neuf qu’ils apportent aux élites contre la tolérance que celles-ci leur vouent, en les adoubant, en les mariant, en les accueillant parmi elles.

L'élection du chef de l'Istiqlal au Maroc

Il y a une dizaine de jours, l’Istiqlal, vénérable parti marocain, plus vieux que le PS ou l’UMP français, plus vieux que la plupart des partis arabes, a élu un nouveau secrétaire général. L’élection fut serrée, elle opposa Hamid Chabat, un ancien militant syndicaliste, et Abdelwahad el Fassi, un médecin réputé, fils du fondateur du parti Allal el Fassi. Voilà un exercice d’école, à proposer aux étudiants en sciences politiques : la confrontation entre, non pas seulement deux personnalités, l’une populiste, controversée, l’autre tout en rondeurs et diplomatie, mais entre deux conceptions métaphysique de la politique.
Faut-il que le chef d’un parti, et à terme un possible chef de gouvernement, soit comme le peuple qui élit le gouvernement : qu’il parle comme lui, qu’il mange comme lui, qu’il s’habille comme lui ? Qu’il ait fait les mêmes études, ou les mêmes non-études comme lui ? Qu’il porte la même moustache, comme lui ? 

Ou bien faut-il que le chef du parti, que le possible chef de gouvernement soit justement très différent de ceux qui votent pour lui : qu’il ait fait des études très poussées, que jamais le peuple ne pourra faire dans sa majorité ? Qu’il soit le descendant d’une très vieille famille ? Qu’il parle d’une certaine manière, s’habille d’une certaine manière, sourit et rie d’une certaine manière, qui ne cessent de rappeler qu’entre lui et ses électeur un fossé qu’on ne peut enjamber existe ?

On dira : pourquoi le peuple votera pour des gens qui ne lui ressemblent pas ? Or, justement, dans les plus vieilles démocraties du monde, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, globalement le peuple vote pour des gens qui ne lui ressemblent pas. On estime qu’il faut envoyer à Washington, au Congrès, au Sénat, à la Maison Blanche, des gens qui ont fait de grandes études, comme n’en font pas les Américains, des gens qui sont beaucoup plus riches que la majorité des Américains, des gens qui souvent parlent des langues étrangères, connaissent des pays étrangers, à la différence de l’écrasante majorité des Américains. Mais cette majorité estime que telle est le prix de la démocratie impériale : il faut, pour gérer le pays, des spécialistes de la grande politique.

Mais à côté de cette conception, qui dresse une barrière entre l’élite politique et les électeurs, la révolution française en a introduit une autre : le peuple vote et porte au pouvoir un morceau de lui-même, un miroir de lui-même, avec tous les dangers populistes que cela porte.

Vers la fin du multipartisme notabiliaire au Maroc ?

Le Maroc, à la différence des autres pays arabes, n’a jamais complétement accepté cette conception française et rousseauiste de la politique. Cela a eu des avantages : d’éviter le populisme qui conduit à l’installation de régimes dictatoriaux, mais cela a aussi des inconvénients, comme de détourner les gens de la politique, qu’on finit par considérer comme une affaire de fils de bonnes familles. Il n’est peut-être pas étrange que ce soit justement le plus vieux parti marocain qui subisse en ce moment sa révolution conceptuelle : les militants politiques, les adhérents, les sympathisants, ne veulent plus, même dans le plus vieux, le plus aristocratique, le plus patricien des partis marocains, qu’un gouffre sépare l’estrade politique des gradins où le peuple assiste au spectacle.

Ceux qui disent que l’élection du nouveau secrétaire général de l’Istiqlal est la continuation du printemps arabe, ne se trompent pas : pour le meilleur et pour le pire, le multipartisme marocain, qui était, toute tendance confondu, un multipartisme notabiliaire et de délégation, est en train de devenir un multipartisme de participation directe. Que ce soit justement le parti marocain le plus patricien qui ait connu cette transformation interne est un signal fort à destination des autres : car aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est pas seulement dans les partis bourgeois et conservateurs qu’une ligne de démarcation sépare les dirigeants de « bonne famille » des militants de la base. Beaucoup de partis dit de gauche connaissent cette emprise familiale, et beaucoup doivent sentir aujourd’hui les secousses du tremblement de terre dont l’épicentre eut lieu à Bouznika, le 23 septembre dernier. 

Omar Saghi

Il n’y a pas de révolution sans iconoclaste

Après le Mali, c’est donc au tour de la Libye de subir des assauts iconoclastes visant des tombeaux que la ferveur populaire entoure d’une aura mal venue aux yeux orthodoxes. La multiplication de tels actes, ainsi que les appels pressants à d’autres destructions indiquent assez que le phénomène fait désormais système, et que les errements des Ansar al-din au Mali ne sont pas des exceptions. La dimension religieuse est centrale, bien sûr. Au Maghreb et en Afrique occidentale, les réformateurs religieux, souvent – mais pas toujours – opposés à la présence coloniale française, firent de la lutte contre le culte des saints un préalable à toute renaissance culturelle et sociale. Abou Chouaïb Doukkali au Maroc, Ben Badis en Algérie, d’autres encore, rompirent des lances contre les confréries, leurs pratiques et leurs accointances supposées avec l’impérialisme. Le tombeau, la bibliothèque sacrée, tel autre lieu consacré, n’étaient pas, à leurs yeux, un patrimoine culturel, une mémoire historique cristallisée dans la pierre, mais le symbole d’un délitement social à combattre.

A la même époque, lors des années 1920, les Saouds, en arrachant aux Hachémites la Mecque et Médine, s’acharnèrent à détruire tout ce qui n’était pas explicitement voué au culte orthodoxe. Tombeaux, maisons des Compagnons du prophète, exvotos de pèlerins et donations fastueuses furent détruits, et seule une ultime superstition arrêta le bras qui voulut réduire le tombeau du Prophète lui-même. Cette passion iconoclaste n’est pas propre au sunnisme. L’iconoclastie orthodoxe et le protestantisme l’illustrèrent dans le cadre chrétien. Elle puise dans deux pulsions : une répugnance à mélanger au monothéisme savant des pratiques coutumières toujours soupçonnées de relents païens et superstitieux, et la volonté de revenir à la Lettre épurée de la foi, contre les intersessions des saints et les fioritures esthétiques qui s’interposent entre le croyant et son dieu.

