Présentation et parcours de Barthélemy Faye, avocat d’affaires international

Terangaweb : Pourriez-vous nous décrire votre parcours, votre formation et le métier que vous exercez ?

Barthelemy Faye : Je suis originaire de Baback, un village de la région de Thiès au Sénégal. J’ai fait mes études dans mon pays jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Je suis ensuite venu en France pour faire mes classes préparatoires au Lycée Louis le Grand. Puis, je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, où je me suis spécialisé en philosophie dont je suis agrégé. J’ai ensuite enseigné cette matière pendant trois ans, notamment à l’université d’Aix en Provence.

En parallèle, j’avais souhaité approfondir mes connaissances dans une science sociale et à l’époque, j’avais notamment hésité entre l’économie, la sociologie et le droit. Mon choix s’est finalement porté sur le droit à la faveur de cours suivis à Harvard en auditeur libre. Après une maîtrise de droit à l’université Paris 2 Assas, j’ai quitté la France pour aller faire un Master en Droit aux Etats-Unis, à Yale Law School en 1997-1998. C’était la période des premières introductions en bourses des sociétés de la nouvelle économie et à ma sortie, j’ai reçu des offres pour travailler dans deux grands cabinets d’avocats de New York. C’est ainsi que j’ai rejoint Cleary Gottlieb et après près de quatre ans à New York, je suis venu au bureau de Paris dont je suis l’un des Associés aujourd’hui. Ce retour à Paris m’a permis d’avoir une pratique professionnelle davantage liée à l’Afrique. Devenu ainsi avocat d’affaires, je n’ai pas pu terminer ma thèse de philosophie commencée après l’Ecole Normale Supérieure ; mais le métier et le cabinet dans lequel je suis me permettent de continuer à nourrir une curiosité sur les différents aspects de la vie sociale, de l’économie et de divers autres domaines.

Terangaweb : En quoi consiste le métier d’avocat d’affaires ? Quels sont vos types de clients et quelle est la valeur ajoutée que vous leur apportez ?

Barthelemy Faye : Il existe deux grands métiers en droit : le métier d’avocat spécialisé en conseil et celui de l’avocat spécialisé en contentieux. Pour ma part, je suis spécialisé en conseil et je ne vais quasiment jamais au tribunal. Mon travail consiste à aider le client qui a des opérations à négocier à les monter sur le plan juridique et à les mettre en œuvre. Au quotidien, je travaille avec de grandes entreprises internationales, y compris du CAC 40 ou des multinationales américaines, les grandes institutions financières et les gouvernements. Mes secteurs de prédilection sont les investissements internationaux, le financement de projets et le conseil en matière de dettes souveraines.

Vous demandez quelle valeur ajoutée apporte l’avocat d’affaires.  Cela dépend du dossier concerné. Prenons le cas des financements. Je rappelle qu’il y a plusieurs manières de se financer. Une première façon consiste à emprunter des capitaux auprès d’une banque. En l’occurrence, il s’agit de se rapprocher d’une banque et de négocier avec elle les termes de l’emprunt souhaité : durée, garanties, sûretés, modalités de remboursement, etc.  Eh bien, dans cet exercice, le rôle du juriste ou avocat d’affaires est très important car, tout d’abord, il lui appartient de négocier la convention de crédit, qui peut être un document très complexe lorsque les montants en jeu sont élevés. Ensuite, avec sa connaissance des usages commerciaux en matière de financement, il conseille la société emprunteuse sur les termes qu’il est raisonnable d’accepter ou de rejeter, et sur la marge de manœuvre dont elle dispose par rapport aux clauses que cherche à lui imposer la banque.  Cela peut lui faire économiser beaucoup d’argent et lui éviter bien des contraintes  et des restrictions: c’est cela négocier un contrat. Remarquez qu’il y aura aussi un avocat ou juriste d’affaires du côté de la banque prêteuse, dont le rôle consistera à contester les arguments avancés par la société emprunteuse et son avocat.  Ce double jeu d’argumentation et de contre-argumentation, c’est cela négocier un contrat et c’est censé permettre aux deux protagonistes de parvenir à un contrat équilibré, donc conforme à l’intérêt des deux parties.

La deuxième façon consiste à lever des capitaux et à inscrire la société qui le fait dans une relation avec le public anonyme des investisseurs qu’il faut convaincre d’acheter les actions ou obligations émises. L’avocat d’affaires intervient, auprès des conseils financiers, pour établir et négocier les termes de l’opération boursière envisagée. De même, lorsqu’une société comme Total veut obtenir une concession de pétrole au Nigéria, par exemple, la démarche est à peu près similaire. Il faut comprendre le contexte de l’investissement, identifier les éventuels risques à travers un audit juridique et réglementaire, rédiger un contrat de concession et le négocier avec les autorités locales.

Le métier d’avocat d’affaires est un métier qui vous met au cœur des préoccupations de votre client, dès lors qu’il s’agit d’identifier et d’analyser tous les risques significatifs qui vont impacter la réussite du projet et proposer au client des moyens juridiques pour prendre en compte ou mitiger ces risques ou des modalités d’allocation de ces risques entre les parties concernées. Il existe à cet effet des outils inventés par la pratique internationale des affaires, dont les avocats sont les principaux dépositaires. C’est avec cette expertise et cette expérience que j’interviens pour aider nos clients à tirer le meilleur parti des négociations de contrats. C’est en cela qu’on apporte une vraie valeur ajoutée. Quand j’aborde un projet, je le fais avec la grande expérience développée par les avocats de Cleary Gottlieb dans le secteur concerné, et c’est cela qui me permet de dire au client que dans tel cas particulier il convient d’adopter telle position. C’est un travail qui ne peut pas toujours être effectué par une société en interne, car plus le projet est important et complexe plus on a besoin de l’expertise de professionnels juristes spécialisés dans le domaine concerné.

Terangaweb : Et pour assister vos clients, vous êtes alors amené à travailler avec des financiers ?

Barthelemy Faye : On travaille toujours de façon étroite avec les conseillers financiers, notamment en matière boursière.  Qui dit finance, dit gestion de risques car le retour sur investissement est corrélé à la gestion de risques ; c’est la raison pour laquelle pour les projets à gros enjeux financiers le recours aux avocats d’affaires est essentiel. Monter un projet suppose d’en connaître l’environnement, d’en identifier au préalable les risques et de les traiter dans la documentation contractuelle ou réglementaire du projet. Il faut pour cela une bonne connaissance des règles juridiques applicables, ce qui permet une certaine créativité dans l’intérêt du client. A titre d’exemple, quand en 1999 la BNP lance une offre publique d’achat (OPA) à la fois sur la Société Générale et sur Paribas peu après l’OPA lancée par la Société Générale sur Paribas, c’est la connaissance des règles boursières et la créativité qui permettent à BNP de renverser la situation en sa faveur dans cette bataille boursière.

Terangaweb : Pour travailler sur des sujets aussi diversifiés au-delà même d’un cadre strictement juridique et en lien avec des partenaires financiers entre autres, est-ce que la seule formation juridique suffit à faire un bon avocat d’affaires ?

Barthelemy Faye : L’image de l’avocat dans nos sociétés africaines est aujourd’hui un peu désuète. En Afrique, c’est socialement valorisant d’être avocat et les gens sont quelquefois intimidés devant les avocats. Dans la manière dont moi j’exerce mon métier on est complétement débarrassé de cette posture car on n’est plus dans cette image traditionnelle de l’avocat auréolé de son accès direct au juge qui dit le Droit et à la Justice. L’avocat d’affaires, telle que la pratique nous en vient des Etats-Unis, comme créateur de valeur, au même titre que le banquier d’affaires et le consultant, suppose un état d’esprit différent de cette posture traditionnelle et des compétences plus élargies.

En termes de formation, précisément parce qu’on a besoin de quelqu’un qui puisse appréhender la logique économique ainsi que les préoccupations commerciales du client, il faut une formation qui soit plus ouverte à la dimension financière et commerciale. C’est pour cela qu’en France un cabinet comme Cleary Gottlieb recrute en majorité des étudiants qui ont fait des écoles comme HEC ou l’ESSEC, et qui sortent du parcours juridique classique. On recrute certes toujours des étudiants de droit lorsqu’ils sont très brillants. Mais en priorité on est à la recherche de l’esprit bien fait qui a le sens du raisonnement juridique et qui saura mettre ce raisonnement au service d’autres logiques, elles pas toujours juridiques. C’est cela qui fait que nos cabinets accordent beaucoup de prix à la double formation et la pluridisciplinarité.

Interview réalisée par Khady Thiam, Nicolas Simel et Emmanuel Leroueil

Macky Sall et le renouveau sénégalais

Au moment de fêter le 52ème anniversaire de son accession à l’indépendance, le Sénégal s’est doté d’un nouveau Président de la République, le premier à être né après l’indépendance de 1960. Au-delà de cette anecdote, Macky Sall incarne, sans le personnaliser, une tendance profonde qui s’est développée depuis trois ans : le renouveau sénégalais. Ce renouveau s’articule autour de trois axes fondamentaux : une nouvelle société civile, laïque, jeune et éclectique, une alternance générationnelle et un nouveau sens à l’action gouvernementale.

Le premier aspect de ce renouveau sénégalais est la naissance d’une vraie société civile qui présente trois caractéristiques majeures. La première est qu’elle est laïque. Dans son ouvrage intitulé Le marabout et le Prince (1981), Christian Coulon expliquait que le Sénégal possédait une société civile essentiellement « à base religieuse ». Les chefs religieux musulmans, d’abord à l’époque de la colonisation et ensuite après l’indépendance, ont joué, à la frontière de la sphère politique, le rôle qu’on peut assigner à une société civile. Ce rôle a encore pu être joué jusqu’à la fin de la décennie 2000. Cependant, au cours des dernières années, on a de plus en plus assisté à une marginalisation de cette société civile « à base religieuse ». Quant à l’élection du Président Macky Sall, elle a sonné le glas de la décadence des chefs religieux donneurs de consignes de vote. A cette société civile « à base religieuse », s’est donc substituée une société civile qu’on pourrait se définir comme laïque et dont on peut se réjouir qu’elle soit davantage en phase avec la Constitution du pays d’une part et d’autre part avec un éveil des consciences digne d’une société éclairée.

En plus d’être laïque, la nouvelle société civile sénégalaise présente la caractéristique d’être jeune. A cet égard, il convient de rendre à César ce qui lui revient. L’opposition traditionnelle sénégalaise a pendant longtemps échoué à constituer un contrepoint à Abdoulaye Wade. C’est d’abord la jeunesse, amenée par le mouvement Y en a marre, qui a impulsé le M23 et qui a constitué la véritable opposition à l’ancien Président de la République. L’élection de Macky Sall doit beaucoup à cette jeune société civile.

