Le père de la spiritualité politique marocaine est décédé

yassineIl arborait souvent son chapeau traditionnel marocain et sa tunique de religieux. Son sourire facile et ses petits yeux brillants lui donnaient un aspect sympathique, tandis que sa longue barbe blanche lui conférait un air d’ascète contemplatif. Celui qui, pour le pouvoir établi, incarnait la menace islamiste, était aussi un amateur de violon et de poésie, un gnostique qui consacrait son temps à la lecture et à la méditation. Abdessalam Yassine, fondateur du mouvement Justice et Bienfaisance, est décédé jeudi 13 décembre. Il a été inhumé le lendemain au cimetière des Martyrs de Rabat, après une procession de deux kilomètres qui a réuni plusieurs dizaines de milliers de sympathisants. Chef de file et guide spirituel, depuis sa création en 1973, de la jamâa islamiya Al’adl wal-Ihssane, la figure de l’imam est très controversée.

Si le Parti de la Justice et du Développement, qui a remporté les législatives de novembre 2011, est le seul parti islamiste reconnu dans le pays, il ne faut pas minimiser l’importance de Justice et Bienfaisance. Le mouvement, seulement toléré et tenu à l’écart du gouvernement, dispose en effet d’un réseau très étendu (on compte plusieurs centaines de milliers de partisans et de sympathisants), d’une capacité de mobilisation très forte, et constitue une des principales forces politiques du pays. Abdessalam Yassine a durant quarante ans incarné l’opposition farouche à la monarchie, le mûrshid (guide) ayant toujours refusé de reconnaître le titre constitutionnel d’Amir al-mouminin (prince des croyants) attribué au monarque, titre honorifique que les rois Hassan II et Mohamed VI n’ont pas, selon lui, la légitimité de porter. Son projet d’établir un État démocratique islamique est un projet non-violent qui s’inscrit dans le contexte d’émergence des partis islamistes du monde arabo-(berbéro)-musulman.

Le khûbzi qui devint soufi

Né en 1928 à Marrakech, de parents analphabètes, Abdessalam Yassine a débuté son apprentissage dans une zaouïa, auprès du professeur Mohammed Mokhtar Soussi qui était à ses yeux « un érudit, un historien, un juriste, un grand poète dont la poésie est sans équivalent ». Son temps, il l’occupe à la mémorisation du Coran. Ensuite viendront l’exégèse du livre saint, l’étude de la tradition prophétique et de la langue arabe. Il poursuit son cursus à l’institut Ibn Yusuf, affilié à la prestigieuse université Al Qaraouiyine de Fès, et se présentera à l’école des enseignants de Rabat où il décroche un diplôme de professeur d’arabe avant de devenir inspecteur académique à Casablanca.

Jusqu’au milieu des années 1960, Abdessalam Yassine affirme n’avoir été qu’un « khûbzi ». Khûbz signifiant pain en arabe, il dit donc ne s’être soucié que de son pain quotidien. La politique, l’actualité et le monde arabe, notamment la création de l’État d’Israël, ne l’intéressent pas. Seule sa carrière lui importe. Rien ne le prédisposait donc à rencontrer Dieu. Le futur guide vit pourtant, en 1965, une « crise spirituelle » qu’il décrira plus tard de la façon suivante : « J'avais environ quarante ans quand Dieu, le Miséricordieux, le Compatissant, a réveillé le croyant que j'étais. Mon cœur avait soif, et la vérité de l'essence et de la destinée occupait ma pensée tout entière. (…) Ô Seigneur, comment Vous chercher ? » Cette dernière interrogation rappelle cette prière, mythique et mystique, d'un Saint-Augustin : « Dis-moi où regarder pour Te voir », confessant ainsi cette sienne inaptitude à résoudre le mystère de Dieu. Abdessalam Yassine poursuit : « Qui m'élèvera aux stations de la perfection spirituelle ? Ma douleur était exacerbée, je me suis détesté, j'ai invoqué et pleuré Dieu, le Roi, le Concédant. Et dans toute sa grâce Il m'a entouré d'un groupe de Ses « proches » ('Arif billah), en compagnie desquels j'ai passé quelques années. » Ces « proches » dont il parle, ce sont les frères de la Qadiriya Boutchichiya, une confrérie implantée au Maroc depuis des siècles. Et c’est auprès d’El-hajj al-'Abbas et de son fils Sheikh Hamza, deux maîtres spirituels très influents, qu’il s’initie au soufisme.