Mais s’arrêter à cette explication théologique risque de laisser incompréhensibles les appels à la destruction qui se multiplient, aussi bien aux extrêmes du monde musulman – au Mali, en Afghanistan – qu’en son cœur historique – l’Egypte, l’Arabie saoudite…

Les révolutions n’aiment que les pages blanches. Le terme « vandalisme » associé à la destruction des monuments et œuvres d’art date de la révolution française. En s’attaquant aux atours du régime honni, ses palais et ses marbres, les révolutionnaires signifiaient leur désir d’un recommencement total. A côté des motivations théologiques indéniables, il y a aussi, sourd et mal exprimé, un tel souhait de violence culturelle chez les mouvements salafistes. Le pillage du musée de Bagdad en 2003, comme le saccage de plusieurs monuments par de jeunes Tunisiens en 2011, entretiennent avec les destructions des tombeaux au Mali et en Libye un rapport ambigu : les deux vandalismes, l’un spontané et émeutier, l’autre organisé et théologique, disent un même rejet de régimes qui privilégièrent l’administration des choses – les monuments, les musées, la touristisation du patrimoine – au gouvernement des hommes – la santé, l’éducation, la participation politique.

Car l’intérêt que l’opinion internationale porte au patrimoine mondial – tout récent, il date des années 1970 – s’enracine dans un terreau politique occidental qui satisfit d’abord les besoins économiques les plus primordiaux, et apporta des droits et des libertés, avant de s’atteler à la préservation du patrimoine. En inversant les priorités, en plaçant plusieurs villes et lieux patrimoniaux sous l’égide de la communauté internationale, alors mêmes que les populations croupissent dans la misère ou subissent la férule de régimes atroces, la diplomatie culturelle contemporaine conduit à de telles impasses. Les salafistes posent les bonnes questions, mais y répondent vite et mal : dans un monde multipolaire, parmi des civilisations qui renaissent et réinterrogent leur histoire, les futurs partenaires internationaux sont appelés à un dialogue global, qui n’embrasse pas seulement d’étroites considérations muséologiques, mais le bien-être économique et politique des populations également.

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog ainsi qu'en tribune sur Jeune Afrique

Familialisme et dictature : le contrat despotique arabe

On ne saura jamais ce que plusieurs grands intellectuels arabes auraient pensé des révolutions de l’année 2011. Mohammed Arkoun, Mohammed Abde al Jabri, pour ne citer que deux Maghrébins, ont disparu à la veille de ces événements. Mais un penseur de cette génération, sans anticiper sur ces mouvements, a pour le moins décrit quelques-uns des ressorts de l’autoritarisme arabe, annonçant même le rôle paradoxal que les mouvements islamistes seraient appelés à jouer contre la dictature.

Il s’agit de Hisham Sharabi. Ce Palestinien, mort en 2005, fut le compagnon de route de la plupart des mouvements idéologiques du demi-siècle arabe passé. Réfugié, jeune, au Liban, il fut d’abord le bras droit de Antoun Saada, le dirigeant du Parti Populaire Syrien. Il prit ses distances avec ce mouvement fascisant, se rapprocha des Nassérien, puis des Frères musulmans, enfin des marxistes, avec toujours, bien sûr, avec en ligne de mire la libération de la Palestine. Ce que Hisham Sharabi comprit très tôt, avant beaucoup de ses contemporains, c’est que derrière la diversité des idéologies et des penchants, un même comportement, une même morale se retrouvaient chez les uns et les autres : nationalistes baasistes ou nassériens, communistes ou frères musulmans, tous avaient en partage le même culte du chef, le même respect de l’autorité, la même admiration pour la force, la même incapacité à démocratiser leurs structures internes.

A la fin des années 1980, Hisham Sharabi écrit un livre très vite controversé, accusé, à tort de culturalisme : Le Néo-patriarcat. La thèse est simple, limpide, percutante : elle se déploie en deux moments. D’abord, la dictature politique, généralisée dans tous les pays arabes, républiques comme monarchies, de gauche comme de droite, n’est que la reprise, l’extension d’un modèle d’éducation familiale. La tyrannie du chef de l’Etat reproduit le despotisme du père de famille. La seconde partie de cette thèse, c’est que ce patriarcat, dans sa dimension familiale comme nationale, n’est pas traditionnel. A la différence de Naguib Mahfouz décrivant dans sa Trilogie le personnage de Abdel-Gawad, horrible dictateur domestique et agréable compagnon de ses amis comme une figure traditionnelle, Sharabi montre comment cette situation est le fruit de la modernité, d’une modernité qu’il appelle distordue, née de la colonisation et de la modernisation sauvage et superficielle.

Dans les systèmes familiaux et politiques traditionnels, en effet, le despotisme existe, mais il est toujours théorique : le pouvoir absolu du sultan, comme celui du père, ne se réalise jamais en pratique, parce qu’il est tempéré, en permanence par des contre-pouvoirs : oulémas et corporations d’artisans, notables et tribus constituent un fort correctif à l’absolutisme théorique. De même, dans une famille, la polygamie, les divorces et remariages, le rôle des oncles et des cousins, interposent entre un père tout-puissant mais lointain et ses enfants et ses femmes, une multitude d’intermédiations.

La modernité, sauvage, distordue, comme l’appelle Sharabi, est passée par là. L’Orient emprunte à l’Occident ses polices secrètes, ses espions, ses prisons, ses armées et ses mises sur écoute, mais pas la liberté d’expression, le parlementarisme et la démocratie partisane. Mais Sharabi continue la démonstration : mêmes les structures familiales ont été perturbées : la famille arabe est devenue monogame et nucléaire, le rôle des oncles et des cousins a diminué, le nombre d’enfants également, les maisons vastes où la parentèle circule ont cédé la place aux appartements de la petite bourgeoisie. Mais l’image paternelle n’a pas changé : de l’Occident, on n’a pris ni la nouvelle vision de l’enfant, ni le rapport entre les hommes et les femmes, ni la culture du dialogue. Ou alors très superficiellement.

Un nouveau rapport social va dès lors s’installer, à partir de l’indépendance, représentatif de ce néo-patriarcat qui va permettre la dictature postcoloniale. La nation sera vue comme une grande famille : avec un père, le chef de l’état, des enfants, le peuple, composé de frères, les citoyens. Ecrasés, réprimés, humiliés en permanence, ces enfants ne se révoltent pas, pourtant, car chacun a la certitude, chaque soir, quand il rentre de son travail, où son patron l’a insulté, de la rue, où un agent de police l’a giflé, du siège de son parti, où le zaïm lui a dit quoi penser, chacun, chez lui, a la certitude qu’il pourra, à son tour, jouer au maître : une femme, des enfants l’attendent, à qui il distribuera à son tour, insultes, gifles et coups de pied.