Toutefois, cette deuxième caractéristique ne doit pas amener à occulter le caractère désormais éclectique de la société civile sénégalaise. On y retrouve certes une jeunesse fortement engagée mais aussi d’autres structures. Ainsi, les Assises Nationales ne sont pas à négliger d’autant plus que les conclusions qui en sont issues compléteront le programme présidentiel de Macky Sall, notamment sur le renforcement de la démocratie, le raffermissement des institutions et l’indépendance de la justice. Le phénomène Youssou Ndour non plus n’est pas à négliger : l’engagement du chanteur et homme d’affaires sénégalais pour le départ d’Abdoulaye Wade a été sans relâche et tout au moins salutaire dans l’internationalisation du débat.

Outre cette nouvelle société civile, laïque, jeune et éclectique, le renouveau sénégalais transparait également dans l’alternance générationnelle incarnée par le Président Macky Sall. Sur le continent le plus jeune de la planète, la moyenne d’âge des dirigeants est le plus élevé au monde. Face à un tel paradoxe, le Sénégal vient d’envoyer à la retraite un octogénaire pour confier les rênes du pays à un homme davantage en phase avec la jeunesse de la population. Le renouveau sénégalais, c’est aussi l’avènement d’une équipe dirigeante dont la projection vers l’avenir est crédibilisée par une appartenance à la génération du plus grand nombre. Si la démocratie est le pouvoir du peuple et si les représentants du peuple doivent être à son image, l’alternance générationnelle, tout comme le renouveau la société civile d’ailleurs, contribue substantiellement à consolider la démocratie sénégalaise.

Mais à quoi servirait une démocratie dans une misère économique ? Le renouveau aurait en effet été vain s’il n’était pas sous-tendu par un nouveau sens à l’action gouvernementale. Celle-ci est désormais résolument tournée vers un double objectif : dans l’immédiat, l’amélioration des conditions de vie des populations les plus modestes, et à moyen et long termes, la mise en œuvre des conditions de l’émergence économique.

A cet égard, le nouveau Président de la république a posé des actes concrets. Le premier est la nomination d’un Premier Ministre de très haut niveau, Abdoul Mbaye, banquier d'affaires diplômé d'HEC, ancien PDG de plusieurs banques sénégalaises et orfèvre de l'installation du Groupe marocain AttijariWafa Bank au Sénégal. Ce technocrate reconnu et respecté, doté d'une fine intelligence et d'une intégrité jamais remise en cause, saura animer l'équipe gouvernementale et lui insuffler une culture de résultat issue du secteur privé. Là où le dernier gouvernement d'Abdoulaye Wade comptait 40 personnes dont…13 ministres d'Etat, celui qui sera animé par Abdoul Mbaye ne comptera pas plus de 25 ministres. Macky Sall a fermement averti ses collaborateurs lors de son discours du 3 avril que l'exervice du pouvoir sera "un sacerdoce sans ambiguité, (car) il est question de servir et non de se servir". Et ce sacerdoce se focalisera d'abord sur l'amélioration des conditions de vie des sénégalais.

Sur ce point, le Président, directement dans ses discours et à travers ses conseillers économiques, a annoncé la baisse dans les prochaines semaines des prix de trois denrées de première nécessité, à savoir le sucre, le riz et l’huile, de quoi rendre plus agréable et plus accessible le diébou djeune (riz au poisson, plat traditionnel du pays) des sénégalais. De plus, son gouvernement devrait aussi mettre en place assez rapidement une couverture maladie universelle (CMU).

Enfin, le programme présidentiel de Macky Sall a été conçu comme un chemin vers le véritable développement. Tout ne sera pas réalisable dans les prochaines années mais le Sénégal peut au moins avoir la certitude d’être désormais sur la bonne voie, avec un leadership de qualité.

Dans ce Sénégal nouveau, la politique n’est plus déconnectée de la réalité, elle n’est plus seulement une représentation ; elle est devenue le réel. C’est aussi cela qui donne sens aux premiers mots du Président de la République, au soir de son élection : « Ce soir une ère nouvelle commence pour le Sénégal. Ensemble nous allons rapidement nous atteler au travail de redressement attendu par chacun et attendu de chacun ».

Bonne fête de l'indépendance! Bonne route sur le chemin de la réfondation démocratique et de l'émergence économique!

                                                                                                                                                              Nicolas Simel

Cheikh Anta Diop et l’intégration africaine: interview avec le Pr Youssou Gningue

 

 

Le 7 février 2011, à l’occasion du 26ème anniversaire du décès du penseur Cheikh Anta Diop, un comité dirigé par le Professeur Youssou Gningue organise une journée de réflexion à l’université de Dakar sur le thème des Etats Unis d’Afrique. Youssou Gningue, Professeur de Mathématiques à l’Université Laurentienne (Canada), est l’auteur d’un ouvrage à paraître, intitulé Approche stratégique vers les Etats Unis d’Afrique, dans lequel il préconise une approche pyramidale de l’intégration africaine. Il revient aussi dans cette interview accordée à Terangaweb – l'Afrique des Idées sur les principales idées de Cheikh Anta Diop sur le panafricanisme.

 

Terangaweb : Professeur, vous êtes à la tête d'un comité qui organise le 7 février prochain, en hommage à Cheikh Anta Diop,  une journée de réflexion sur le thème des Etats Unis d’Afrique. Quel est le sens de votre démarche et qu’est-ce que vous proposez au public à l’occasion de cet événement ?

 

Pr Youssou Gningue: En visite sabbatique au département de Mathématiques et Informatique (FST, UCAD), nous avons initié par la supervision de deux thèses de doctorats un projet de recherche intitulé les  Etats Unis d’Afrique. Dans ce cadre, nous organisons le 7 février 2012, en hommage à Cheikh Anta Diop,  une journée de réflexion sur le thème des Etats Unis d’Afrique. En tant que vingt sixième anniversaire de décès, cette date devrait nous permettre de commémorer la disparition de l’illustre professeur Cheikh Anta Diop et discuter sur un thème qui lui tenait à cœur. Des conférences et une exposition seront proposées au public. Une discussion sur le projet des Etats Unis d’Afrique,  la mise  en  place d’une école doctorale sur l’unité africaine et l’avenir de la journée scientifique devrait mieux nous orienter sur les  directions à emprunter.

Terangaweb : Les jeunes générations ne connaissent souvent que très peu le grand penseur qu’a été Cheikh Anta Diop. Quelles sont ses principales idées sur le panafricanisme?

Pr Youssou Gningue: Les recherches de Pr Cheikh Anta Diop ont démontré l’unité culturelle de l’Afrique noire en identifiant sa source pharaonique. Ceci est assez bien reflété par sa célèbre assertion : « Les études africaines ne sortiront pas du cercle vicieux où elles se meuvent  pour retrouver tout leur sens et  toute leur fécondité  qu’en s’orientant  vers la vallée du Nil». Dans ce cadre, il a préconisé la création d’un état d’Afrique noire et dégagé les fondements  de base économiques et culturels du futur état.

Ses recherches ont contribué considérablement au rétablissement et à l’instauration de la Conscience noire.  Son courage, sa persévérance, sa clairvoyance et son humilité devraient servir de référence et d’inspiration aux nouvelles  générations.

A mon humble avis, cet anniversaire de décès devrait être élevé en une journée scientifique nationale en attendant son extension au niveau  continental et ceci dans le cadre du futur état.

Terangaweb : Ces idées sont-elles toujours adaptées à l’évolution des Etats africains ? Quels sont aujourd’hui les enjeux et défis du panafricanisme ?

Pr Youssou Gningue: Ces idées restent en grande partie très adaptées à l’évolution des Etats africains. D’ailleurs, les adeptes de l’idée des deux états, un état d’Afrique du Nord et un état d’Afrique Noire, basent leurs argumentations sur son idée originale de l’état d’Afrique Noire. D’autres penseurs, comme le président sénégalais Abdoulaye Wade, préconisent la création d’un état continental dans toute son entité. A mon avis, ce débat détourne involontairement et innocemment la démarche panafricaniste de Pr Cheikh Anta  Diop. En effet,  la forme de fédération découlant de l’orientation actuelle du panafricanisme par les Etats-Unis et non la fusion des états n’est nullement en contradiction avec la thèse de Diop. 

Terangaweb : Comment appréhendez-vous le processus d’intégration actuellement en cours dans le cadre de l’Union Afrique ? Des intégrations sous régionales comme la CEMAC ou la CEDEAO ne seraient-elles pas socialement et économiquement plus efficaces ?

Pr Youssou Gningue: Aujourd’hui, il faut dépasser l’étape de l’Union Africaine pour embrasser l’ultime niveau qui est l’état fédéral. C’est dans ce seul cadre que pourrait être atteinte l’intégration monétaire et financière qui induirait une intégration économique et sociale plus pertinente.  Dans mon livre, Approche stratégique vers les Etats Unis d’Afrique, tout juste accepté en vue de publication, le processus proposé est de forme pyramidale. Il est basé sur la création des cinq états régionaux qui fédèrent pour créer l’état continental. En effet, le plancher occupé par tous les états, maintenus dans leurs entités, engendre au deuxième niveau les cinq états régionaux qui par la suite fédèrent pour constituer le sommet de la pyramide.

Dans le cadre de cette structure, nous utilisons la théorie de jeux et la simulation multi-agent pour modéliser les relations entre les différents états. Les résultats de cette recherche devraient nous permettre de créer un objet artificiel singeant  les aspects fédératifs. Nous l’avons baptisé l’État Virtuel d’Afrique (EVA). EVA est un outil d’évaluation quantitative, individuelle et globale de la fédération dans le but de convaincre les états indécis et réfractaires.

Notons que dans ce processus de fédération, l’organisation régionale peut être prioritairement entreprise. Un état régional peut devancer le fédéral et même jouer un rôle important dans la naissance de ce dernier. Par exemple, les pays constituant la CEDEAO peuvent anticiper le processus et créer l’Etat régional de l’Afrique de l’Ouest ce qui pourrait ainsi induire dans le projet de fédération continentale  un effet catalyseur sous la base du principe de démonstration. 

Interview réalisée par Nicolas Simel

 

Sénégal: le devoir de résistance à Wade

"Pour qu'on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir." Montesquieu, L'Esprit des lois – 1748

 Pourquoi résister à Abdoulaye Wade est devenu un devoir moral ? 

Au Sénégal, après la validation de la candidature de l’actuel Président Abdoulaye Wade par le Conseil Constitutionnel, la résistance par tous les moyens est devenue un devoir moral. 

La candidature de Wade pour un troisième mandat est une violation manifeste de la Constitution, d’abord contre son esprit. En réformant la Constitution en 2001, l’idée de Wade était qu’aucun Président, y compris lui, ne puisse effectuer plus de deux mandats à la tête du pays. Mais puisqu’au pays du « Ma wakhon, wakhet »[1], plus qu’ailleurs, la parole est libre, mieux vaut s’en tenir à l’écriture qui, elle, est serve.

A cet égard, la candidature d’Abdoulaye Wade constitue une violation de la lettre de la Constitution dont l’article 27 stipule que « le mandat (du Président de la République) est renouvelable une seule fois ». Quant à penser que cette disposition adoptée en 2001 sous Wade ne s’appliquerait pas au Président en exercice, l’article 104 est péremptoire : « toutes les dispositions de la présente Constitution lui sont applicables ». 