Abdessalam-Yassine-934Son activité spirituelle devient très intense, le dhikr – le rappel régulier de Dieu par la prière, la lecture du Coran et l'invocation – absorbe tout son temps. Les frères se réunissent régulièrement, suivent les prêches des maîtres, lisent des passages du Coran et invoquent Dieu. Conformément à l'exhortation prophétique, Abdessalam souhaite se rapprocher de l'Un par la méditation et la pratique régulière des préceptes de l'Islam. Pour le soufi, le rituel du corps est lié au rituel de l'âme car la vie n'a de sens que si elle incarne en ce monde le verbe et l'esprit du divin. Abdessalam Yassine définira le soufisme comme la voie de l’« abstinence », car le détachement du monde matériel est un premier pas vers la Proximité intime de l’Un, de la « nostalgie de l’au-delà et de la préparation à la rencontre de Dieu ». Une éducation où la science côtoie l’expérience mystique, où résonnent en choeur les voix du cœur, de la foi et de la raison.

À la mort de son maître spirituel, l'imam constate au sein de la târiqa (voie) Boutchichiya des pratiques qui s'éloignent, selon lui, du message originel d'El-hajj al-‘Abbas et de la tradition prophétique (sûnna). Peut-être constatait-il que l'âme de la confrérie soufie s'était éteinte lorsque celle d'al-'Abbas était entrée dans l'éternité.

L'Islam ou le déluge, lettre ouverte au roi Hassan II

Abdessalam Yassine s'écarte de la voie sans jamais en délaisser l'esprit et s'engage dans le jihad, une lutte sans merci contre le pouvoir qu'il juge corrompu et illégitime. Après le jihad du nafss (âme) – la lutte ou la quête intérieure de l'âme vers la proximité de Dieu – Abdessalam Yassine souhaite lutter auprès des hommes contre un pouvoir de plomb. Le devoir du musulman, pense-t-il, est d'exhorter son dirigeant à maintenir son pouvoir et son peuple sur le chemin de l'Islam. Une période de jihad politique de plusieurs décennies s'ouvre alors. Ses deux premiers ouvrages, publiés en 1971 et 1972, L'Islam entre l'appel à Dieu et l'État et L'Islam demain posent les jalons de son engagement politique.

Mais c'est en septembre 1974, avec sa lettre ouverte au roi, au titre provocateur, L'Islam ou le déluge, que l'imam s'attaque frontalement à Hassan II. Deux années seulement après le putsch manqué du général Oufkir, dans un contexte de suspicion voire de paranoïa gouvernementale et de pouvoir arbitraire, le roi reçoit cette missive violente d'une centaine de pages. Avec l'éloquence d'un Sayyid Qotb, cet intellectuel qu’il admirait et qui avait en Égypte rejoint les rangs des Frères Musulmans, l'auteur dénonce la fitna, le désordre, et la corruption, et exhorte le roi à appliquer la shûra, principe de démocratie directe, et à mettre ainsi fin à son pouvoir arbitraire. Plus tard Abdessalam Yassine s'inspirera de la révolution iranienne de l'imam Khomeiny, fondateur de la république islamique, et du principe de Welayat al-Faqih, système politique fondé sur le pouvoir légitime d'un juriste-théologien, guide suprême issu du clergé. Pour l'heure, il est emprisonné pendant presque quatre ans sans jugement. À sa libération, il retourne à Marrakech, sa ville natale, mais les autorités, redoutant la portée de ses prêches, lui retire l'autorisation d'officier dans sa mosquée. Le mûrshid retournera en prison en raison de ses discours tenus contre le roi avant d'être assigné à résidence surveillée.

« Il s'agit d'islamiser la modernité, non de moderniser l'Islam »

Le mouvement d’Al'Adl wal-Ihssane est connu en français sous le nom de Justice et Bienfaisance. Le terme Ihssane a un sens religieux, mystique et social puisqu'il désigne à la fois la station spirituelle la plus élevée chez les gnostiques musulmans, chiites comme sunnites, et l'engagement sincère et véritable dans la société. Le parti opère depuis 1973 à la fois sur le terrain de l'action sociale (santé, éducation, formation), d'où une popularité grandissante au Maroc, que sur le terrain religieux par la da'wa, l'enseignement de la religion par le prêche et l'organisation de cercles religieux à travers le pays. La lutte est donc spirituelle et temporelle. Le but est d'éduquer le musulman pour changer la société. Le changement doit venir du bas, du peuple. Il s'agit de purifier, à la racine, la société, touchée par les maux de la corruption et de la fitna et défiée par les problèmes sociétaux contemporains : les effets du capitalisme libéral, l’absence de perspective pour la jeunesse marocaine, l’individualisme, la place de la femme dans la société, la corruption, etc. Il faut « islamiser la modernité » par l’établissement d’un califat islamique et l’union des pays musulmans, car Abdessalam Yassine est nostalgique d’un âge d’or islamique.