Le système dictatorial arabe est donc durable : la violence circule, de haut en bas, fluide, sans goulot d’étranglement, sans retournement révolutionnaire. A la différence des ouvriers, qui n’ont rien à perdre, la base de ces états arabes est constituée de petits-fonctionnaires, ce salariat d’Etat timoré, servile et envieux, attaché à de maigres avantages, dont le néo-patriarcat familial. Et il arrive parfois, d’ailleurs, qu’une maigre promotion donne à un fonctionnaire l’occasion d’exercer son sadisme non seulement sur sa famille, mais aussi sur quelques malheureux sous-fifres, secrétaires et portiers, qui à leur tour, trouveront chaque soir de quoi se soulager à la maison. Ce n’est donc pas dans la corruption économique, dans la rente pétrolière, dans la force brute, que résidait le secret des Ben Ali, des Moubarak et des autres, mais dans l’identification qu’ils offraient, et dans la possibilité morale qu’ils donnaient à chacun d’exercer, à son tour, un peu de violence, un peu de cruauté, un peu de sadisme, à sa mesure.

On dira que le diagnostic de Sharabi est dur. On l’a dit d’ailleurs. On l’a taxé de vision immobile, culturaliste, simplificatrice. En réalité, Sharabi n’est jamais simplificateur. A la fin des années 80, par exemple, il annonce déjà le rôle que les mouvements islamistes joueraient dans une libération éventuelle : les nouvelles générations, politisées contre le socialisme dictatorial et néo-patriarcal, pourraient changer la société. Mais l’auteur ajoutait que le recours à une morale passéiste rendait difficile la possibilité d’échapper au patriarcat. Les années 90 et 2000 confirmèrent quelque part son diagnostic : les soulèvements les plus sérieux furent le fait des islamistes, et partout, ce fut des partis et des régimes gauchisants, n’ayant à la bouche que les mots de démocratie et d’égalité qui sévirent, sans état d’âme, bestialement.

Les révolutions de 2011 ont été faites par de jeunes gens, des célibataires, des chômeurs… Situés au bas de l’échelle de domination, ils n’avaient pas de famille : donc ni femmes ni enfants à insulter ; et pas de poste salarié, donc ni portier ni citoyen à torturer moralement. Le contrat social despotique arabe a donc implosé. Reste, aujourd’hui, à voir si l’erreur néopatriarcale ne se reproduira pas. Deux facteurs en particuliers sont à surveiller : la participation des femmes, et celles des plus jeunes, dans la vie politique qui débute. Car pendant les dernières décennies, ce sont les femmes et les jeunes qui servirent de variable d’ajustement du contrat despotique, ce sont les femmes et les enfants qui payaient, dans le privé, le prix de la répression publique.

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog
 

France-Afrique : une histoire politique

L’heure est-elle venue de repenser un espace politique francophone mondial ? De se débarrasser de la “Françafrique” sans détruire un héritage historique potentiellement avantageux dans la concurrence mondiale qui se profile ? Une courte histoire vaut parfois un long discours…

Décolonisation et intégration européenne

Après la Deuxième Guerre mondiale, Paris fait face à un insurmontable dilemme : comment concilier la nécessaire pacification européenne (qui passe, on le sait dès ce moment-là, par une forme ou une autre d’unité) et l’empire colonial en mutation ? Dilemme insurmontable sans un choix qui tranche dans un sens (la France reste une puissance coloniale et mondiale) ou un autre (la France redevient un État parmi ses semblables dans l’ensemble européen). Le choix fait par la IV° république est transparent : l’abandon de l’empire colonial, malgré ses difficultés et ses tragédies (la guerre en Indochine, les massacres en Algérie et à Madagascar) est parallèle à la mise en place des premiers instruments d’intégration européenne (la CECA, le projet de défense unifié, etc.) Malgré les apparences, le choix du général de Gaulle n’est pas différent : l’indépendance de l’Afrique noire (1960) puis de l’Algérie (1962), les différents accords franco-africains sont cadencés, au mois et au traité près, par les retrouvailles franco-germaniques. Moins Paris est une capitale arabo-africaine, et plus son caractère européen s’affirme.

Intégration européenne et visas méditerranéens

Les années qui suivent la chute du mur de Berlin constituent le second moment phare dans cette entreprise binaire : l’intégration de l’Europe de l’est et la cicatrisation de la blessure causée par le rideau de fer, imposent des frais (financiers et humains) auxquels Paris participe parallèlement à la mise en place des premières mesures autoritaires de contrôle des flux provenant des anciennes colonies. Le discours de la Baule, en 1990, prononcé par Mitterrand, n’est pas seulement un appel à la démocratisation de l’Afrique, il est aussi, en creux, un aveu : la France, de plus en plus européenne, se fera de moins en moins ouverte et accueillante à son histoire ultra-marine.

Si ce mouvement est globalement valable pour d’autres ex-puissances coloniales européennes – le Portugal qui tourne le dos à l’Afrique lusophone, l’Italie à la Méditerranée… tout à leur nouvelle vocation européenne – il prend pour la France une acuité particulière, due à la proximité géographique et à l’importance des territoires et des populations concernés. Les incantations récurrentes sur la francophonie, l’amitié franco-arabe ou franco-africaine masquent à peine ces vases communicants : plus d’espace (politique) européen, c’est moins d’espace (politique) francophone.

Vers une citoyenneté francophone mondiale ?

Cet enchaînement – de la décolonisation à l’intégration européenne, de l’intégration à la fermeture des frontières – il serait malvenu et paradoxal de le déplorer : après tout, ne sommes-nous pas dans le sens d’une histoire qui s’écrit avec les caractères de l’indépendance retrouvée et de la souveraineté nationale ? Sauf que la mondialisation économique et financière d’une part, de l’autre la résilience de la langue française (en Afrique subsaharienne particulièrement) et des liens historiques et symboliques ont maintenu, vivant d’une vie informelle, un espace post-colonial francophone. Vie informelle car apolitique, opaque, sans publicité ni légitimité.

On compare parfois le Commonwealth britannique à l’espace francophone, pour déplorer les égarements du second. C’est négliger plusieurs dimensions : l’engagement européen de Londres resta toujours mesuré ; l’essentiel des pays du Commonwealth sont des boutures coloniales (réussies) de la population anglo-saxonne ; la Monarchie britannique permet des degrés d’investissement citoyens modulables. Dernière dimension, qui s’appuie sur les autres, le haut degré de formalisation institutionnelle du Commonwealth, dont la francophonie ne dispose pas, le remplaçant par cette « Françafrique » tant décriée. Là où Londres multiplie les avantages, Paris devrait concilier tant de paramètres : intégration européenne et intégration francophone, citoyenneté républicaine et espace politique transnational, hétérogénéité ethnique et culturelle forte et (de plus en plus) revendiquée. Certes, l’émergence économique de l’Afrique, sa démocratisation (autonome) ébauchent un avenir francophone démocratique et relativement prospère possible. Possible mais peu probable…

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

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L’Egypte, puissance pauvre

Georges Sokoloff, célèbre soviétologue, avait intitulé une histoire de la Russie La Puissance pauvre. Titre paradoxal mais hautement expressif des contradictions russes. Entre « visées impériales » et « contraintes matérielles », entre sous-développement et suprématie mondiale, une tension court tout au long de l’histoire moderne de la Russie. Mais cet oxymoron, qui fit de la Russie l’empire le plus craint et le plus pauvre de l’Europe du XIX° siècle, qui fit de l’URSS l’Etat le plus fort et le plus pauvre du Bloc de Varsovie, et qui continue de faire de la Russie de Poutine un hégémon eurasiatique gangréné par le sous-développement économiques et les archaïsmes politiques, cet oxymoron se retrouve ailleurs.