A vrai dire, cette candidature n’est que le dernier avatar d'une manie de manipulation de la Constitution et des lois dont Abdoulaye Wade seul a le génie. Lorsqu’en septembre 2008, il a voulu se débarrasser de Macky Sall, alors Président de l’Assemblée Nationale, il a fait voter un amendement à l'article 62 de la Constitution pour réduire la durée du mandat du président de l’Assemblée Nationale en cours d’exercice de 5 à…1 an…avec effet immédiat. En juin 2011, mesurant (enfin) l’ampleur de son impopularité, il a voulu modifier la constitution pour ramener la majorité pour être élu au premier tour de l’élection présidentielle de 50% à…25%, et même pas des inscrits, mais des seuls votants. N’eut été la détermination du peuple sénégalais porté notamment par le mouvement « Y en a marre », Abdoulaye Wade aurait inscrit à son actif, cette innovation majeure.

Qui plus est, Abdoulaye Wade ne tient qu’en piètre estime le Conseil Constitutionnel dont il dicte la plus petite des mesures. L’invalidation de la candidature de Youssou Ndour, sous le prétexte qu’il n’aurait pas obtenu les 10 000 signatures nécessaires, en est une preuve supplémentaire. Plus que la décision de valider la candidature de Wade, qui, entendons-nous bien, demeure le fond du problème, cette décision reste le symbole d’un Conseil Constitutionnel qui a perdu toute parcelle d’indépendance et dont on ne peut plus attendre qu’elle soit le gardien du respect des libertés de notre peuple.

Face à un Abdoulaye Wade décidé depuis bien longtemps déjà à piétiner la Constitution du Sénégal et face à un Conseil Constitutionnel qui a définitivement renoncé à garantir l’état de droit, la résistance à Wade et au clan qui l’entoure est devenue, plus qu’une opposition partisane, un devoir moral.

Résister à Abdoulaye Wade, oui, mais comment ?

Penser qu’après avoir manipulé à plusieurs reprises la Constitution, corrompu les membres du Conseil Constitutionnel en augmentant leurs salaires de 5 millions de FCFA, avoir qualifié la révolte du peuple de « manifestations d’humeur », ordonner à la police de tirer à balles réelles sur les manifestants, Abdoulaye Wade organisera des élections pour les perdre, est une vue de l’esprit.

La confrontation directe entre le peuple et le régime d’Abdoulaye Wade est la seule forme de résistance qui vaille aujourd’hui. Si les tunisiens, les égyptiens, les libyens hier et les syriens encore aujourd’hui le font face à leurs dirigeants, pourquoi pas les sénégalais ? Bien entendu, nul n’ignore ce que cela a pu coûter à ces peuples, mais leurs aspirations à la liberté et à la dignité sont-elles plus fortes que celles des sénégalais ?

Abdoulaye Wade ne retirera sa candidature et n’organisera des élections libres et transparentes que s’il voit dans le blanc des yeux du peuple sénégalais une détermination plus forte que la sienne. 

Le peuple sénégalais à un rendez-vous avec l’histoire. S’il se défausse, il aura non seulement balayer plusieurs décennies de luttes et de conquêtes démocratiques, mais aussi rater l’occasion de s’offrir de meilleures perspectives d’avenir, économiques notamment. La nature du débat politique est en effet tellement vif qu’il élude quelques autres raisons fondamentales pour lesquelles le Sénégal doit tourner la page du régime d’Abdoulaye Wade : le système éducatif s’est détérioré, le chômage a explosé, la captation des ressources par les thuriféraires du régime a atteint un seuil jamais égalé tandis que l’écrasante majorité de la population vit dans une pauvreté affligeante. C’est cela le Sénégal d’Abdoulaye Wade ; c’est cela le Sénégal dont le peuple ne veut plus.

 Nicolas Simel


[1] Ma wakhone, wakhet se traduirait : « Je l’ai dit, maintenant je me dédis ». Abdoulaye Wade, interpellé par des journalistes sur le fait qu’il avait bien précisé que la Constitution ne lui permettait pas de briguer un troisième mandat, a tenu ses propos, devenus désormais le symbole de sa versatilité. 

Interview avec la Fédération des étudiants et stagiaires sénégalais de France

Terangaweb : La FESSEF n’est pas qu’une simple association mais plutôt une fédération d’associations. Pouvez-vous nous présenter votre structure et le sens de votre démarche ?

B. DIALLO, A. TOURE: La FESSEF a été créée le 31 janvier 2009 à Lyon et constitue un regroupement d’associations d’étudiants et de stagiaires Sénégalais en France. La FESSEF s’appuie en effet sur un réseau d’une trentaine d’associations étudiantes sénégalaises sur l’étendue du territoire Français. Notre action est axée sur la promotion et la garantie de la défense des intérêts collectifs des étudiants auprès des organisations concernées.

Le sens de notre démarche se définit par la volonté de mettre en place une structure capable de prendre en charge l’ensemble des préoccupations et demandes des étudiants concernant leurs conditions de vie en France et leur insertion professionnelle. Cela se fait par la préparation de leur accueil, la mise en place d’un cadre favorable à une intégration rapide dans le tissu estudiantin et l’accompagnement pour un meilleur épanouissement académique. Notre approche est basée sur des analyses de situations, suivies de réflexions, avant propositions de solutions et voies d’améliorations. Nous essayons aussi de mutualiser de bonnes pratiques et des échanges d’idées sur des sujets et projets communs aux associations membres du réseau de la FESSEF.

Terangaweb : Quels sont vos principaux champs d’action ?

B. DIALLO, A. TOURE : Nos champs d’actions reposent sur les trois volets que reflètent les commissions suivantes :

La commission Vie Etudiante, chargée de recenser les besoins quotidiens des étudiants sénégalais à savoir le logement, l’intégration et l’insertion sociale. L’objectif est de mettre à la disposition des associations étudiantes locales les meilleurs outils d’informations et les solutions qui permettront de parer aux difficultés des étudiants.

La commission Insertion Professionnelle, qui met en place et développe des partenariats avec les structures publiques et privées qui s’occupent des questions de l’insertion professionnelle des étudiants. Cette commission travaille aussi sur un projet d’organisation de forum, de colloques et de conférences dont les thèmes sont axés sur l’insertion professionnelle.

La commission Partenariats, communication et relation avec les institutions, en charge des relations publiques de la FESSEF et de sa visibilité dans les réseaux d’étudiants. Elle travaille aussi à intéresser les différentes institutions (au niveau de la France et du Sénégal) aux activités de nos associations et à nos préoccupations.

Terangaweb : Beaucoup de jeunes lycéens font face à des difficultés d’accès à l’information en ce qui concerne les études supérieures en France. Quelles sont vos initiatives pour mieux les aider dans leurs démarches ?

B. DIALLO, A. TOURE : Notre principale réponse demeure la sensibilisation en amont. Campus France a créé une mission pour mettre l’accent sur l’importance des informations dont doivent disposer les lycéens qui voudront poursuivre leurs études en France. Mais cela devra être renforcé davantage, vu le manque considérable d’informations sur les orientations à prendre pour ces jeunes lycéens. 

A cet effet,  la FESSEF (associée à NJACCAAR Visionnaire et CRI) vient d’élaborer une plaquette comportant des informations concises sur les démarches à entreprendre auprès de Campus France et mettant aussi l’accent sur l’importance du choix de la filière. D’ailleurs, nous comptons faire une très large diffusion de cette plaquette auprès des lycéens sénégalais.

Nous sommes aussi en train de mener une campagne de sensibilisation sur les réalités de la vie étudiante en France. La situation des étudiants devient de plus en plus difficile avec certaines réglementations entrées en vigueur, notamment la circulaire du 31 mai 2011, « traitant des changements de statut-étudiant vers statutsalarié des diplômés de nationalité étrangère », et l’arrêté du 08 septembre 2011, « relatif à la hausse des ressources financières requises pour l’obtention d’un titre de séjour-étudiant ». 

Terangaweb : À ce propos, le cadre réglementaire concernant les étudiants étrangers en France s’est durci dernièrement avec les dispositions réglementaires que vous venez d’évoquer. Quelle est l’analyse que vous faites de cette situation ?

B. DIALLO, A. TOURE : La complication vient du fait que la France est en train de mener une politique pour faire face aux problèmes de l’emploi des jeunes. Cela se répercute par des mesures qui privilégient les jeunes diplômés « français » au détriment des étudiants étrangers.

Nous pensons qu’il est utile que les pays d’origine des étudiants étrangers mettent en place une politique incitative et davantage d’initiatives pour l’insertion professionnelle des jeunes diplômés à la sortie des écoles et universités françaises. Nous proposons concrètement à nos autorités de tutelle de créer une rencontre entre les diplômés, l’Etat, les partenaires privés et le Mouvement des entreprises du Sénégal (MDES), en collaboration avec la FESSEF en vue de l’organisation d’un forum. Cette rencontre permettra d’envisager des solutions aux difficultés de l’insertion en France. Nous allons essayer d’impliquer davantage l’Etat sur le défi de l’insertion et d’autres questions majeures  de cet ordre puisque la situation des étudiants étrangers en France devient de plus en plus compliquée. 

Par ailleurs, il revient encore à l’ordre du jour la question sur l’enjeu que comporte la cooptation de ses diplômés (pour le Sénégal), et par ricochet la limitation de la fuite des cerveaux. Des éléments qui méritent des pistes de réflexion dans la contribution au développement économique du pays. 

Terangaweb : En dépit des critiques qu’on peut avoir, cette circulaire met aussi les étudiants et jeunes professionnels africains de France en confrontation avec la  question du retour dans leur pays d’origine qui se caractérisent souvent par des difficultés d’insertion professionnelle et des situations politico-économiques instables. Quel est le regard que vous portez sur l’évolution politique et économique du Sénégal ? N’y a-t-il pas lieu d’encourager les étudiants à rentrer au Sénégal pour contribuer au développement de leur pays, et plus généralement à l’émergence de l’Afrique ?

B. DIALLO, A. TOURE : Le Sénégal est effectivement confronté à un phénomène de chômage massif des jeunes auquel l’Etat doit faire face et le fait d’envisager « ce retour au bercail » se heurte à une appréhension sur la réalité et la précarité de l’insertion professionnelle. A cela s’ajoute malheureusement un manque de visibilité sur une éventuelle politique d’incitation au retour mis en place par l’Etat pour les diplômés sénégalais expatriés. Notamment, Il faut plus de sensibilisation sur les créneaux en matière de création d’entreprise, d’offres d’emplois des entreprises multinationale ayant des filières au Sénégal et dans la sous-région, des possibilités que propose la fonction publique, le mouvement des entreprises du Sénégal, etc.…

Il ne faut pas non plus négliger l’existence, au Sénégal et dans la sous région, de très bonnes écoles qui proposent des formations de qualité en phase avec les réalités et besoins de l’Afrique en général, du Sénégal en particulier. La contribution à l’essor de notre pays ou de l’Afrique devrait donc tout aussi bien provenir de l’intérieur du continent.

