Par Pr David Luke, directeur stratégique à l’Institut Firoz Lalji pour l’Afrique de la London School of Economics (LSE).
Les pays du continent africain disposent de solides options pour créer davantage de valeur autour de production de minerais critiques pour la transition énergétique. Plus de la moitié du cuivre, du nickel et du plomb produits en Afrique font déjà l’objet d’une première transformation (fonte ou affinage) sur place. Un étude récente de l’ONG Publish What You Pay, menée par mon collègue William Davis, chercheur invité à la LSE, suggère que les pays africains pourraient accroître considérablement cette production s’ils parvenaient à attirer des investissements directs étrangers (IED), renforcés de transferts de technologie et de savoir-faire.
Mais la concrétisation de telles retombées positives pour le développement du continent exige un cadre de politique industrielle véritablement compréhensif et méthodique. Les sujets clés vont des partenariats transfrontaliers à la facilitation des échanges commerciaux, aux accords de financements et d’investissements. Ce cadre devra veiller aussi bien à la composition du mix énergétique (coût, part du renouvelable…) qu’aux corridors de transport et d’approvisionnement. La disponibilité sur le marché domestique des services et de l’expertise technique nécessaires, intrants nationaux, la prise en compte des impératifs d’économie politique aux niveaux national et régional nécessaires pour créer le consensus et l’adhésion des parties prenantes, sont aussi des questions importantes pour la réussite d’une telle politique industrielle. S’il n’existe pas un modèle unique applicable partout, plusieurs des ces éléments semblent réunis dans l’initiative du corridor minier, industriel et logistique de Lobito en Afrique australe.
Insertion sur les chaînes de valeur
Outre ces points cruciaux pour toute politique industrielle, les pays africains, en particulier, doivent veiller sur trois éléments clés.
Le premier consiste à faire preuve de sens stratégique dans leur insertion au sein des chaînes de valeur des minerais critiques pour la transition écologique. Sur certains segments de ces chaînes, les pays africains se retrouveront en concurrence avec des producteurs industriels très compétitifs – souvent subventionnés par leurs gouvernements – ce qui a considérablement compressés les marges réalisables sur ces branches. Plutôt qu’une approche visant à “remonter la chaîne de valeur”, de façon indifférenciée, les pays africains devraient se concentrer sur l’identification de segments spécifiques sur ces chaînes de valeur où ils peuvent monter en puissance à la fois de manière rentable et sur le long terme. Avoir un sous-sol contenant ces minéraux critiques ne suffit pas.
Et compte tenu du caractère limité des ressources techniques et financières disponibles, les pays africains devraient se concentrer sur les industries qui apporteraient les plus grands avantages économiques et sociaux – même si ces industries se trouvent en dehors du champ de la transition énergétique.
Il peut également être judicieux de commencer par la fin de la chaîne de valeur, c’est-à-dire la fourniture sur les marchés africains de biens utilisant des intrants importés, plutôt que d’essayer d’ajouter de la valeur aux minerais que l’Afrique produit elle-même.
Les batteries LFP (lithium-fer-phosphate) en sont une illustration. L’expérience de l’Inde suggère l’existence d’un marché africain important pour les petits véhicules électriques utilisant ce type de batteries. Les pays africains pourraient commencer par assembler des batteries pour ces véhicules à partir d’intrants importés et remonter progressivement les étapes antécédentes de la chaîne de valeur au fur et à mesure que cela devient possible. L’Afrique du Sud assemble déjà des batteries à partir de composants importés.
Transformation structurelle
Le deuxième élément clé pour les pays africains est de se concentrer sur les solutions à portée de main (“low hanging fruits” en anglais). Cela pourrait passer notamment par l’expansion d’activités industrielles déjà pratiquées sur le continent, telles que les premières étapes du traitement des minerais ou la production de fils de cuivre. Cela peut s’avérer plus réalisable à court terme tout en permettant d’accroître le PIB du continent de dizaines de milliards de dollars et de créer des millions d’emplois.