L’Egypte, qui poursuit dans le doute et la douleur, sa renaissance politique depuis la chute de Moubarak, est l’illustration parfaite de ce type de contradiction. Depuis deux siècles, le pays du Nil cadence de ses rythmes internes l’histoire régionale. Il n’y a pas une réforme économique, pas une révolution politique, pas une idéologie, pas un coup d’état, que les pays voisins ne reprennent, comme un auditoire malade d’écholalie. Et pourtant, depuis deux siècles, les données dont on dispose semblent indiquer que systématiquement, les taux d’alphabétisation, d’urbanisation, de consommation, sont toujours inférieurs à ceux des pays voisins.

Puissance du nombre et de la centralisation

Deux facteurs concourent à doter ce genre de pays pauvres des instruments de la puissance internationale. La démographie d’abord : les steppes russes, infinies et répétitives, comme les berges du Nil, sont un vivier humain autrement plus important que les plaines polonaises ou les vallées syro-palestiniennes. Le despotisme politique ensuite, permet une mobilisation efficace et rapide de vastes populations au service d’une volonté impériale, ce que les régimes pluralistes ne permettent pas, ou très peu et après de longues délibérations. Ces deux facteurs démultiplient la faiblesse en force : mal nourris, analphabètes, attachés à leur glèbe, un moujik, un fellah, valent peu de choses devant les bourgeois levantins, devant les seigneurs hongrois ou polonais. Mais mettez un Nicolas I°, ou un Mehmet-Ali à la tête de ces villages dupliqués à l’infini, et vous avez la première armée de la région.

A la différence donc de ce que l’histoire occidentale enseigne – la colonisation des riches franco-britanniques sur des pauvres afro-asiatiques, l’impérialisme allemand sur les misérables pourtours slaves – , en Orient, comme en Europe de l’est, c’est l’Egypte indigente qui a dominé un Levant riche, c’est la Russie miséreuse qui a dominé une Europe de l’est plus prospère.

Soft Power égyptien

Mais là s’arrête la comparaison. Puissance pauvre économiquement et socialement, l’Egypte par contre ne manque ni d’identité nationale ni d’attraction culturelle. A la différence du vertige identitaire russe, perdu entre l’Asie et l’Europe, l’Egypte est enracinée dans une histoire qui semble la prémunir de l’impérialisme brouillant. C’est le soft power de ses écrivains, de son cinéma, de sa musique, plus que les cosaques ou les divisions blindées, qui lui ont donné son hégémonie régionale.

Aujourd’hui que la crise politique au sommet révèle, sans fard, la catastrophe économique et sociale de la base, cette double leçon ne doit pas être perdue de vue : la faiblesse économique de l’Egypte, relativement à sa région, ne l’a jamais empêché d’exercer un leadership permanent sur son environnement ; cette hégémonie fut rarement militaire et coercitive, et le plus souvent culturelle.

Certes, les pétrodollars associés à l’emprise du salafisme ont renversé, depuis les années 1970, le sens de l’influence culturelle entre les deux rives de la Mer Rouge. Mais il est peu probable que cette prégnance saoudienne, jointe au cafouillage politique au Caire, suffise à renverser une donnée de l’histoire longue. Le centralisme égyptien, démographique, culturel, historique, persiste toujours. La force culturelle et politique de l’Egypte libérale des années 30 et 40 laisse penser que la puissance pauvre sortira probablement renforcée par la démocratisation et la renonciation à la mentalité autoritaire.

Omar Saghi, article paru sur son blog

 

Crédit photo : © Amr Nabil / AP, Sipa

Ma cousine, mon épouse

Le couple exogamie/endogamie est la boussole nécessaire à qui veut naviguer dans les sociétés humaines. L’exogamie définit les collectivités où le mariage préférentiel se fait avec l’étranger à la famille ou au groupe proche, l’endogamie celles qui au contraire, privilégient le mariage avec les plus proches, le mariage entre cousins par exemple. Au Maroc, les derniers chiffres en date donne encore 20% environ de mariages endogames. A la différence d’autres variables – comme le nombre d’enfants, par exemple – l’endogamie ne précède pas historiquement l’exogamie. Au Moyen-Âge déjà, les sociétés européennes étaient exogames, les sociétés arabo-musulmanes endogames. Indépendamment du niveau de développement, du taux d’urbanisation, de la structure démographique, le duo exogamie/endogamie distingue entre deux types de société, accordant à la femme des places différentes.

Exogamie et liberté féminine

Dans les sociétés exogames, les jeunes filles sont non seulement autorisées à circuler dans l’espace public, elles y sont même vivement encouragées. Car une fille qui se confine à la maison et aux fêtes familiales, c’est une vieille fille en perspective, donc à terme une charge économique, et un objet de honte social. Et d’ailleurs, pour les timides demoiselles, les bals de village étaient prévus pour multiplier les occasions de rencontre avec les étrangers (proches). Plus tard, lorsque la bourgeoisie européenne, au XIX° siècle, se préoccupa de protéger ses héritières des mauvais partis, elle inventa le bal des jeunes premières, qui substitua les valses à la rue comme occasion de rencontres. Au village, à la ville, parmi de pauvres paysans ou au sein des notables, l’exogamie, exigence inconsciente, imposait et impose la circulation des femmes parmi les hommes.

Dans les sociétés endogames, les choses sont symétriquement inverses. Toute fille est, à la naissance, en théorie, destinée à un époux, un cousin proche ou éloigné. Non seulement elle n’a pas besoin de sortir, elle est même vivement priée de ne pas le faire. Car la sortie d’une fille nubile dans l’espace public est l’occasion d’une rencontre indésirable, qui viendrait fausser le schéma familial.