Pour clore, nous dirons que : "Garder la conviction et l’esprit panafricaniste en tenant compte des réalités d’où l’on vient pourraient être la philosophie salvatrice de nos jeunes diplômés pour retourner s’investir au Sénégal et plus généralement en Afrique." 

Interview réalisée par Nicolas Simel

L’actualité de la Négritude: être et demeurer métis

La Négritude est de nos jours trop vite évacuée quand on ne finit pas de reprocher aux écrivains qui en furent les pionniers d’avoir écrit en français. Pourquoi les poètes de la Négritude ont-ils écrit en français? Fut-ce-t-elle un classique, cette question semble la plus à même de laisser transparaitre en l’occurrence l’actualité de la Négritude dont elle révèle d’ailleurs la quintessence.

Léopold Sédar SENGHOR lui-même répondait à cette question dans la postface d’Ethiopiques[1]

Voici (et on y reviendra) ce qu’en dit le poète de la Négritude et non moins futur membre de la prestigieuse Académie française : « Mais on me posera la question : pourquoi, dès lors, écrivez-vous en français? – Parce que nous sommes des métis culturels… ».Objet Inconnu

Cette question n’a pas non plus laissé indifférent le philosophe français Jean Paul SARTRE. Il convient à ce propos de rappeler que SARTRE est sans doute le philosophe occidental qui a le plus flirté avec le mouvement de la Négritude. C’est lui qui écrit en 1948, à la demande de SENGHOR et de Alioune DIOP, la préface devenue ô combien célèbre de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française [2]. C’est surtout en s’appuyant sur cette envolée préfacière baptisée Orphée noir , beaucoup plus « que ce qu’en disaient les Nègres eux-mêmes » [3], qu’on va discuter la Négritude.

Pour SARTRE, le décalage entre la langue française et l’être africain a pu constituer une explication. En effet la Négritude a été un phénomène, au sens étymologique du terme, surtout (pas seulement) poétique. Or que n’a-t-on appris de Mallarmé et des surréalistes au sujet de la poésie si ce n’est  que celle-ci trouve sa profondeur dans l’écart entre le langage et ce que le poète veut exprimer ?  Or encore, écart ne saurait être plus grand que celui qui sépare a priori la langue française par exemple, celle du colon, de la réalité africaine que les poètes colonisés célébraient. L’explication de SARTRE parait ingénieuse et littérairement pertinente, encore faudrait-il que les poètes de la Négritude y aient pensé en écrivant en français.

Mais SARTRE dit aussi autre chose que met particulièrement en lumière l’analyse du philosophe sénégalais Souleymane Bachir DIAGNE[4]. C’est que les poètes négro-africains ont vécu dans la dispersion au sens physique i.e. géographique du terme. Et de ce fait comme le mentionne Souleymane Bachir DIAGNE en résumant en substance SARTRE, « l’africanité, parce qu’elle est exilée de soi et dispersée, se constituera dans la (langue) francophone en exigeant ainsi que la langue qui parle naturellement l’universel la reçoive. »

Reste que SARTRE se trompe manifestement car l’africanité, aux antipodes d’un exil est, comme l’a toujours professé SENGHOR, un Royaume d’enfance d’une part et d’autre part surtout car le recours à la langue française ne s’est guère faite par défaut. Bien au contraire, peut-être paradoxalement aussi, mais sans doute de toute évidence pour un SENGHOR, cela allait de soi : écrire dans une langue occidentale, le français en l’occurrence, résidait dans la quintessence de la Négritude.

En effet si la Négritude est ce que les Africains anglophones ont appelé « The african personnality », elle est aussi et surtout « l’affirmation de soi comme acteur potentiel d’un dialogue. » SENGHOR l’a dit : la Négritude est un humanisme qui participe de la civilisation de l’universel qui est elle-même pour l’essentiel dialogue des cultures. Pour les négro-africains, quel moyen de dialogue avec la culture occidentale serait plus judicieux que de lui emprunter sa langue pour lui exprimer l’expérience négro-africaine ? C’est sans doute là l’une des formes de métissage les plus abouties d’autant plus que la Négritude est au plus haut point métissage. Et c’est parce qu’elle est métissage qu’elle existera tant que les africains seront à la surface de la terre. La Négritude n’est pas “ghettoïsation”, c’est plutôt l’affirmation d’une présence africaine en mouvement i.e. qui va vers l’autre en vue d’un métissage : une expérience et un état d’esprit dira-t-on.

Dès lors on perçoit mieux son actualité qui fait qu’elle dépasse le cadre conjoncturel et historiquement limité de la lutte contre la colonisation pour s’inscrire dans un processus jamais abouti et toujours renouvelé.

C’est bien cette Négritude qui nous interpelle vivement !

 

Nicolas Simel Ndiaye

Violence politique au Sénégal : le malheur n’arrive pas qu’aux autres….


« Heureux les artisans de Paix, car ils seront appelés Fils de Dieu » Matthieu 5, 9.

En dépit de la vive émotion suscitée par les récents incidents du 22 décembre 2011 – au cours desquels une personne a été tuée et trois autres blessées – la violence politique ne constitue guère un phénomène nouveau au Sénégal. Certes son ampleur n’a jusque là pas atteint les proportions prises dans certains autres pays africains, mais celle-ci s’est quelquefois cristallisée en des événements majeurs que l’observateur d’aujourd’hui a tendance à méconnaître.

La première phase de la violence physique en politique au Sénégal est celle qui oppose, des indépendances à 1974, diverses tendances d’un parti unique au pouvoir : l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS) devenue Parti Socialiste (PS). Elle atteint son paroxysme avec l’assassinat le 3 février 1967 à Thiès de Demba Diop, député-maire de la ville de Mbour et président du groupe parlementaire de l’UPS à l’Assemblée Nationale. Dans un contexte de rivalité politique entre Ibou Kébé, ancien maire de la ville et son allié Jacques d’Erneville d’une part et d’autre part Demba Diop, ce dernier est sauvagement poignardé par Abdou N’Dakhafé Faye. A la suite du procès du 17 mars 1967, celui-ci est condamné à mort puis exécuté tandis que Ibou Kébé écopait de la réclusion perpétuelle et Jacques d’Erneville de 20 ans de travaux forcés.

A peine ce procès terminé que le 22 mars 1967, à l’occasion de la fête de l’Aid el Kébir, le président de la République Léopold Sédar Senghor est victime d’une tentative d’assassinat. A la sortie de la prière de la grande mosquée de Dakar, un certain Moustapha Lô pointe son arme sur le président. Lui aussi sera condamné à la peine capitale et exécuté. L’hypothèse, non prouvée juridiquement, d’un attentat commandité par le camp de Mamadou Dia qui avait été accusé de tentative de coup d’Etat en 1962, est alors évoquée.

Ces deux événements, relatés par Marcel Mendy dans un essai intitulé La violence politique au Sénégal[1], cristallisent une violence essentiellement circonscrite dans le cadre du parti unique.

Avec le pluripartisme limité adopté par Senghor en 1974 et surtout le multipartisme par Abdou Diouf en 1981, la violence politique devient en substance une arme de l’opposition incarnée par Abdoulaye Wade contre le parti au pouvoir. Face à un parti au pouvoir qui monopolise tous les rouages de l’Etat en dépit du libéralisme politique de façade, Abdoulaye Wade, alors leader charismatique de l’opposition, théorise et met en œuvre cette nouvelle violence politique. Lors du congrès du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) les 2 et 3 janvier 1988, il explique :

Je ne pose pas le problème en termes d’alternative pacifique ou non pacifique. Quand il faut faire une révolution, il faut la faire. Si en 1789, les Français s’étaient dit qu’il ne faut pas faire la révolution (…) « Attendons que le roi veuille réformer sa royauté pour arriver à la République » (…) on aurait attendu deux cents ans. Il y a des réformes à faire. Si le pays veut l’alternance, il faut que l’alternance soit faite quels que soient les prix et les moyens.[2]  

Les élections du 28 février 1988 sont alors émaillées d’émeutes sanglantes à la suite desquelles prés de 300 personnes sont arrêtées et jugées. Les leaders du PDS, au premier chef Abdoulaye Wade et Ousmane Ngom, sont alors identifiés comme commanditaires par la justice et condamnés à des peines de prison.

L’événement qui reste cependant dans les mémoires comme le symbole par excellence de la violence politique au Sénégal reste l’assassinat de Me Babacar Sèye, vice président du conseil constitutionnel, le 15 mai 1993. Ce meurtre politique est commis à la suite des élections législatives du 9 mai. Au cours de l’enquête, les assassins, Clédor Sène, Pape Ibrahima Diakhaté et Assane Diop ont clairement désigné Abdoulaye Wade, son épouse Viviane et son conseiller financier Samuel Sarr, ainsi qu’Ousmane Ngom et Abdoulaye Faye, comme les commanditaires de ce meurtre scabreux. La chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar a toutefois estimé le 26 mai 1994, sans doute à la suite d’un arrangement politique entre Wade et Abdou Diouf, qu’il n’y avait pas lieu de les poursuivre. Outre les aveux des meurtriers, la responsabilité d’Abdoulaye Wade est d’autant plus probable au regard de son attitude une fois devenu président de la république. Il a en effet accordé aux assassins de Me Sèye la grâce présidentielle le 22 janvier 2002 et fait adopté le 7 janvier 2005 la loi dite Ezzan. Celle-ci établit l'amnistie de toutes les infractions criminelles ou correctionnelles commises en relation avec des élections sur la période allant du 1er janvier 1983 au 31 décembre 2004. Sur ce sujet, l’ouvrage du journaliste d’investigation Abdou Latif Coulibaly, intitulé Wade, un opposant au pouvoir, l’alternance piégée ?[3], est édifiant.

Enfin, avec l’alternance politique intervenue en l’an 2000, la violence politique franchit un nouveau cap : elle devient celle d’un parti qui continue à cultiver en interne la culture de la violence comme mode de règlement politique entre différentes tendances politiques, tout en en faisant une arme prisée non seulement contre les opposants politiques mais aussi les responsables de la société civile. En ce qui concerne l’espace public sénégalais, le caractère novateur de cette violence politique est qu’elle va de pair avec une absence de justice effarante. Sous les présidents Senghor et Diouf, les phénomènes de violence faisaient l’objet d’enquêtes sérieuses, de procès équitables et d’une exécution des peines prononcées. Sous Wade, on accorde la grâce présidentielle aux meurtriers, adopte des lois d’amnistie et assure aux nervis et commanditaires en lieu et place de séjour carcéral des traitements princiers. Avec l’agression contre Talla Sylla le 5 octobre 2003, le saccage des locaux de groupes de presse comme 24h Chrono, l’AS ou encore Walfadjiri, les menaces de mort en novembre 2003 contre le clergé épiscopal sénégalais, le passage à tabac d’Alioune Tine, président de la Raddho, jusqu’aux dernières intimidations contre les leaders de l’opposition en vue des prochaines élections présidentielles, le tout par des nervis clairement identifiés comme proches du parti au pouvoir, ce n’est pas tant la violence politique en elle-même qui est choquante que l’impunité et la promotion toujours sidérantes dont bénéficient ses commanditaires.