moroccan-islamist-opposition-chiefjpgLa réforme, Abdessalam Yassine l’engage d’abord par la formation de ses disciples car il est le guide spirituel de milliers de fidèles qui suivent ses enseignements. Le rapport du disciple à son maître est, chez les soufis, un rapport sacré, fondé sur la confiance et l’obéissance. Ainsi le mûrshid ne cessera jamais d'écrire, sur la théologie, l'histoire, l'économie et l'actualité, tentant de prendre part à tous les débats de la société marocaine. Une série d'ouvrages vise à définir les fondements de la pensée théologique et politique de l'imam et la méthode de son mouvement. Parmi eux : La Méthode prophétique (1982), considérée comme la charte de son parti, Les considérations sur la jurisprudence et l'histoire islamiques (1990), exposition des fondements et de la construction de la législation musulmane, et Al-Ihssane (l'excellence spirituelle, 1998). D'autres ouvrages viennent quant à eux répondre à des questions de société, notamment sur l'intégration des femmes dans le mouvement de réforme islamique, en témoigne son Guide pour les femmes croyantes paru en 1996. Toute une réflexion est aussi menée sur la modernité et son rapport à l'Islam, ainsi paraissent Dialogue du passé et de l'avenir en 1997 et Islamiser la modernité en 1998, ouvrage fondamental, l'un des seuls traduits en français que la communauté marocaine expatriée en Europe se procurera en masse.

Chaque ouvrage s’appuie sur la tradition prophétique et sur le livre saint, en dégage l’esprit, et tente d’exposer les défis de la société contemporaine et d’y répondre. Ainsi, le projet est complet, il est d’abord spirituel car il vise une éducation profonde des citoyens, politique car il pose comme but ultime l’établissement d’un califat islamique et d’un État démocratique, et social étant donnée la place importante attribuée depuis quarante ans à l’éducation, la santé et les oeuvres caritatives en tout genre.

Justice et Bienfaisance fait partie de ces mouvements islamistes qui ont très tôt fait le pari de la démocratie. Dès sa création son leader a posé la shûra, système de délibération et d’élection libre, comme principe fondamental du parti. Même s’il n’est toujours pas reconnu, le mouvement dispose de son siège, de ses bureaux, d’un site internet et de réseaux très étendus. Son influence au sein du pays est très forte. L’historien Pierre Vermeren et le politologue François Burgat ont affirmé que si des élections libres avaient lieu, la jamâa les remporterait sans aucun doute. Au Maroc, lorsqu’elle n’est pas tenue loin du pouvoir, par méfiance, l’opposition est intégrée et contrôlée au sein du jeu politique. Il en est ainsi du PJD, seul parti islamiste reconnu par le gouvernement.

Souvent les questions médiatiques sur l’islamisme sont mal posées et les termes utilisés mal choisis. Ainsi, l’on se demande trop souvent si l’Islam est soluble dans la modernité, si la religion s’oppose à l’État et à la laïcité, si la femme musulmane est libre en Islam, si le mouvement n’est pas une menace pour la société marocaine, ou s’il ne va pas avilir le peuple sous le poids de la shari’a, ou encore s’il interdira l’alcool et imposera le voile aux femmes. Or, ce ne sont pas les débats qui ont cours ni dans la société marocaine ni au sein du mouvement. Les priorités sont sociales (éducation, logement, santé) et politiques. Les islamistes sont ancrés dans la société marocaine, et s’ils veulent la transformer, c’est de l’intérieur. La religion est une source d’inspiration, comme le marxisme ou le socialisme l’est pour les mouvements de l’opposition de gauche. Les réponses apportées par la jamâa aux défis contemporains ne sont pas strictement religieuses. Ainsi le discours du mouvement a évolué, il s’est continuellement adapté aux défis nouveaux (et profondément séculiers!) du peuple marocain. L’islamisme n’est pas une nébuleuse conspirationniste qui voudrait ramener le monde dix siècles en arrière. Il puise dans la tradition prophétique, selon Abdessalam Yassine, l’inspiration qui permettra de résoudre les problèmes contemporains. Islamiser la modernité, c’est observer le monde à la lumière de l’Islam. Aux Marocains d’approuver ou de désavouer ce projet de « spiritualité politique », nom que Michel Foucault avait donné à la révolution iranienne, mais pour cela, il sera indispensable de faire le « pari de la démocratie ».