La fin du mariage entre cousins

De telles considérations paraîtront oiseuses et compliquées. On dira que moins du cinquième des mariages sont aujourd’hui endogamiques, au Maroc et dans des sociétés similaires (en Egypte, en Tunisie, en Algérie, par exemple). Mais ce serait se tromper sur deux éléments : 20%, c’est beaucoup, c’est même énorme. En Europe, le taux des mariages entre cousins dépasse rarement le 1%. 20% de mariages entre cousins, cela signifie qu’une partie notable des 80% restant sont le fait de mariages de type endogamique, par proximité géographique, ethnique, familiale, et qui échapperaient aux statistiques.

Le second élément concerne la prégnance des schémas familiaux : longtemps après la disparition d’une exigence sociale, son importance mentale demeure, sous des formes métaphoriques. Les vendettas n’existent plus dans la plupart des pays méditerranéens, mais les considérations portant sur l’honneur de la mère ou de la sœur restent centrales dans les injures. On peut multiplier les exemples de ce type : une norme sociale disparait, mais restent, comme une ombre ou un écho, des comportements, des représentations, qu’on assume d’autant plus qu’on ne les comprend plus vraiment. Le rapport des femmes à l’espace public, le fait de voir dans un corps féminin en déplacement une richesse échappée de l’enclos familial plutôt qu’une occasion de rencontre légitime, le fait que ma cousine, mon épouse, m’attend cloîtrée, pendant que je batifole avec les traînées, que leurs pères, que leurs frères à la virilité défaillante, ne surveillent plus… de telles représentations persistent longtemps.

On voit combien la religion, souvent invoquée pour justifier ou dénigrer les comportements sexistes, est ici secondaire. L’islam ne défend pas l’endogamie, certains versets semblent appeler explicitement à l’exogamie. Mais les pratiques qui découlent de l’exigence d’endogamie – cloîtrer les femmes, empêcher la mixité publique – trouvent dans la religion d’utiles arguments pour des comportements autrement difficile à rationaliser.

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog


 

Dar el Makhzen

L’intérêt que suscite Le Roi prédateur, le livre écrit par Eric Laurent et Catherine Graciet, passe à côté des questions essentielles mais enterrées profondément dans le sous-sol de la société marocaine. Mélange d’investigations et de considérations morales, ce livre à quatre mains instruit à charge un dossier – la place du roi dans l’économie marocaine – dont les ressorts sont cependant plus complexes qu’il n’y paraît. De ce que l’histoire, marocaine comme étrangère, enseigne, on retiendra le rôle central que les maisons royales avaient dans les économies des sociétés qu’elles contrôlaient. L’impôt, l’industrie, le travail, le commerce, d’autres entités encore qui font l’économie politique, n’étaient pas distinguées de la gestion d’un domaine privé. Après tout, l’économie – de oïkos et nomos, administration de l’espace privé – s’est construite comme exploitation de l’unité domestique, et la royauté, qu’elle tire ses origines d’un despotisme impérial ou du système féodal, avait tendance à confondre ses sujets avec une force de travail à son service. L’émergence d’une bourgeoisie nationale, l’identification de plus en plus poussée du peuple avec l’Etat plus qu’avec la maison royale, finirent par substituer à cette économie royale une économie nationale. Celle-ci, comme Marx l’a bien notée, n’est pas moins dure et rapace que la précédente, mais elle est cohérente avec l’ensemble du système politique moderne

Deux moteurs pour une seule économie

Au Maroc, de même que le protectorat juxtaposa à la souveraineté chérifienne un système de gouvernement moderne, il créa, à côté de l’économie royale du Dar el Makhzen, une économie moderne. Le dualisme marocain, déjà noté à propos du système politique, qui dédouble mécaniquement le gouvernement élu par un cabinet royal nommé, la loi par le dahir, la souveraineté populaire par la souveraineté dynastique, trouve ainsi, dans l’espace économique, une autre dimension où il déploie cette exception marocaine. C’est dire que la présence du palais dans les affaires économiques n’est pas (seulement) affaire de prévarication, comme cela peut être le cas dans une dictature militaire. L’héritage historique, la légitimité sociale, faite de tradition et de servitude intériorisée… rendaient cette économie royale parfaitement acceptable aux yeux des acteurs économiques. Et au regard des catastrophes économiques des républiques arabes, on pouvait même saluer ce système comme une semi-réussite.

Moins de répression policière, plus de prédation économique ?

Que s’est-il donc passé pour que cette économie royale, jusque-là discrète, devienne un sujet litigieux ? Deux changements. Le premier, d’échelle. L’économie royale restait discrète sous Hassan II. Elle offrait d’occasionnels moyens de corruption à un souverain qui s’intéressait d’abord aux rapports de force purement politiques. Le nouveau règne, enfant de son temps, a fait de l’appareil économique un levier central. A mesure que police et torture, enlèvement et répression diminuaient, les monopoles économiques, les opérations d’achat inamicales, les délits d’initié et la spéculation immobilière contrôlée par des acteurs proches du palais, s’emballaient. Le second changement est international. La fluidité accélérée du capital, jointe à la démocratisation en cours dans les pays arabes, rendent et rendront à l’avenir les acteurs économiques marocains moins dociles. Ceux qui pourront partiront – le grand capital – et ceux qui ne le pourront pas auront tendance à résister – la petite bourgeoisie urbaine. Un réaménagement des rapports entre économie royale et économie nationale est désormais urgent. Une série de questions, que peu d’observateurs posent, doivent être mises en débat, et aucune réponse dogmatique n’existe : le Maroc a-t-il besoin de deux moteurs économiques, l’un royal et l’autre national ? Où se fixent les frontières, et quelle instance contrôle, le passage d’une économie sultanienne autonome à un système de prédation ? Dans le monde contemporain, où les économies nationales sont en crise, et où la mondialisation pousse à la multiplication d’acteurs transversaux et supranationaux, comment faire pour que l’économie royale devienne un instrument d’expansion international, plutôt qu’une tumeur intérieure fragilisant les organes économiques ?

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

Maroc : Juxtaposition

Il y a, dans l’histoire moderne du Maroc, un moment particulier où fut décidé, par un mélange de vision personnelle, de hasard, de rapport de force, un choix institutionnel dont les effets, ensuite, seront diffractés sur l’ensemble des dimensions de la société. Se pencher sur cette période, essayer d’en isoler les fils conducteurs, permettrait, éventuellement, de mieux envisager les défis qui se poseront au Maroc.

La modernité fut un traumatisme pour les pays extra-occidentaux, indéniablement. Colonisés ou pas, ceux-ci durent se confronter à la nouvelle réalité politique du nationalisme, de l’administration rationnelle, des relations interétatiques. Cette confrontation passa, majoritairement, par la substitution d’un nouveau système politique aux anciens modes de gouvernements. En Chine, en Iran, en Inde, par le colonisateur ou par le révolutionnaire local, on supprima la souveraineté traditionnelle, les rapports de féodalité, le communautarisme, par la centralisation autoritaire.