Dans sa préface à l’essai La violence politique au Sénégal, Abbé Bernard Ndiaye, prêtre et écrivain, mettait en lumière cette problématique :

« Il est écrit que l’Etat doit garantir aussi la sécurité des personnes et de leurs biens, garantir aussi la liberté de pensée, de parole, d’association, etc. si l’on veut éviter la dictature et le type de société liberticide. Soit. Mais comment peut-il assumer cette fonction éminemment régalienne s’il exerce un pouvoir prédateur, s’il s’est échafaudé un appareil répressif implacable contre d’honnêtes citoyens qui n’accomplissent que leur devoir en osant stigmatiser ses dérives, ses exactions, et ses crimes ? Le laxisme, la corruption  et l’injustice ahurissante sont la mère de la violence. Ce sont eux qui créent les frustrations, la colère, la haine, le désir de vengeance ou de « faire sa propre justice »[4]

Avec Abdoulaye Wade, le pacte par lequel les citoyens renoncent à se faire leur propre justice pour la confier à l’Etat est en train d’être rompu. On en revient à un état de nature du fait d’un président qui rêve d’obtenir un prix Nobel de la paix mais qui restera sans doute dans l’histoire comme celui par lequel la violence politique a dépassé le seuil de tolérance au Sénégal.

A moins de deux mois des élections présidentielles, jamais le risque de chaos n’a été aussi proche. Il est temps que les Sénégalais aient conscience que le malheur n’arrive pas qu’aux autres.

 Nicolas Simel


[1]  Marcel Mendy, La violence politique au Sénégal, de 1960 à 2003, Editions Tabala, 2006

[2] Entretien avec Abdoulaye Ndiaga Sylla et Ibrahima Fall, in Sud Hebdo n3, 13 janvier 1988, Propos ropportés par Marcel Mendy dans son essai, page 126

[3] Abdou Latif Coulibaly, Wade, un opposant au pouvoir – l’alternance piégée ?, Dakar, Editions Sentinelles, 2003

[4]Abbé Bernard Ndiaye, dans sa préface à l’essai La violence politique au Sénégal (2006), page 12

 

 

Sénégal : une configuration politique inédite à 3 mois des élections présidentielles

Avec son objectif de rempiler un nouveau mandat présidentiel contre les dispositions de la Constitution, Abdoulaye Wade a paradoxalement trouvé deux alliés de taille : Ousmane Tanor Dieng, secrétaire général du Parti Socialiste (PS) et Moustapha Niasse, secrétaire général de l’Alliance des Forces du Progrès (AFP), les deux principaux partis de l’opposition.

L’inimitié que se vouent Ousmane Tanor Dieng et Moustapha Niasse obstrue tous les efforts de l’opposition et l’empêche sérieusement de faire front commun contre Abdoulaye Wade. Cette animosité mutuelle ne cède en effet à aucun intérêt supposé supérieur de la nation. L’incapacité de la coalition des partis d’opposition Benno Siggil Senegal de trouver un candidat unique – Niasse et Tanor ayant tous deux fini par se porter candidat – est la preuve que ces deux leaders ne sont capables d’aucun esprit de dépassement au moment où les populations souffrent plus que jamais du régime d’Abdoulaye Wade. Il y a trois  semaines, à la sortie du Conseil des ministres, le président Wade a même conseillé à Tanor et à Niasse de faire de lui le candidat de l’opposition pour les élections présidentielles du 26 février 2012! Sacré toupet ! Pourtant, à y regarder de plus près, les trois hommes ont plusieurs points communs.

Abdoulaye Wade, Ousmane Tanor Dieng et Moustapha Niasse : le même échec

D’abord, Tanor et Niasse hier, tout comme Abdoulaye Wade aujourd’hui, ont pris part à l’exercice du pouvoir sans succès particulier, pour ne pas dire avec un échec retentissant. Ensuite, ils partagent une même logique de gestion de leur parti politique, conçu comme un appareil privé au service de son principal bailleur de fonds. Enfin, ils n’incarnent plus, si tant est qu’ils l’eussent fait par le passé, le désir d’avenir de la jeunesse sénégalaise. Il existe aujourd’hui, plus qu’un besoin d’alternance politique, un besoin d’alternance générationnelle qui ne saurait tolérer qu’un vieillard de 90 ans soit remplacé par un compère sexagénaire.

Sénégal : un besoin de projection vers l’avenir et de leadership

En effet, qu’attend le Sénégal de sa prochaine élection présidentielle si ce n’est que le vainqueur possède tout au moins deux dispositions fondamentales : la capacité à incarner le désir d’avenir de la jeunesse et le sens du leadership ?

S’il y a une chose qu’on retiendra de l’année 2011, c’est sans doute le refus des peuples de confier la marche de leurs nations à des élites complètement déconnectées de leurs réalités sociales et économiques. Les révolutions du Jasmin et du Nil, la chute du colonel Kadhafi, et même le mouvement des Indignés qui n’a pas fini de secouer l’Europe et les Etats-Unis, participent de cette tectonique ambiante qui fera de plus en plus trembler tous les pouvoirs. Le Sénégal n’y échappera pas tant que sa classe politique ne se sera pas renouvelée pour être davantage en phase avec les aspirations des populations. Dans cette perspective, l’âge sera un facteur discriminant qui devrait écarter Abdoulaye Wade (85 ans officiellement, mais en réalité plutôt 90 ans), Moustapha Niasse (72 ans) et Ousmane Tanor Dieng (64 ans) pour mettre en avant des candidats comme Idrissa Seck, Macky Sall ou encore Cheikh Bamba Dièye.

Etre apte à incarner les aspirations d’un peuple n’est cependant que d’un piètre intérêt si cela ne s’accompagne pas d’une disposition particulière à ouvrir des voies prometteuses et à amener le pays tout entier à les emprunter. On notera d’ailleurs que les solutions économiques pour placer le Sénégal sur la voie du développement sont largement connues. L’enjeu réside plutôt dans l’aptitude à les mettre en œuvre de façon efficace.  Pour cela, il faudra aussi que le prochain président sache rassembler bien au-delà de son camp politique et mobiliser différents talents, y compris ceux issus de la diaspora.

Sur ce point également, Abdoulaye Wade, Ousmane Tanor Dieng et Moustapha Niasse ont jusque là fait preuve de sectarisme et d’absence de dépassement dans leur gestion du pouvoir au niveau étatique pour le premier et au sein de l’opposition pour les deux autres.

A contrario, Idrissa Seck et Macky Sall ont envoyé des signaux intéressants au cours des derniers mois. Par exemple, en sortant du cadre stricto sensu de son parti pour nommer Léna Sène directrice de sa campagne, Idrissa Seck envoie un double message qui rencontre un écho non négligeable chez bon nombre de Sénégalais. En confiant la coordination de sa campagne à cette diplômé d’Harvard, Idrissa Seck entend valoriser les qualités intellectuelles de l’une des Sénégalaises les plus brillantes de sa génération, là où au PDS on fait la promotion de bouffons comme Farba Senghor et on compte sur des lutteurs corrompus à coup de millions pour mobiliser l’électorat wadiste. En réussissant à convaincre Léna Sène de se plonger dans l’arène politique sénégalaise, Idrissa Seck envoie aussi un signal fort à la diaspora à laquelle il entend redonner le goût d’une implication plus forte dans le développement économique du Sénégal. En ces temps où la France renvoie les diplômés étrangers de ses meilleures écoles et universités, de plus en plus de jeunes Sénégalais de la diaspora devraient être sensibles à ce message.

Abdoulaye Wade, Idrissa Seck et Macky Sall dans le même panier : une vraie confusion

Hélas, Idrissa Seck et Macky Sall font encore auprès de beaucoup de sénégalais les frais de leur compagnonnage avec Abdoulaye Wade. C’est cependant une erreur majeure que de penser que le choix à l’élection présidentiel de février 2012 devra se faire entre le camp libéral au pouvoir depuis 2000 dans lequel on range Abdoulaye Wade, Idrissa Seck, Macky Sall d’une part et d’autre part le camp de l’opposition traditionnel avec notamment Ousmane Tanor Dieng et Moustapha Niasse. Idrissa Seck et Macky Sall, quand bien même ils sont issus des rangs du pouvoir libéral actuellement en place, incarnent une projection vers l’avenir et une aptitude à mener résolument le Sénégal sur le chemin du développement. Cette conclusion confirme par ailleurs l’échec sidérant des partis traditionnels, comme le Parti Socialiste (PS), le Parti Démocratique Sénégalais (PDS) et l’Alliance des Forces du Progrès (AFP), à faire émerger en leurs seins de futurs leaders pour le Sénégal.

L’élection présidentielle de février 2012, qui soulève aujourd’hui beaucoup de zones d’ombres, sera vraisemblablement inédite dans l’histoire politique du Sénégal. Elle devrait réunir un Président sortant de 90 ans candidat contre les dispositions de la Constitution, deux de ses anciens Premiers Ministres, une opposition traditionnelle sans leader et probablement le sénégalais en vie le plus connu dans le monde, l’artiste et homme d’affaires Youssou Ndour. Et cette compétition inédite risque de s’effectuer sous l’épée de Damoclès de Dame violence. Les prochains mois de la démocratie sénégalaise sont plus qu’incertains.

 Nicolas Simel

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Mais où sont passées les oppositions?

Les confréries religieuses en politique au Sénégal (1) : de la colonisation à la construction étatique

Le IXème siècle est communément retenu par les historiens comme période de l’avènement de l’Islam au Sénégal. A l’époque, il y eut un contact entre la religion musulmane et le Sénégal par la conversion du roi du Tekrour War Diaby. Jusqu’au XVIIème siècle, « l’Islam de cour », confiné dans les affaires royales, restait une affaire d’élites. A partir du XVIIIème siècle, l’islam va devenir une religion des masses sous l’action des chefs religieux : un islam des confréries[1]. Celles-ci sont des communautés de fidèles regroupés autour de chefs religieux charismatiques. La confrérie va ainsi devenir le cadre privilégié des musulmans du Sénégal ; elle va aussi imprégner toutes les sphères de la vie des fidèles du fait notamment d’un mode d’organisation spécifique.

En effet, chaque maître soufi rassemble et anime une communauté de disciples. Entre le marabout et ses disciples existe une relation de dépendance qui peut entrer dans le cadre de ce que Abdellah Hammoudi nomme « la dialectique maître/disciple »[2]. Ce lien transparait notamment dans la soumission totale du talibé (disciple en wolof, inspiré de l'arabe) à son marabout. Cette soumission, qui ne se limite pas seulement au domaine spirituel mais qui concerne également le domaine séculier, confère aux marabouts des différentes confrériques un pouvoir considérable. 