Younes Baassou

Les citations sont issues d'une interview ou Abdessalam fait son autobiographie http://yassine.net/en/document/5266.shtml

Autre article de Terangaweb sur la thématique de l'islamisme  : http://terangaweb.com/refonder-la-politique-par-lislam-les-experiences-de-la-mahdia-et-du-jihad-dousman-dan-fodio/

De Skhirat à Tazmamart, histoire d’un coup d’État contre le roi Hassan II

Vendredi 13 avril 2012, lors de l’office de la prière rituelle, un fidèle d’une vingtaine d’années se jette sur le roi Mohamed VI. Interpellé par ses gardes du corps, le jeune homme n’a pas pu atteindre la personne du monarque chérifien. Cet acte dont on ignore encore les motivations, filmé en direct par la première chaîne marocaine Al-Maghribiya, a très vite fait le tour de la toile. Quelle que fut son intention, ce n’est pas la première fois que le roi est victime d’une attaque, l’historien se souvient particulièrement des deux attentats manqués dirigés contre le défunt père de l’actuel roi, Hassan II. Le coup d’État de Skhirat en 1971 et celui mené par le général Oufkir un an plus tard ont ouvert la période dite des années de plomb au Maroc. Retour sur le coup manqué de Skhirat opéré par une poignée de militaires berbères.

« Cette armée est la vôtre ! »

L’une des priorités du Maroc indépendant fut de substituer aux armées française et espagnole encore stationnées dans le pays une armée nationale. Ainsi le 22 mars 1956 un comité rédigea le dahir (texte de loi) qui consacra la création des Forces Armées Royales. Le prince Moulay Hassan, futur Hassan II, fut désigné chef d’État major, une façon pour le roi d’éloigner l’armée des appétits du parti majoritaire, l’Istiqlal. Essentiellement constitué de jeunes issus de milieux ruraux berbères, l’État major regroupait une grande partie des militaires qui servaient dans l’armée française durant la seconde guerre mondiale. On retrouve là une des particularités de toutes les transitions politiques opérées par les mouvements d’indépendance, celle d’intégrer dans les nouvelles structures nationales les éléments des anciennes organisations coloniales. D’autres militaires quant à eux venaient de l’Armée de Libération Nationale.

Dès son intronisation en 1961 le roi Hassan II se rapproche des officiers dont la fidélité au trône et le dévouement à la monarchie paraissaient inébranlables. Selon l’historien marocain Mustapha El Qadéryi[1] deux raisons expliquent cette loyauté. La première trouve son origine dans le passé colonial de la majorité des officiers supérieurs des FAR qui a servi dans les armées française et espagnole. Traître aux yeux des nationalistes de l’Istiqlal, parti alors majoritaire, l’issue pour cette nouvelle élite militaire était d’afficher sa loyauté envers le roi. Aussi, cette loyauté constituait pour la junte militaire une condition de survie face au poids considérable et croissant pris par l’élite civile. Le roi se sert alors de l’armée pour contrecarrer l’influence des autres partis. Un jeu subtil d’équilibre des forces est alors établi. Le roi en est l’instigateur et la clé de voûte. Garant de cette stabilité politique, il se tient au dessus de ces deux factions que constituent l’administration militaire rurale et l’élite civile citadine. Lors de la création des FAR Hassan II s’exprimait ainsi à la foule : « Cette armée est la vôtre ; elle sera là pour vous défendre contre tout danger menaçant votre paix ou votre sécurité »[2]. Il ignorait alors qu’une poignée de ses « fidèles » généraux projetaient de briser cette loyauté.