Le nouveau à côté de l’ancien

Au Moyen-Orient par exemple, cela passa, dans les années 1920, par la suppression, par Mustapha Kemal Atatürk, de l’empire ottoman, ensuite du califat. Un vide de souveraineté énorme se produisit dans les pays ex-ottoman : il explique, très largement, l’inventivité idéologique des années 1920 et 1930, en Turquie, au Levant, en Egypte. Il fallait remplir ce vide, par le nationalisme, l’islamisme, le socialisme international ou le libéralisme bourgeois. Les fractures inter-ethniques ou intercommunautaires, les nettoyages ethniques, les coups d’Etat à répétition, sont les produits naturels de cette décapitation des anciennes institutions et la recherche d’un substitut.

Or, à la même période, au cours de cet entre-deux-Guerres, où les pays colonisateurs, sortirent hagards et faibles des tranchées mais toujours avides de nouvelles terres, le Maroc, nouvellement acquis par la France, subit une opération spécifique. Hubert Lyautey, le résident général, bricola une méthode de modernisation originale. Ni conserver intégralement les anciennes institutions – comme firent les pays de la Péninsule arabique –, ni les remplacer par de nouvelles – comme au Moyen-Orient – mais juxtaposer au Makhzen une administration moderne, au palais royal une résidence étatique, comme il juxtaposa aux médinas, intactes, des villes de type européen, et à l’économie traditionnelle – l’artisanat des villes de l’intérieur, ses bourgeoisies, ses circuits commerciaux – une façade atlantique industrialisée.

Le legs de 1912 ?

Cette juxtaposition, décidée et accomplie en quelques années – entre 1912 et 1925 environ – marqua d’une empreinte définitive la suite de l’histoire politique du pays. Ni les résidents qui suivirent le maréchal, ni ensuite les rois et les gouvernements indépendants, ne remirent en cause ce dualisme. Le Maroc allait, à l’encontre de tous les systèmes politiques modernes, marchées sur deux piliers, joindre deux mondes, utiliser, tactiquement, l’un ou l’autre. C’était comme si Mustapha Kemal avait créé la Turquie à côté et à l’intérieur de l’empire ottoman. La relative modestie de la population marocaine, ces limites territoriales étroites, font oublier cette réalité : un empire fut maintenu vivant, masqué, couvert, protégé, par un appareil d’Etat-nation moderne.

Le Maroc, qui commémorera dans deux semaines le centenaire de la signature du traité de Fès, qui mit l’empire chérifien sous la protection de la République française, se doit de méditer ce legs institutionnel. Au-delà des aspects débattus et controversés des héritages coloniaux, cet édifice institutionnel bicéphale surplombe encore l’architecture politique du pays. Et maintenant que, un siècle après le début du protectorat, l’ensemble de la région arabe est en ébullition institutionnelle, il est temps pour les Marocains de renouer ces fils dispersés : ceux de la démocratie, de l’histoire longue, du passé colonial et des rapports franco-marocains.

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

Union du Maghreb Arabe : avancer à petits pays

Peut-être que le volontarisme pan-maghrébin de Moncef Marzouki restera lettre morte, peut-être que ses appels à l’unité font-ils déjà sourire ses partenaires. Mais que le président de la petite Tunisie prenne la tête d’une initiative de relance de l’intégration maghrébine est un indicateur politique sur lequel il faut s’arrêter. Un passage par l’exemple européen aidera à comprendre en quoi cette simple démarche est un retournement. La construction européenne post-Seconde Guerre mondiale procéda à une subversion complète des anciennes modalités de la politique européenne. Les hommes qui la firent, les pays et terroirs dont ils étaient originaires et où ils installèrent la plupart des sièges des institutions européennes, tout dans cette politique européenne prenait le contre-pied de la vision classique de l’unité européenne. Robert Schumann, Jean Monnet, Paul-Henri Spaak, étaient des commis d’état et des entrepreneurs, des hommes de culture libérale et urbaine, à la différence de Bonaparte ou de Bismarck. Ils avaient le verbe précis et plutôt sec, le charisme rare, l’allure modeste, à la différence de Clémenceau ou de de Gaulle. Ils venaient du Benelux, du nord de l’Italie, de l’Alsace-Lorraine, de cette Europe lotharingienne sans cesse disputée par la France et l’Allemagne, ce chapelet de villes et de marchés polyglottes et comptant pour peu dans les décisions politiques de l’Europe historique.

Grandes dictatures ou petites démocraties ?

Avancer à petits pays et à petits hommes pour un grand résultat : l’Europe se fit, enfin, quand on décida d’extirper de ces fondements la grandeur héroïque et la nostalgie impériale ; quand, enfin, dans le dilemme sanglant entre Berlin et Paris, on opta pour Strasbourg, Bruxelles, Karlsruhe et Luxembourg. Ces changements ne sont pas seulement de circonstances – guerre froide, méfiance envers l’Allemagne, suspicion gaullienne. Ils s’enracinent dans une mentalité collective traumatisée par deux guerres mondiales et convertie, graduellement, au libéralisme politique. Ces changements permirent de dépasser cette alternative classique en politique : grandes unités impériales despotiques, ou petits pays démocratiques.

La situation dans le monde arabe est aujourd’hui encore imprégnée de ce schéma impérial-despotique. Tous les paramètres qui concourent à la construction des empires despotiques y sont présents et agissants : la mélancolie historique, qui voit dans le passé ce qu’elle espère revoir demain, la personnalisation de la politique qui ne jure que par les projets incarnés dans les grands hommes, le mépris des petits pays. Lors de l’annexion du Koweït par l’Irak, en août 1990, beaucoup d’Arabes, intellectuels célèbres et citoyens anonymes, murmurèrent tout bas ou exprimèrent tout haut cette vérité du nationalisme panarabe : à quoi sert le Koweït ? Et ils continuaient : et la Jordanie, et le Liban, et le Bahreïn… Tous étaient voués, un jour ou l’autre, à finir irakien ou syrien ou égyptien, avant d’être, d’une même étoffe, tous arabes, confondus dans le même autoritarisme glorieux et unificateur.

Vers une union libérale

Et dans ce contexte symbolique, il était inimaginable qu’un président libanais aille plaider la cause unitaire à Damas, qu’un émir koweïtien aille défendre l’unité arabe à Bagdad, qu’un président mauritanien aille prêcher l’union maghrébine à Rabat. Toute unité se pensait sous l’égide d’un sacrifice : celui des petits, des inutiles, des artificiels. Que le président de la « petite » Tunisie fasse le tour des capitales maghrébines pour défendre l’idée d’une reconstruction maghrébine est un signe des changements en cours : la notion d’unité, arabe ou régionale, est touchée par le Printemps démocratique.