Cette naissance des confréries et le développement de leur mode d’organisation au Sénégal sont contemporains de la colonisation à laquelle les populations locales trouvent différentes formes de résistance. L’Islam confrérique en sera notamment une et cette étape marque l’entrée des confréries religieuses dans la sphère politique. Les marabouts de la Tiddianiyya mènent alors une farouche guérilla contre le colonisateur français. Quant à Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme, il est vite accusé par l’administration coloniale de préparer une guerre sainte. Aussi, est-il contraint à l’exil en 1885 au Gabon.

Cependant, l’action de l’administration coloniale va être guidée par le pragmatisme qui l’amène à établir une collaboration avec les marabouts dont elle a pris la mesure de l’emprise sur les populations locales. Si l’administration coloniale avait établi un pouvoir effectif en milieu urbain, elle avait toutefois besoin du soutien des chefs religieux en milieu rural aussi bien pour mieux tenter de légitimer son pouvoir que pour bénéficier de relais locaux. En contrepartie, les marabouts ont bénéficié de la reconnaissance du pouvoir politique et d’avantages économiques considérables. Ceux ci concernaient notamment les retombées de la culture de l’arachide[3] pour laquelle le pouvoir colonial mettait à la disposition des marabouts des milliers d’hectares de terres arables. Christian COULON résume cette collaboration en ces termes : « Les marabouts avaient la haute autorité sur une grande partie de la population et jouissaient  partout d’un grand prestige moral et social. Les autorités coloniales, quant à elles, dominaient l’appareil d’Etat.  Les uns contrôlaient donc le centre, les autres la périphérie »[4].

Si l’indépendance du Sénégal en 1960 constitue un tournant politique majeur, fondamentalement, elle n’en constitue pas un pour les rapports entre les confréries religieuses et le pouvoir public. Lorsque se met en place le nouvel Etat du Sénégal et bien que la constitution stipule en son article premier que « La République du Sénégal est laïque », les nouveaux gouvernants savent qu’ils doivent s’appuyer sur les marabouts. Et comme au temps des colonies, ceux-ci sont appelés à assurer deux fonctions substantielles dans le système politique, celle de légitimation et celle d’intermédiation avec les populations locales. 

Ce soutien des chefs religieux, le Président Léopold Sédar Senghor en a bénéficié en temps de paix comme en temps de guerre, notamment lors de la crise de 1962 qui l’opposa à Mamadou DIA, alors Président du Conseil. Si DIA représentait une certaine rigueur socialiste, SENGHOR, passait pour être plus modéré et plus respectueux des féodalités politiques, religieuses et économiques. Et si lors de cette crise, les deux protagonistes sillonnent le pays pour rencontrer les marabouts des différentes confréries, ceux-ci ont choisi leur camp. A propos des marabouts, Christian COULON écrit : « Ils craignent qu’en cas de victoire, M. DIA et ses partisans n’accélèrent les transformations entreprises et ne portent par là préjudices à leurs prérogatives. Aussi lorsque le 17 décembre, dans des circonstances particulièrement troubles, quarante députés votent une motion de censure contre M. DIA, lorsque le lendemain ce dernier et ses principaux lieutenants sont arrêtés, il n’y aura aucun marabout pour élever la voix en sa faveur. Abdoul Aziz SY se retranchera dans le silence ; El Hadj Ibrahima NIASS, El Hadj Seydou Nourou TALL, Falilou MBACKE, manifesteront publiquement leur soutien à L.S. SENGHOR ».

Cette crise de 1962 est très intéressante à deux égards. D’abord parce que le recours que font DIA et SENGHOR aux marabouts prouvent à quel point ces derniers pèsent dans l’échiquier politique et la manière dont les gouvernants ont intériorisé cette donnée. Ensuite parce que cette crise révèle que les chefs religieux tiennent à leurs avantages économiques. C’est ainsi par exemple qu’en dépit de la loi sur le domaine national de 1964, dont le but était de mettre un terme aux féodalités terriennes, l’Etat a continué d’accorder aux marabouts d’énormes concessions de terres.

Le rôle important des chefs confrériques dans la vie politique sénégalaise va s’accentuer. Plus tard en effet, l’instauration du multipartisme lors de la réforme constitutionnelle de 1981 va davantage contribuer à placer les grands marabouts  dans la position d’arbitres constamment sollicités. A travers leurs « ndiggeul », ces fameuses consignes de vote, on leur prête un pouvoir redouté. Certains marabouts ont cependant su garder un certain devoir de réserve tandis que d’autres préféraient troquer leurs habits religieux pour les apparats de la politique. Et depuis l’arrivée du Président Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000, certains sont devenus, au grand dam de la démocratie sénégalaise, de véritables marabouts politiques.

Nicolas Simel

A suivre

Les confréries religieuses en politique au Sénégal, 2ème partie : L’ère des marabouts politiques



[1] La confrérie Qadriyya, la plus ancienne des confréries du Sénégal, a été originellement fondée par le mystique soufi Abd al Qadir al-Jilani et atteint le Sénégal au cours du XVIIIème siècle. Aujourd’hui le Sénégal compte quatre principales confréries, la Qadiriyya, la Tidianiyya, la confrérie des mourides et celle des Layènes.

[2] Abellah Hammoudi, Maîtres et disciples, Editions Toubkal

[3] Jean Copans insiste notamment sur cette réalité dans son ouvrage Les marabouts de l’arachide, Paris, Le Sycomore, 1980

[4] Christian Coulon, Le Marabout et le Prince

L’Afrique: nouvel eldorado des cabinets de conseil en stratégie?

« Après la première guerre mondiale, les cabinets de conseil ont joué un rôle clé dans la restructuration et le développement de l’industrie américaine, avec notamment le cabinet Arthur D. Little auprès de General Motors, Mc Kinsey auprès de Du Pont ou de Ford ou encore Booz Allen Hamilton auprès du Gouvernement américain. Ces cabinets ont ensuite fortement contribué à la diffusion des nouveaux « modèles managériaux » en Europe et en Asie, plaçant ces zones dans le peloton de tête de la compétitivité et du développement. L’Afrique est restée en arrière. » Ces propos sont de Victor Ndiaye, PDG du Groupe Performances Management Consulting (PMC) (http://www.perfcons.com/), principal cabinet de conseil en management en Afrique francophone.

Toutefois, si les métiers du conseil en management ont été très peu développés en Afrique jusqu’au début des années 2000, ils ont pris un essor considérable au cours de la dernière décennie. Ce développement  s’explique notamment par le libéralisme économique caractérisé par la privatisation de nombreuses entreprises publiques.  Pour accompagner ce mouvement, aussi bien les structures privées que publiques ont manifesté le besoin de se faire aider par des cabinets dans la définition et la mise en œuvre de leur stratégie. C’est ainsi que l’une des premières missions du Cabinet PMC a été d’accompagner la privatisation de la Sonatel (Société National de Télécommunications) suite à la séparation entre les Postes et les télécommunications au Sénégal en 1995.

Ce contexte économique ainsi que la volonté de plusieurs Etats africains de s’engager dans la voie de l’émergence économique ont contribué à orienter le conseil en Afrique vers le management stratégique. Aussi, les cabinets ont-t-ils surtout chercher à aider les institutions publiques et les grandes entreprises nationales à définir et à mettre en œuvre des plans stratégiques sur une durée de 5 à 10 ans. L’enjeu pour ces cabinets consiste à accompagner la transformation des économies africaines et à amener les entreprises du continent à devenir plus performantes et plus compétitives. 

Et en Afrique plus qu’ailleurs, l’une des caractéristiques majeures du conseil en management est son orientation vers le secteur public. Principaux acteurs de la vie économique, les Etats et les institutions publiques sous-régionales restent en effet les principaux clients des cabinets de conseil. A son arrivée à la tête de la commission de l’Union Africaine en juillet 2003, l’ancien Président malien Alpha Omar Konaré a choisi le cabinet PMC pour doter l’institution panafricaine d’une nouvelle vision stratégique. C’est aussi au Cabinet PMC que l’on doit les Programmes Economiques Régionaux (PER) de l’UEMOA (http://www.izf.net/upload/Guide/per_uemoa.pdf) et de la CEMAC (http://www.cemac.int/PER%20Volume1.pdf).  

Grâce au travail des cabinets de conseil en management, les Etats africains ainsi que les entreprises du continent peuvent s’appuyer sur des réseaux de savoir en matière de gestion économique et stratégique, alliant une fine connaissance des meilleures pratiques au niveau international à l’expérience du milieu local. Il reste que si les cabinets locaux insistent sur leur parfaite connaissance des réalités africaines et leur volonté d’accompagner les Etats et les grandes entreprises dans une perspective de développement à long terme, le marché africain attire de plus en plus les grands cabinets internationaux de conseil en stratégie. 

Mc Kinsey, qui possédait déjà un important bureau à Johannesburg, s’est installé à Casablanca depuis 2004. Le prestigieux cabinet américain accompagne notamment depuis 2010 la mise en oeuvre du plan de développement industriel national baptisé Emergence. Il accompagne aussi l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), principale entreprise du Maroc. En juin 2011, le cabinet Roland Berger Strategy Consultants célébrait ses trois ans de présence dans le Royaume chérifien au moment où le Boston Consulting Group (BCG) y soufflait sa première bougie. L’Afrique du nord, au premier chef le Maroc, est aujourd’hui l’une des régions les plus attractives pour les cabinets de conseil en stratégie (http://www.consultor.fr/devenir-consultant/actualite-du-conseil/239-le-maghreb-nouvel-eldorado-du-conseil.html).

Cette concurrence des cabinets internationaux n’a pas seulement pour théâtre l’Afrique du Sud et le Maghreb ; elle touche de plus en plus l’Afrique subsaharienne. Signe des temps, l’Etat du Sénégal a confié cette année le rapport d'audit de la Senelec (Société Nationale d'Electricité) à Mc Kinsey ; 10 ans auparavant, ce travail avait été confié au Cabinet PMC. Le leader mondial du conseil en stratégie vient d’ailleurs d’ouvrir un nouveau bureau à Lagos.

Nicolas Simel

Une nouvelle politique du secteur de l’énergie pour l’Afrique

Avec un taux d’électrification de seulement 26%, le plus bas de toutes les régions du monde, l’Afrique pâtit d’un accès inadéquat aux services énergétiques. Pour la Banque Africaine de Développement (BAD), cette situation constitue un des principaux obstacles aux efforts de réduction de la pauvreté sur le continent.