Plusieurs heures de fusillades

Le 10 juillet 1971, au palais royal de Skhirat, plusieurs centaines de personnes ont répondu à l’invitation du roi Hassan II qui fête son quarante-deuxième anniversaire. Le monarque n’est pas encore présent mais on ne l’attend pas pour se jeter sur le somptueux buffet. Personne ne se doute que, non loin de là, plus d’un millier de mutins répartis dans plusieurs camions débâchés dévalent la route et approchent de Rabat. La plupart de ces jeunes soldats, qui ont tous ou presque moins de vingt ans, est berbère. Très peu étaient capables de reconnaître Hassan II et de lui embrasser la main, salut traditionnel dévolu au roi. Depuis plusieurs semaines ils subissent des entraînements et suivent une préparation dont ils ne soupçonnent guère le but. Chacun ignore que leur camp militaire, basé à Ahermoumou, ville située sur les hauteurs de la région de Fès, est le terreau d’un coup d’État meurtrier dans lequel périront plusieurs centaines de personnes. Tous suivent les instructions d’une poignée de généraux qui, jusqu’au dénouement des événements, ne révéleront pas les buts réels de la mission. Au mieux les mutins croiront à un nouvel entraînement. Depuis ces montagnes berbères reculées, donc, les véhicules ont pris la route, très tôt dans la matinée.

 

À 13h le roi fait son entrée et prend place auprès des hôtes de marque. Une heure plus tard les premiers coups de feu éclatent. Le terrain de golf se transforme en un champ de tirs, plusieurs invités tombent à terre, d’autres s’enfuient vers la plage. Après une fusillade de plusieurs heures, les mutins prennent le contrôle du palais. On procède alors à l’appel des officiers loyalistes qui sont immédiatement passés par les armes. Les prisonniers sont regroupés, non sans être malmenés, tandis que le général Medbouh, chef de la conjuration, parlemente avec le Roi qui s’est réfugié dans un réduit. Les détails des négociations sont aujourd’hui encore inconnus, plusieurs versions contradictoires viennent jeter le doute sur le déroulement des événements. Dans l’une d’elles Medbouh aurait accusé son complice Ababou, l’autre grand nom du coup d’État, d’avoir tout manigancé. Dans une autre, il aurait fait signé une lettre d’abdication au roi, détruite par la suite. Peu importe car, quelques minutes plus tard, Medbouh est assassiné. Là aussi la vérité n’a pas encore été rétablie sur les conditions de sa mise à mort. Nul ne sait s’il fut victime d’une rafale visant une tierce personne ou s’il fut assassiné sur les ordres de son camarade Ababou des suites d’une dispute portant sur la stratégie à adopter. La suite est plus claire et, comme l’écrit Gilles Perrault, auteur d’une biographie du roi Hassan II, « dépasse l’entendement ».

 

Ababou donne l’ordre à une petite centaine de cadets de demeurer à Skhirat tandis qu’il prend la tête du reste de l’équipe qu’il conduit à Rabat. Une poignée de mutins s’emparent d’Hassan II et se séparent des autres captifs. Tous craignent une exécution immédiate du roi. Il réapparaît pourtant miraculeusement quelques minutes plus tard, le sourire aux lèvres, suivi des soldats qui ont posé les armes. Certains prisonniers témoigneront par la suite de l’atmosphère étrange qui régnait dans le palais et du sang-froid dont a fait preuve le monarque, retournant la situation à son avantage et ayant échappé à la mort à plusieurs reprises. Hassan II investit alors Oufkir, son bras droit, des pleins pouvoirs. Cet ancien combattant à la réputation de bourreau, qui cachait derrière ses lunettes noires la cicatrice d’une blessure reçue en Italie, a plusieurs fois montré sa brutalité et sa loyauté envers le régime (colonial et postcolonial). Il est par ailleurs soupçonné d’avoir supervisé l’enlèvement de Ben Barka en 1965. Avec l’aide de l’armée et des forces de police, Oufkir rétablit ce jour-là l’ordre après une série de combats contre les troupes rebelles qui occupaient le quartier des Ministères, l’État major des Forces Armées Royales et la maison de la RTM (Radio et Télévision Marocaines). Le lendemain le roi annonce l’échec du putsch et le 13 juillet les officiers sont fusillés.

 

Les objectifs occultes de l’opération

Le doute plane encore sur les objectifs du coup d’État. Si l’ambition de renverser Hassan II est admise par tous les historiens, ceux-ci n’ont pas encore levé le voile sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir et sur les conditions d’établissement d’un nouveau régime. Préparé depuis près d’un an, le soulèvement militaire venait exprimer l’exaspération et le ressentiment de généraux face à des scandales impliquant des personnalités du gouvernement. Deux d’entre eux, deux berbères, Mohamed Medbouh et M’hamed Ababou, ont co-dirigé cette attaque qui ne bénéficia ni de soutien étranger ni de résonnance au sein des partis de l’opposition. Il s’agissait donc d’un acte isolé. D’aucuns ont aussi voulu interroger le substrat berbère du soulèvement, craignant une résurgence de la Siba, ce désordre et cette instabilité qui, aux yeux du colon français et d’une certaine opinion arabiste, caractérisaient le monde amazigh.