La perspective d’une intégration maghrébine qui ne soit plus cadencée par le verbe et le pas martiaux de Boumediene ou Kadhafi, qui ne cherche plus sa capitale dans une hésitation toute impériale entre Rabat et Alger, laisse penser que même à très haut niveau, même là où se décident les guerres et les tracés de frontières, l’idée d’un espace public contractuel et libéral, placé sous le signe du droit plutôt que sous celui de la force, fait son chemin.

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

La femme arabe et la révolution

Les signaux envoyés depuis Tunis ou Tripoli à propos de la condition féminine de l’après-révolution, amplifiés par les craintes des médias occidentaux, peuvent désarçonner : comment un vaste mouvement collectif qui vise et obtient la chute d’un tyran peut-il, d’un même mouvement, mobiliser un arsenal juridique ou annoncer des mesures à caractère misogyne ? L’esprit de la révolution ne souffle-t-il pas également sur l’ensemble d’une société ?

Pour expliquer cette exception, on doit d’abord remonter aux conditions historiques dans lesquelles se sont institués les droits des femmes dans le monde arabo-musulman. C’est d’une impulsion étrangère à la civilisation orientale qu’émanèrent les premières mesures. « Libérer » les femmes, c’était, pour les régimes musulmans modernisateurs, mobiliser de nouvelles forces au service d’un même projet de domination et de transformation de la société. Celle-ci en garda un goût amer et une association automatique entre réclamations féministes et alliance entre l’Occident et la dictature locale.

Ne touchez ni aux femmes ni à la religion

Il arriva d’ailleurs, paradoxalement, que la colonisation arrêta un processus d’émancipation féminine qui avait débuté avant et sans elle. Par prudence et utilitarisme, les régimes coloniaux évitèrent de bousculer les sociétés sur cette question, jugée moins importante que celle du contrôle des ressources ou de la mobilisation des indigènes dans l’armée. C’est que la question féminine est indissociablement liée au domaine religieux. Sans légitimité pour légiférer ou passer par force dans ce domaine, les puissances étrangères préfèrent contourner soigneusement l’espace féminin. L’anthropologue Jacques Berque, à propos du Maghreb colonial, dit que la France laissa à l’indigène deux espaces réservés : la mosquée et la femme. Là où Mohammed-Ali ou Khair-Eddine Pacha, au XIXe siècle, pouvaient, en tant que gouverneurs musulmans légitimes, bousculer ces deux espaces, les ouvrir à la modernité, négocier ou forcer la main à la société, la France et l’Angleterre se bornèrent à instituer les avancées acquises et délaissèrent le reste.

L’hommage que Mustapha Abdeljalil vient de rendre à la colonisation italienne de la Libye doit aussi être lu selon ce prisme : le colon qui « construit des routes » et terrorise les colonisés avait néanmoins, sur le despote modernisateur – Kadhafi en fut une version contemporaine – cet insigne avantage de ne pas toucher la société dans ses fondements psychiques : sa sexualité et sa religion, autrement dit sur ce nœud constitutif de l’identité profonde de l’individu.

Les révolutions n’aiment pas les femmes

Mais à vrai dire, il n’y a pas que les révolutions arabes qui semblent ne pas aimer les femmes. La misogynie des révolutionnaires français et russes est connue. L’exécution d’Olympes de Gouge, la mise à l’écart d’Alexandra Kollontaï, sont là pour le rappeler. Les explications historiques propres au monde arabo-musulman n’épuisent donc pas le phénomène. Des dimensions psychiques et de classes sont à prendre en compte. La haine que cristallisa Marie-Antoinette la femme de Louis XVI n’était pas seulement due à la xénophobie du petit peuple parisien contre « l’Autrichienne ». Ce qu’on détesta jusqu’au meurtre dans les femmes de la cour, c’étaient leurs mains blanches, leur désœuvrement, les cous ceints de bijoux extorqués au travail collectif. La haine que le chômeur tunisois ou le vendeur à la sauvette cairote vouent à Leïla Ben Ali ou à Suzanne Moubarak tient aux mêmes ressorts, sans doute. Cette haine pour la femme du prince, symbole de sa tyrannie, se mue facilement, devenue mouvement collectif, en protestation virile et en haine de toute exposition de féminité sur l’espace public.

A être exacte, les révolutions sont moins misogynes que puritaines. Elles n’aiment les femmes que masculinisées. A Pékin en 1949, comme à Alger en 1962 comme à Téhéran en 1979, les révolutionnaires portèrent sur le devant l’image de femmes résistantes et actives, les opposant inconsciemment aux princesses des régimes impériaux ou aux femmes du colon, qui renvoyaient aux dominés une image glauque de soumission et de mépris. Le proche avenir nous dira si le Printemps arabe dépassera cette fièvre misogyne qui agite les ferveurs populaires.

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

 

Berbères, berbérophones, berbéristes

Au X° siècle, un biographe andalou, Ibn al Faradi, mentionne dans ses notices d’hommes illustres un tiers d’Arabes, le reste étant composé de Berbères et de convertis. Deux siècles plus tard, dans le même exercice, chez Ibn al Abbar, on note deux tiers d’Arabes pour seulement un tiers de Berbères. Que s’est-il donc passé dans la Péninsule en deux siècles pour que le rapport numérique entre Berbères et Arabes s’inverse au profit de ces derniers ? Les faits connus auraient dû au contraire amoindrir encore plus la proportion d’Arabes : car il n’y a plus eu de peuplement arabe supplémentaire, alors même que les Berbères n’ont cessé de déferler sur la Péninsule, mercenaires Zénètes au X° siècle, Almoravides Sanhadja au XI°, Almohades Masmouda au suivant…

Il s’est passé, au cours de ces siècles, quelque chose d’habituel dans le processus de civilisation : la sédentarisation, l’urbanisation, l’extension de l’écriture et du commerce, se sont faits au bénéfice de la culture dominante. En abandonnant le droit coutumier pour la charia, l’horizon tribal pour celui de l’Etat de Cordoue, l’économie en autarcie pour l’échange monétaire, les Berbères s’arabisèrent : dans leur langue, puis, quelques générations plus tard, dans leur identité. Et des tribus qu’on savait de science sûre amazighes devenaient, par cette alchimie, arabes.