Pour ce qui est de l’accessibilité aux services énergétiques, la BAD a identifié le coût des services et le revenu des ménages comme les deux facteurs déterminants. Concernant le premier facteur, il faut retenir qu’avec un Kwh estimé à 0,18 dollars, l’énergie en Afrique coûte deux à trois fois plus cher que la moyenne mondiale. Quant au revenu des populations, il reste en général faible et pour l’essentiel destiné à l’alimentation. Ces difficultés d’accès à l’électricité concerne aussi bien les villes où seule la moitié de la population a accès à l’électricité que le monde rural où ce ratio tombe à 8 %. De plus en plus, la récurrence des coupures irrite les populations. Il n’est donc pas rare que des émeutes surviennent dans certains pays particulièrement affectés ; les dernières en date ont eu lieu au Sénégal avec les violentes émeutes du 27 juin 2011.

Le problème énergétique en Afrique n’affecte pas seulement la vie domestique des populations : le manque d’accès à l’énergie pour un usage agricole, industriel ou commercial constitue également un frein majeur à la croissance économique et à la compétitivité de la région. Dans un rapport de 2009, la Banque Mondiale a estimé qu’avec plus de 30 pays qui connaissent des pannes d’électricité récurrentes, les coûts d’opportunité atteignent 2% de PIB. Quand on sait que ces chiffres ne tiennent compte que de l’économie formelle, on imagine un impact plus fort dans l’économie informelle avec par exemple les gérants de cyber-café et autres tailleurs dont l’activité cesse automatiquement à la moindre coupure d’électricité.

Si les tendances actuelles demeuraient inchangées, seule la moitié des pays africains réaliserait l’accès universel à l’électricité d’ici à 2050. Pour résoudre véritablement le problème, il faudra effectuer des investissements considérables. La BAD a travaillé sur un scenario d’accès universel à l’énergie électrique dans l’ensemble du continent à l’horizon 2030. La totalité des moyens nécessaires à la réalisation d’un tel scenario est estimé à 547 milliards de dollars, soit des besoins d’investissement annuel moyen de l’ordre de 23,8 milliards de dollars. Les besoins sont immenses et les risques de ces investissements considérables aussi bien pour les opérateurs privés que pour les Etats. 

La Banque Africaine de Développement vient donc de proposer une nouvelle Politique du Secteur de l’Energie dont le principal objectif est d’ « appuyer les pays africains dans leurs efforts visant à fournir à l’ensemble de leurs populations et aux secteurs productifs, l’accès à des infrastructures et à des services énergétiques modernes, fiables et à un coût abordable ». A cet effet, ont été définis 10 principes directeurs parmi lesquels une approche axée sur les pauvres, le renforcement de la gouvernance nationale, l’accroissement des flux financiers ou encore la responsabilité sociale et environnementale.

Il faut espérer que cette vision de la BAD soit partagée et surtout mise en œuvre par les Etats pour lesquels la question énergétique ne constitue pas seulement un problème économique mais aussi un enjeu de stabilité sociale et politique. Voici le lien vers l’intégralité du document de la Banque Africaine de Développement sur la nouvelle Politique du Secteur de l’Energie : http://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Policy-Documents/Politique%20de%20l%27energie%20-pour%20consultation-30-06.pdf

Nicolas Simel

Quand la diaspora sénégalaise en France se mobilise contre le Président Wade

Pour des raisons historiques et culturelles, Paris est sans doute la ville où la présence de la diaspora sénégalaise est la plus forte. C’est aussi à Paris que celle-ci est l’une des plus diversifiées : entre les vendeurs à la sauvette sous la Tour Eiffel et les brillants avocats et consultants des plus prestigieux cabinets de la capitale, en passant par les centaines d’étudiants et les milliers d’immigrés de longue date. Il n’est donc guère surprenant que la crise politique et sociale du pays, qui s’est notamment cristallisée avec les événements des 23 et 27 juin, y ait eu un écho particulièrement retentissant. En réalité, plus qu’un simple écho, la diaspora sénégalaise à Paris est un des acteurs majeurs de la mobilisation contre le projet de réforme constitutionnel du Président Abdoulaye Wade et pour le départ de ce dernier du pouvoir.

Le 22 juin en début d’après-midi, la veille du vote prévu du projet de loi par l’Assemblée Nationale, une trentaine de membres de la coalition Benno Siggil Sénégal, pour l’essentiel composée de jeunes, a réussi une opération inédite. Ils ont réussi à pénétrer dans l’enceinte du Consulat général du Sénégal à Paris et à y manifester leur vive protestation en taggant l’ensemble des locaux. Leur arrestation par la police française sur demande du Consul du Sénégal et leur garde à vue n’auront en rien entamé la mobilisation de la diaspora sénégalaise à Paris. Le lendemain 23 juin, jour prévu du vote du projet de loi à Dakar, et en même temps que la forte mobilisation des populations du Sénégal, plusieurs dizaines de personnes se sont encore réunis cette fois-ci devant l’Ambassade du Sénégal à Paris pour exprimer leur vive opposition au projet du régime en place. Tous ont été arrêtés par la police française pour quelques heures. Ils sont partis en promettant de revenir ; le 06 juillet, ils étaient encore nombreux à manifester cette fois-ci devant les grilles de l’Assemblée Nationale française ; c’est dire le combat sans relâche que mène la diaspora sénégalaise en France.

Au-delà des raisons classiques communes à nombre de Sénégalais, qu’est ce qui justifie une si forte mobilisation ?

Premièrement, la France est un partenaire politique et économique stratégique du Sénégal avec tout au moins un regard attentif sur l’évolution de la situation du pays. S’il revient certes aux Sénégalais le devoir et l’honneur de mener leur révolution, il importe de donner un écho aux mouvements de protestation au sein de l’opinion publique française. Cela constitue également une façon de mettre la pression sur les dirigeants français pour qu’ils ne soient pas tentés de prêter mains fortes à une éventuelle dévolution monarchique du pouvoir. Les images du Président Sarkozy présentant Karim Wade au Président Obama lors des derniers sommets du G8 et du G20 à Deauville en France ont fait le tour du monde et choqué beaucoup de sénégalais. A contrario les propos de Robert Bourgi, l’un des barons de la françafrique contre Karim Wade et ceux du ministre français des affaires étrangères Alain Juppé allant dans le même sens suscitent l’espoir d’un lâchage de la Famille Wade par Nicolas Sarkozy.

Deuxièmement, la diaspora sénégalaise à Paris est un des principaux pourvoyeurs de fonds du Sénégal, à travers les envois d’argent à leurs familles. Cette diaspora en tire donc un droit de regard sur la situation économique du pays d’autant plus que dans tous les domaines où l’Etat ne réussit pas à assurer des prestations satisfaisantes, en matière de santé, d’éducation, de denrées alimentaires, de transport, d’emploi des jeunes, etc. la diaspora tente de le suppléer. De ce fait, plus le gouvernement en place est économiquement défaillant, plus s’alourdissent les charges de la diaspora. A cet égard, chaque membre de la diaspora se considère comme un relais auprès de sa famille locale, les incite à s’inscrire sur les listes électorales et à contribuer au changement politique dont le Sénégal a besoin pour se mettre résolument sur le chemin du développement économique.

Troisièmement, et dans le sillage de la raison précédente, il existe au sein de cette diaspora une réelle volonté de revenir au Sénégal contribuer au développement économique. Toutefois, cela ne peut se faire que s’il y a un cadre politique et économique un tant soit peu favorable. Et la conviction est que le pouvoir en place a donné toute la mesure de son incapacité à mettre le Sénégal sur la voie du développement économique. Surtout, la diaspora souhaite aujourd’hui un pouvoir avec une véritable vision d’avenir pour le Sénégal et sa jeunesse, une mise en œuvre concrète de solides programmes de développement économique. La diaspora veut que ce changement soit amorcé et elle entend en être un acteur majeur.

Nicolas Simel

Éditorial: Pour une alternance générationnelle en Afrique

À Deauvillle lors des sommets du G8 et du G20, Nicolas Sarkozy a convié quelques chefs d’Etats africains, d’aucuns pour saluer leur accession démocratique au pouvoir en dépit de circonstances souvent très difficiles (Alassane Ouattara, Alpha Condé, Mahamadou Issoufou), d’autres pour leur engagement en faveur du NEPAD (Abdoulaye Wade, Abdelaziz Bouteflika notamment). Ces catégories de dirigeants représentent les deux versants d’une Afrique nouvelle : l’alternance démocratique et la vision économique fondée sur des programmes solides. L’ironie veut cependant que ces deux visions soient incarnées par des chefs d’Etat particulièrement âgés et presqu’en fin de vie pour certains : Alassane Ouattara a 69 ans, Alpha Condé 73 ans, Bouteflika 74 ans et Abdoulaye Wade officiellement 86 ans ! Seul Mahamadou Issoufou fait office d’exception avec ses 59 ans.

En face, le G8 enregistre des chiffres aux antipodes de ceux de l’Afrique. La moyenne d’âge des 8 chefs d’Etat et de gouvernement des pays les plus puissants est de 55 ans. Il aurait d’ailleurs pu être plus faible si l’Italie n’était dirigée par un certain Silvio Berlusconi. Du haut de ses 75 ans, le Président du Conseil italien fait office d’exception là où en Afrique il passerait presque pour un petit joueur… Entre la moyenne d’âge des chefs d’Etat africains conviés à Deauville et celle des dirigeants des pays les plus puissants de la planète, il y a presque une génération !

Les présidents africains présents à Deauville ne sont pas des boucs émissaires, pas plus qu’ils ne constituent des éléments superficiels d’une argumentation démagogique. Ils sont tout simplement à l’image de la classe politique africaine et de nos Etats dirigés par des personnes du 3ème, voire du 4ème âge. L’Afrique est indéniablement le continent dans lequel la moyenne d’âge des chefs d’Etat est de loin la plus élevée. Dans sa galerie de portraits des chefs d’Etat à qui il faut dire « Dégage ! » tout comme dans un article intitulé « Mais où sont passées les oppositions ? » Terangaweb a déjà mis en exergue les dangers d’une situation dans laquelle la population la plus jeune de la planète se trouve dirigée par les chefs d’Etats les plus vieux. Peut-on encore incarner les aspirations de la jeunesse algérienne ou sénégalaise lorsqu’on a 73 ans comme Bouteflika ou 86 ans comme Abdoulaye Wade ?

Le mal est même plus profond dans la mesure où il gangrène la quasi-totalité des partis politiques africains, y compris ceux des oppositions. On en vient alors, quand alternance démocratique il y a, à remplacer des chefs d’Etat mourants par de vieux opposants. L’alternance démocratique ne suffit pas ; il faut qu’elle aille de pair avec une alternance générationnelle. Si en effet la démocratie est le pouvoir du peuple, reste à savoir d’où vient le pouvoir et ce qu’est un peuple. Pour désigner le peuple, les Grecs usaient de trois termes[1] : laos ou le peuple en tant que masse d’hommes, ethnos ou le peuple formé de personnes de même origine, demos où le peuple habitant un territoire précis. La démocratie serait dont le pouvoir de ce troisième peuple. Or l’Afrique est aujourd’hui habitée par 450 millions de personnes âgées de moins de 15 ans et environ 850 millions âgés de moins de 60 ans, constituant ainsi près de 85% de sa population. Nos septuagénaires et octogénaires doivent tout simplement laisser la place aux quadra et quinquagénaires. Ou plutôt, ces derniers doivent prendre la place des premiers cités.