Le coup de Skhirat n’est pas à classer dans la catégorie des putschs révolutionnaires visant à instaurer une République comme l’a annoncé la radio des insurgés. Pour preuves l’absence de projection concrète sur l’après-coup d’État, l’absence aussi d’un programme clair visant à remplacer le régime monarchique en place, et surtout les désaccords profonds entre les initiateurs du coup. Certains observateurs ont pourtant noté que ces officiers, agacés par certains scandales politiques, craignaient une révolution populaire qu’ils jugeaient prochaine et contraire à leurs idées et à leurs privilèges. Il s’agissait donc aussi d’une anticipation réactionnaire face à l’avènement de nouveaux jeunes cadres politisés et contestataires. Loin de ressusciter le fantasme de la Siba berbère, l’objectif était bien au contraire de remettre un peu d’ordre là où le désordre était selon eux imminent.

L’épreuve de Skhirat a dévoilé au grand public la vulnérabilité du commandeur des croyants et rompu l’équilibre du régime. Le roi se retrouve alors seul, tourne le dos à l’armée qui fait l’objet d’une épuration complète, et tente de rallier à lui les élites civiles. Il nomme enfin un nouveau gouvernement et s’ouvre aux partis de l’opposition. C’est d’une main de fer qu’il « punira » les officiers et sous-officiers de la mutinerie. Beaucoup sont condamnés à mort puis à perpétuité. Mohammed Raïss, Ahmed Marzouki[3], et plus de cinquante autres, sont condamnés à terminer leurs jours au bagne de Tazmamart, situé au sud-est du Maroc, près de Guoulmima. La moitié périra en prison, l’autre sera graciée en 1991. Les cadets sont quant à eux « pardonnés ».

Il ne reste plus rien de Tazmamart aujourd’hui. Les lieux ont été désertés et détruits, les corps des victimes déterrés. Seuls quelques murs au milieu de nulle part et un soldat de la garde nationale rappellent la présence, jadis, de prisonniers dont la chaleur ardente et le vent sourd des montagnes berbères étouffaient les cris.

 

Younes BAASSOU

NDLR : Le titre de l’article est inspiré de l’ouvrage de Mohamed RAÏSS, De Skhirat à Tazmamart : Retour du bout de l’enfer, Afrique Orient, 2002.

 


[1] EL QADÉRY Mustapha, L’État national et les Berbères au Maroc. Mythe colonial et négation nationale, Thèse de Doctorat, Montpellier III, 1995.


[2] « Sa majesté ‘’Voici votre armée’’ », Rabat, Al-Istiqlal, 18 mai 1956.

 

[3] MARZOUKI Ahmed, Tazmamart Cellule 10, Paris-Méditerranée, 2000.

Les « mythes berbères » de la colonisation : le cas du Maroc

« Il ne s’effacera jamais de la mémoire amazighe [berbère] le fait que des juges incompétents, malhonnêtes et sectaires, se sont permis d’envoyer en prison, à plusieurs reprises, des « Chleuhs » [Berbères] en détention préventive juste pour leur « donner le temps d’apprendre la langue officielle du pays, l’arabe, afin qu’ils puissent s’y exprimer devant le tribunal. » Incroyable, n’est-ce-pas ?! Et pourtant vrai ! C’était à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts. »[i]

Le lecteur pourra être choqué par la teneur des propos tenus par l’académicien marocain et berbériste Mohamed Chafik. Il parviendra cependant à en saisir la portée si et seulement s’il retourne aux origines de la politique berbère du Protectorat français au Maroc. L’histoire officielle et la construction du pays après l’indépendance reposent en partie sur des mythes étroitement liés à l’histoire du Protectorat et aux stratégies coloniales qui ont mené à l’effacement progressif des sociétés traditionnelles, berbères mais aussi arabes, et à des jeux d’opposition des deux peuples. Analyse de trois mythes sur les berbères au Maroc.