Identité raciale, identité généalogique

Cet exemple montre l’extrême labilité des frontières « ethniques » dans les sociétés maghrébines traditionnelles. Fondées sur l’appartenance généalogique, le nasab, celles-ci pouvaient connaître des changements radicaux en termes de langue et de religion, tout en gardant le même substrat humain. Combien de tribus berbères, une fois arabisées – par le commerce, les alliances politiques, la sédentarisation dans les plaines – se découvraient des ancêtres himyarites ou de Mudar ? Au bout de quelques générations, seuls des généalogistes pointilleux allaient encore noter de tels « conversions »…Sur cette structure mentale propre, la modernité a sur-imprimé une autre manière d’identifier les populations. Le positivisme scientifique, qui traita l’humanité comme un phénomène biologique, avança main dans la main avec la montée des nationalismes en Europe, unifiant les populations paysannes autour d’une culture centralisée. Lors de la colonisation, ce regard que les Occidentaux portèrent d’abord sur eux-mêmes, ils le projetèrent sur leurs sujets maghrébins.

On essaya même de se figurer des types physiques arabe et berbère. On oublia cette bataille qui opposa, en 741, des Arabes à des Berbères : ces derniers se rasèrent la tête, pour pouvoir se distinguer de leurs adversaires…Aujourd’hui, on voudrait faire d’une frontière très mouvante un axe racial ancien ; on tendrait à faire croire aux « Arabes » de Marrakech ou de Meknès qu’ils viennent, racialement, du Yémen, alors même qu’il y a encore quelques générations, leurs ancêtres parlaient berbère dans le Haut-Atlas ou le Tafilalet.

Différences ethniques ou linguistiques ?

Distinguer entre Berbères, berbérophones et berbéristes, serait un utile exercice d’hygiène mentale préalable à toute proposition publique. La berbérité « raciale » est le produit d’une modernité politique et scientifique. Cette définition raciale, en se superposant aux identifications tribales, masque ce fait fondateur : tous les Marocains sont des berbères, racialement parlant, dans des proportions variées. Les quelques dizaines de milliers d’authentiques arabes qui s’installèrent au Maroc contribuèrent surtout à « labelliser » d’une filiation bédouine la population locale. La berbérophonie dessine, à l’intérieur de cette masse humaine, les frontières d’un reliquat géographique et culturel. Ces frontières sont mouvantes. Régressant avec la modernité, elles peuvent enfin, aujourd’hui, se stabiliser et peut-être regagner du terrain.

Mais l’erreur méthodologique serait de confondre ces berbérophones d’aujourd’hui avec une ethnie figée et cristalline. Puisque la modernité refuse les Etats pluriels, disons qu’il y a au Maroc des berbères berbérophones et des berbères arabophones. Et la question ethnique n’est qu’un paravent pour le débat culturel et linguistique, qui nous concerne tous.

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog

McKinsey et Benkirane

Toute société, même la plus égalitaire, a des élites. La formation, la sélection, la place qu’elle offre à celles-ci sont révélateurs de son régime de valeurs, de son idéologie, de ses blocages. Au Maroc, conseillers du souverain, ministres et dirigeants d’office publics composent un type de dirigeants singulièrement homogène. Etudes poussées et à l’étranger, expériences professionnelles auprès des grandes multinationales, double attache française et anglo-saxonne (par le diplôme ou l’expérience professionnelle). Cela pour le « who’s who » visible. Ajoutons l’extraction sociale limitée à un petit cercle, les alliances matrimoniales renforçant cet exclusivisme, et une sociabilité frénétique au sein de clubs ou dans l’entourage des grands, renforçant ces attaches.

Dans ce contexte, la désignation de Benkirane comme chef de gouvernement, les noms prévus de ministres, tranchent et jettent un trouble dans les eaux calmes du cursus honorum de l’homme public marocain. Benkirane, Daoudi, Othmani, Khalfi… n’ont pas fait d’études à l’étrangers. Ils n’ont pas travaillé chez McKinsey ou à la Barclays Bank. Ils ne sont pas époux, beaux-frères ou cousins les uns des autres, ou de tel ou tel. Ils parlent peu ou mal les langues étrangères. Et quand ils les parlent c’est en les écorchant. La chemise sans cravate de Benkirane n’est pas une coquetterie, mais la métonymie d’un plus vaste changement, tout comme il n’est pas tant barbu que mal rasé.

Elites de cour et élites des urnes

L’homme politique ne s’autorise que de lui-même. Il partage cette qualité avec les artistes. Aucun parcours ni diplôme ne devraient valider un poste tirant sa légitimité du seul suffrage universel. Cette règle implicite est sans cesse bafouée. On sait en France la part que les énarques ont dans le parlement et les cabinets ministériels. Au Maroc, c’était un panier de caractéristiques qui fournissait cette accréditation. Benkirane n’en remplit presqu’aucune. Sa force ne tient qu’à sa légitimité populaire. C’est la grâce de l’âge démocratique : le choix du peuple porte sur le discours d’un candidat, par-delà ses diplômes, ses stages ou ses réseaux.

Les deux dernières décennies, les signaux envoyés par les élites auprès des jeunes promotions signifiaient clairement l’inutilité du militantisme. On voyait accéder aux postes de ministre des ingénieurs et des banquiers, des « têtes » et des « cracs ». La validation partisane venait, à la dernière minute, les inscrire sur une liste électorale. Ce n’était après tout qu’une formalité. On a cru faire de la politique comme on gère une multinationale : par le diplôme et le réseau. C’était le désir secret d’Hassan II vieillissant, face à l’inéluctabilité de l’alternance : il multiplia ces « G14 », ces « académies du royaume », ces cercles sans aucune attache autre que le mérite scolaire et la grâce royale. Il voulait résolument enraciner la pratique de l’intellectuel et du politique de cour, homme d’exception ne tirant de légitimité que de sa proximité du souverain.

En portant Benkirane à la tête du gouvernement, les urnes et l’adoubement royal introduisent au Maroc la légitimité brute du militant. Car même El Youssoufi, militant de longue date, avait, au titre de chef de gouvernement, d’autres qualités : son parcours historique, ses réseaux, ses relations internationales… qui finissaient par amoindrir le profil politique pur au profit d’une image d’opposant aristocratique.

Courtisans, technocrates et politiques

Est-ce la fin des courtisans et des technocrates ? Les premiers perdront de leurs prérogatives politiques, sans doute, mais continueront d’être présents dans des domaines – affaires internationales, réseaux caritatifs… – où la délimitation des frontières entre le gouvernement et le palais ne fait que commencer. Quant aux technocrates, à vrai dire, ils ne disparaîtront pas tout à fait. Si l’expérience démocratique réussit, ceux-ci s’habitueront à la place qui leur est due. Dans leur langue, on l’appelle le « back-office ». Ils feront leurs équations à l’arrière, mais c’est au ministre qu’il faudra expliquer pourquoi le Maroc a besoin d’un TGV ou d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. En arabe, et sans cravate.

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog (http://omarsaghi.com/) consacré à l'analyse des révolutions en cours dans le monde arabe.