A cet égard, le renouvellement des structures politiques constitue un véritable enjeu pour l’Afrique.

Les différents mouvements de protestations qui secouent présentement le continent ont montré une extraordinaire aptitude de la jeunesse africaine à se passer des structures politiques classiques. Est-ce d’ailleurs proprement africain en ces temps où l’Europe commence à être gagnée par le mouvement « Indignados »  impulsé par la jeunesse espagnole? Mais en Europe, au moins, les partis politiques restent encore assis sur des socles idéologiques solides là où en Afrique le lien politique a été jusque là très ténu. Que la jeunesse africaine se mobilise (enfin !) et décide de sortir de sa torpeur est en soi une excellente nouvelle pour la marche de nos peuples. Mais cet état de fait devrait inquiéter les partis politiques qui sont tout simplement en train d’être marginalisés par les profonds bouleversements démographiques et sociaux en cours.

Pour relever le défi qui leur est lancé, les partis politiques doivent s’atteler à promouvoir de jeunes leaders auxquels la population pourra s’identifier plus aisément. Ceux-ci ont d’ailleurs une capacité de mobilisation importante et une plus grande aptitude à descendre dans la rue et à prendre part aux mouvements de protestions aux côtés de leur peuple.

Il sera aussi nécessaire, face à une démystification totale du discours politique, de mener une politique de l’action et non plus seulement du verbe. Cela devrait constituer une préoccupation aussi bien pour les partis d’opposition qu’a fortiori ceux au pouvoir. Il faudrait d’ailleurs que l’on cesse de cantonner la politique au pouvoir national. Ceux qui dirigent les collectivités locales (mairies, communes et communautés rurales notamment) doivent, par des actes concrets, redonner à la jeunesse le goût de la politique. L’enjeu est aussi de faire de la jeunesse une priorité du développement aussi bien local, national que continental.

Les partis politiques africains doivent donc relever le challenge de la (re) conquête de la jeunesse. Mais la jeunesse aurait aussi tort de croire que, pour réaliser ses aspirations économiques et sociales, elle peut faire abstraction des structures politiques.

Nicolas Simel



[1] Cf. Petit lexique des mots essentiels, O. V.

L’Afrique possède-t-elle une véritable classe moyenne?

Au cours des 10 dernières années, l’Afrique a enregistré un taux de croissance économique de 5% en moyenne. Le continent a ainsi tourné le dos à des taux de croissance négatifs au cours des années 1980, presque nuls dans la décennie 1990, pour afficher un niveau de progrès économique honorable d’autant plus que les prévisions de croissance demeurent optimistes.

Au delà des revenus tirés des ressources minières et agricoles du continent, cette croissance a été sous tendue par le développement sans précédent des classes moyennes africaines. C’est ce que révèle une étude http://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Publications/The%20Middle%20of%20the%20Pyramid_The%20Middle%20of%20the%20Pyramid.pdf qui vient d’être publiée par la Banque Africaine de Développement (BAD) et intitulée The Middle of the Pyramid : Dynamics of the Middle Class in Africa. D’après les experts de la BAD, le nombre d’africains figurant dans cette classe moyenne a plus que doublé en passant de 151 millions en 1990 à 313 millions en 2010, soit 34,3% de la population aujourd’hui contre 27% il y a 20 ans. La BAD insiste aussi sur le fait que les classes moyennes constituent un levier fort et un indicateur particulièrement pertinent du développement économique de l’Afrique. Surtout, le renforcement de cette classe de la population africaine, mieux que le taux de croissance du PIB, permet d’apprécier les avancées enregistrées dans la réduction de la pauvreté en Afrique. Il permet aussi au continent d’assurer un progrès économique plus endogène du fait de la consommation des ménages et moins dépendante des exportations.

Il reste que, comme toujours dans ce genre d’études, la pertinence des chiffes est tributaire des critères retenus dans la définition des classes moyennes. Les personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour étant considérés comme pauvres, la BAD a notamment retenu dans son acception des classes moyennes les personnes dépensant entre 2 et 20 dollars par jours. Il en ressort que 60% des 313 millions que compte aujourd’hui la classe moyenne africaine se situe juste au dessus de ce seuil de 2%, ce qui amène à relativiser l’importance de cette partie de la classe moyenne.

Au delà de ces éléments quantitatifs, il semble plus intéressant de noter la corrélation entre l’émergence des classes moyennes et les exigences de démocratie, de bonne gouvernance et de qualité des services publics. Il y aurait d’ailleurs un lien entre développement des classes moyennes et nature clientéliste ou pas des Etats africains. C’est ce que suggère un document http://conte.u-bordeaux4.fr/DocsPdf/CMA.pdf de septembre 2010 publié par des chercheurs de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux. Dans cette hypothèse, l’évolution des classes moyennes africaines ne serait pas linéaire ; elle suivrait plutôt « un cycle d’expansion-recession de type U inversé ». 

Nicolas Simel NDIAYE

Éditorial: Pour une modernisation de l’État en Afrique au-delà des changements de régime

 

Les différentes crises politiques qui se jouent sur la scène africaine depuis quatre mois ne sauraient trouver de solutions idoines dans les réponses ponctuelles qui leur sont aujourd’hui apportées. On aurait ainsi tort de croire que la panacée résiderait dans le seul changement des régimes en place. Cette logique court-termiste est dangereuse en ce qu’elle élude le vrai problème, non pas celui des hommes mais celui des structures. En effet, les revendications politiques et sociales actuellement portées d’un bout à l’autre du continent appellent plutôt des solutions structurelles majeures. La plus importante est sans doute la modernisation de l’Etat. En Afrique, l’Etat mis en place aux lendemains des indépendances n’a pas su s’adapter aux évolutions majeures de notre époque ni répondre aux attentes des populations. La question de sa modernisation n’a d’ailleurs jamais fait l’objet de débat sérieux. Aujourd’hui, il faut de toute urgence réfléchir à la manière d’améliorer l’action des Etats pour qu’ils répondent enfin aux préoccupations des populations.

Les défis actuels peuvent être appréhendés à la lumière des quatre dimensions classiques sous lesquelles se décline l’Etat : l’Etat nation, l’Etat régalien, l’Etat de droit et enfin l’Etat fiscal-redistributeur.

On peut considérer effective en Afrique l’existence d’Etat-nations avec une identité collective ancrée. Si l’hypothèse souvent évoquée d’une scission de la Côte d’Ivoire ou de la Lybie au regard de l’actualité amène à nuancer ce propos, cette éventualité pour ces pays semble davantage s’expliquer par un rapport de force politico-militaire que par un réel déni de désir de vivre-ensemble de ces populations. On peut également considérer comme effective l’existence d’Etats régaliens exerçant une réelle souveraineté à l’intérieur de leurs frontières, quand bien même il se trouve toujours des personnes pour soutenir que le destin de bon nombre de pays du continent se trouve scellé à la Maison Blanche ou au Palais de l’Elysée. Sans perdre de vue la nécessité d’améliorer l’Etat en Afrique sous ces deux dimensions, une modernisation ambitieuse et courageuse gagnerait à mettre l’accent sur l’Etat de droit et l’Etat fiscal-redistributeur.

L’Etat de droit suppose une autonomisation de la politique, celle-ci étant entendue comme l’art de gouverner la cité, la cité-Etat étant le prototype des collectivités publiques modernes. Or, depuis 50 ans et à quelques exceptions près, le continent n’a pas réalisé d’avancées significatives dans l’autonomisation de la politique. Cette dernière y est encore trop fortement liée au régionalisme, à l’ethnicisation, à la religion ou encore au corporatisme. Aujourd’hui en Egypte, en dépit du départ de Moubarack, l’autonomisation de la gestion du pays vis à vis de l’armée est encore loin d’être gagnée ; en Côte d’Ivoire, certains acteurs posent le problème politique en des termes qui annihilent la frontière qui devrait exister entre sensibilité politique et appartenance ethnique, régionale, voire religieuse. Plus généralement, la démocratie n’est-elle pas une vue de l’esprit lorsqu’elle ne se résume qu’à une majorité mécanique en fonction de l’appartenance ethnique de tel ou de tel autre candidat ?

Dans l’essentiel des pays du continent, cette absence d’autonomie de la politique contribue à maintenir un clientélisme qui n’est pas favorable à une prise en charge par l’Etat des préoccupations communes à l’ensemble des citoyens, pas plus qu’elle ne favorise d’ailleurs l’accès à l’égalité devant la justice. Il faut en effet bénéficier pleinement de ses droits pour ester en justice, c’est à dire comparaître debout devant un tribunal. Or « l’homme debout est un défi, une menace pour les puissances installées sur leur trône, voire étalées sur leurs banquettes comme les empereurs romains »[1].

Quant à l’Etat-fiscal-redistributeur, il est quasi inexistant dans bien des contrées du continent. On en oublierait même que « les plus vieux vestiges fiscaux sont les nilomètres, ces pieux enfoncés dans le Nil qui mesuraient la hauteur de la crue et en déduisaient le volume des récoltes comme l’assiette de l’impôt »[2]. L’Etat doit en effet s’appuyer sur des recettes fiscales pour financer ses dépenses publiques, notamment en matière d’infrastructures, d’éducation, de santé et d’emploi, secteurs dans lesquels les besoins des Etats africains demeurent encore aujourd’hui considérables comme le prouvent les mouvements de protestations en cours. Il doit aussi jouer un rôle de redistribution d’autant plus que la croissance générale du PIB de l’ordre de 5% en moyenne sur le continent – et atteignant 11% dans certains pays –, loin de générer un progrès social homogène pour tous les citoyens, creuse davantage les inégalités. Dans tous ces domaines, répondre aujourd’hui aux préoccupations des populations nécessite pour chaque Etat de s’appuyer sur des politiques fiscales génératrices de ressources en mesure de se substituer à l’aide internationale au développement.

Cette impérieuse nécessité de moderniser l’Etat en Afrique peut prendre différentes voies. Doit-on encourager une modernisation technocratique avec une présence plus forte mais aussi plus compétente de l’Etat ? Devrait-on plutôt préférer une modernisation libérale dans le sillage de l’Ecole de Chicago en réduisant le périmètre de l’Etat ? Faudrait-il exclure d’office une modernisation antidémocratique dans son exercice, un « despotisme éclairé » ? Existerait-il une quatrième voie qui pourrait être plus proche des valeurs et des cultures africaines ?

Il va sans dire qu’il est nécessaire de choisir une méthode et de se doter d’un agenda sérieux car, comme bien souvent, la méthode et le timing sont déterminants. Pour l’heure, l’un des principaux ennemis des Etats africains demeure hélas l’absence de leadership, qui se traduit par le règne sans partage du court-termisme et l’incapacité à se projeter vers l’avenir.

Nicolas Simel NDIAYE



[1] Odon Vallet, Petit Lexique des mots essentiels, Albin Michel, 2001

[2] Idem