1. Berbères et Arabes dans l’idéologie coloniale

Les Berbères, et les Marocains de manière générale, ne peuvent être considérés comme une entité homogène. Il y a entre les Rifains du Nord, les Souss du Sud et les Amazighs de l’Atlas bien des différences. Les disparités sont aussi flagrantes entre tribus d’une même région. Les Amazighs d’Azrou, pour la plupart originaires du Sud (région du Tafilalet) et souvent assimilés aux Sahrawa (habitants du Sahara) ne ressemblent que très peu aux Amazighs d’El Hajeb, ville qui se situe pourtant à une petite trentaine de kilomètres. Les poèmes et les récits précoloniaux et coloniaux – la poésie berbère étant une véritable source historique – témoignent parfois des animosités et des relations entretenues entre les deux groupes. Saisir cette complexité, c’est comprendre qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire coloniale et précoloniale, un quelconque sentiment d’appartenance à un projet politique national commun. La logique de groupe ayant toujours été, sans connotation péjorative, tribale et donc limitée à l’échelle locale. Nous savons par ailleurs que la tribu est une structure mouvante, jamais figée, dépendante des conjonctures locales et régionales. Il n’existe donc pas d’entité berbère homogène, tout comme il n’existe pas d’entité arabe homogène. Seule la langue, explique Mohamed Chafik, distingue les deux peuples car « les Amazighs sont amazighs par la langue tout comme les Arabes marocains sont arabes par l’idiome qu’ils pratiquent.[ii]» Et il y a plusieurs parlers berbères tout comme il y a plusieurs dialectes arabes.

Or, c’est sur cette idée selon laquelle les Berbères constituent un peuple homogène à côté du peuple arabe que s’est en partie construite l’entreprise coloniale. Tracer une frontière entre les deux groupes signifiait opérer une division entre les deux ethnies. Diviser pour mieux régner. À cette opposition s’en ajoute une autre, réductrice et fausse, qui assimile le clan berbère au monde rural et le clan arabe au monde citadin. Allons plus loin comme nous y invite Robert Montagne (1893-1954), ancien officier de la marine, conseiller du général Lyautey notamment pour les questions tribales et grand lecteur d’Ernest Renan. Le Berbère est, dit-il, un paysan qui vit en zone insoumise à l’autorité centrale car obéissant à un ordre tribal. Au contraire l’Arabe, lui, est assimilé au citadin savant. Il relève pourtant du mythe ou de l’erreur historique que les Berbères étaient tous ruraux et tribaux car bien des Arabes vivaient à la campagne et obéissaient aussi à un ordre clanique. Les Berbères, poursuit-il, auraient toujours été incapables d’édifier des cités et seraient soumis à la civilisation des Arabes. Cette idée de soumission et d’assimilation de la culture berbère – constatée, à tort, ou simplement désirée – trouvera un écho chez les futurs partisans d’une arabisation de la société marocaine. Quelques années après l’indépendance, l’opposant socialiste Mehdi Ben Barka, mystérieusement disparu le 29 octobre 1965, dira qu’être berbère est « une forme provisoire d’arriération que doit bientôt résorber une politique culturelle audacieuse. »[iii]

2. Le mythe du « protectorat » français et de la pacification

Un second mythe vient justifier l’entreprise coloniale et le traité de Fès du 30 mars 1912, acte de naissance du Protectorat français dans l’Empire chérifien. Qui la France est-elle venue « protéger » ? Qui représentait une menace pour la stabilité du régime marocain ? Les observateurs français, militaires pour l’essentiel, et une certaine élite marocaine, ont plaqué sur le pays une grille de lecture qui divise le territoire en deux fractions. La première, soumise au Makhzen, l’appareil d’état chérifien, était selon eux parvenue à faire régner la paix et l’ordre. Il s’agissait du Bled Makhzen. La seconde, en revanche, insoumise au Makhzen, était sous l’emprise du désordre et des guerres civiles incessantes. Elle prit le nom de Bled Siba et fut le terrain de la « pacification ». En réalité, le Bled Siba englobait certaines cités dans lesquelles l’autorité centrale ne parvenait pas à lever l’impôt. Il fallut pourtant projeter sur ce qui n’était au départ qu’une question « économique » un discours colonial qui justifiait l’intervention militaire pour construire, sur ce territoire morcelée, dissident et barbare, un État moderne et centralisé. Le Bled Siba, désordonné et insoumis, et bien entendu majoritairement berbère, constituait un danger pour la stabilité du régime selon la propagande coloniale. La France venait donc débarrasser le Maroc d’une menace intérieure.

Les recherches en anthropologie berbère – nous consulterons à cet effet les travaux du britannique Edward Evan Evans-Prichard – ont montré que les institutions fondamentales de la société marocaine ont longtemps fonctionné sur un mode d’opposition des forces. En d’autres termes, le maintien de l’équilibre politique était assuré par l’organisation segmentaire de la société. Familles, clans, villages, tribus constituaient des segments emboîtés et intégrés, hiérarchisés et solidement structurés. L’opposition entre les différentes composantes, les rivalités entre les groupes, établissaient un équilibre des forces et maintenaient donc un ordre politique. Cette cohésion tribale, loin d’être un facteur de tensions, était un gage d’interrelations constantes – entre des segments inférieurs ou supérieurs ou des segments de même niveau – et de régulation des conflits. Il faut pour comprendre ce mode d’organisation se défaire de l’idée selon laquelle seul un État central permet la cohésion et l’unité de la société. Là où les colons français ont vu siba, désordre et mutineries régulières, l’anthropologue observe une structure complexe qui se définit par un équilibre pérenne des forces. Toute la réflexion porte en réalité sur l’ordre et la violence qui, lorsqu’ils ne sont pas légitimes, c’est-à-dire ici détenus par l’autorité centrale – le Makhzen et la Résidence – sont considérés comme éléments de déstabilisation.

3. Le mythe du nationalisme arabe

L’arrivée des forces coloniales, marquée par plusieurs attaques sur le territoire marocain bien avant le traité de Fès donna naissance à un mouvement de résistance et à un réseau de groupes indépendantistes. C’est sur le mont Saghro, dans le sud du pays, que les derniers résistants, berbères de la tribu des Aït Atta de la région du Bougafer, déposeront en 1934, après une lutte obstinée, les dernières armes. Les commentaires des généraux français notent tous l’acharnement avec lequel les soldats berbères, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, ont résisté. Or le mouvement indépendantiste arabe sera le seul retenu dans l’histoire officielle et la construction du Maroc indépendant. 

La création de l’Istiqlal (mouvement pour l’indépendance) en 1943 par Ahmed Belafrej, indépendantiste formé au Caire et à Paris, soutenu par celui qui deviendra l’idéologue du parti, le religieux Allal Al Fassi, aura un double effet. Celui de créer une cohésion politique dans le mouvement indépendantiste d’une part, effet positif pour l’organisation des militants, et celui de donner forme à un discours légitime et exclusif de la lutte anticolonialiste. Disposant d’un journal, de soutiens étrangers, d’une élite politique formée en métropole et, dans une moindre mesure, d’interlocuteurs français, le mouvement prend l’aspect d’une organisation politique moderne. La lutte pour l’indépendance trouve alors un cadre officiel, légitime (arabe), qui exclut de fait toute autre lutte informelle (notamment berbère). Le discours repose sur un axe essentiel, la revendication de l’indépendance, et se déploie sur le terrain sous la forme d’une arabisation programmée de la société.

L’historiographie contemporaine et l’histoire officielle du Maroc ne retiendra de la lutte indépendantiste que les grands noms (Belafrej, Fassi, Mohamed V) qui occultent les anonymes de la lutte. L’arabisation a effacé le caractère berbère de la résistance. L’identité de l’indépendance est pourtant multiple, elle ne porte pas le seul nom d’Istiqlal et n’a pas pour seul père Belafrej. La légitimité du régime monarchique reposant sur la centralité de l’autorité royale et l’arabisation de la société, il s’est avéré nécessaire de dissimuler le caractère tribal et berbère de la lutte en vue de la construction d’un État moderne.

Sous prétexte de lutter contre l’hégémonie de la langue française, le Maroc indépendant procédera à une arabisation programmée et forcée du pays. Avec la collaboration de professeurs orientaux et la mise en place de nouveaux programmes scolaires « arabisés », l’histoire officielle façonne une mémoire du pays. Une mémoire sélective. En témoigne ce manuel de neuvième année de secondaire, édition de 2003, qui fit l’objet d’une plainte portée par les militants berbéristes[iiii]. Celui-ci assimilait les résistants berbères à des dissidents ou, au mieux, les occultait, et élevait au rang de héros nationaux les militants arabistes orientaux tels que Chakib Arsalan. Les militants berbères sont alors en droit de vouloir redorer l’histoire de leurs aïeuls dont on a occulté l’héroïsme et la langue, et détruit l’organisation tribale qui continue de fasciner bien des anthropologues parisiens, loin des montagnes du Saghro.

Younes Baassou


[i] CHAFIK Mohamed, « Ce que les Amazighs veulent », TelQuel, 2 au 8 avril 2011.

[ii] ibid.

[iii] LACOUTURE Jean et Simone, Le Maroc à l’épreuve, Seuil, 1958, p. 83.

[iiii] Le site berbériste « amazighWorld.org » relate l’ensemble de l’affaire.

 

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