De même, la fourniture de biens et de services aux sociétés minières (« contenu local ») peut renforcer la contribution de l’exploitation minière au développement économique autant que la transformation des minerais. Par exemple, l’Afrique a importé pour environ 7 milliards de dollars d’équipements miniers en 2022.
Économies régionales
Le troisième élément clé pour les pays africain est la coopération régionale. L’initiative du corridor de Lobito en est un bon exemple. Pour produire des technologies nécessaires à la transition énergétique, les pays africains devront probablement mettre en commun leurs ressources, car peu d’entre eux possèdent tous les minéraux nécessaires pour une production à grande échelle. Pour réaliser des économies d’échelle, les pays africains ont plus de chances de réussir s’ils augmentent la production au niveau régional.
Cela ne signifie pas nécessairement que le pays où se trouvent les unités de production en conservera seul tous les bénéfices. D’autres pays peuvent fournir des intrants pour alimenter ces installations de production. Les recherches que nous avons menées suggèrent en effet que les pays africains peuvent y parvenir le long des chaînes de valeur des minerais critiques. Par exemple, la RDC et la Zambie travaillent sur le partage des bénéfices de leur complexe commun de traitement des minerais dans le cadre de leur future ligne de production de batteries de véhicules électriques.
Cela remet en question l’un des instruments de politique économique utilisés actuellement par nombre de pays africains : l’interdiction des exportations de minerais bruts. Nos recherches suggèrent que cette approche – censée encourager la création de valeur ajoutée locale – est généralement inefficace et peut décourager l’investissement dans l’exploitation minière. L’interdiction des exportations vers d’autres pays africains peut être particulièrement préjudiciable si elle empêche la réalisation d’économies d’échelle sur le continent.
Distortions commerciales
La coopération intra-africaine sera également nécessaire pour répondre à la course mondiale aux subventions dans les énergies propres, qui est source de distorsions. En accordant des subventions à la production plutôt qu’à la consommation, ou en soutenant financièrement la production tout en insistant pour qu’elle ait lieu sur leur territoire, les pays riches et la Chine tentent de détourner à leur profit les chaînes d’approvisionnement mondiales dans les énergies propres.
Cette situation n’est pas seulement injuste pour les pays à faible revenu qui aspirent à participer à ces chaînes d’approvisionnement et qui n’ont pas les moyens de rivaliser avec ces subventions. Elle est également inefficace, car la production peut ainsi se concentrer là où les subventions sont les plus importantes, et non là où elle peut être réalisée de la manière la plus compétitive. Enfin, elle est nocive pour l’environnement, car elle pourrait réduire l’offre de minerais critiques pour la transition énergétique en diminuant les avantages perçus par les pays miniers (c’est la principale préoccupation des sociétés minières).
Pour y remédier, nous devons mener des négociations multilatérales sur la localisation de ces chaînes de valeur, afin d’éviter une course aux subventions qui fausserait la concurrence et pour soutenir les aspirations des pays en développement riches en ressources à tirer davantage de valeur de leurs minerais de transition, lorsque cela est économiquement possible.
Toutefois, il n’est pas certain qu’accorder une plus grande marge de manœuvre générale en matière de subventions soit dans l’intérêt de l’Afrique, étant donné que les pays riches disposent d’une plus grande puissance de feu financière pour déployer de telles mesures. Nous l’avons vu dans l’agriculture.
Il serait peut-être préférable d’imposer certaines limites à la marge de manœuvre des pays riches, afin de s’assurer que ces subventions sont conçues pour stimuler la productivité et non pour simplement distordre les échanges commerciaux. Cela permettrait notamment de s’assurer qu’à l’échelle mondiale les bénéfices de ces décisions l’emportent sur les coûts.
Spécialiste de la politique commerciale africaine et des négociations commerciales, le professeur David Luke est directeur stratégique à l’Institut Firoz Lalji pour l’Afrique de la London School of Economics et professeur extraordinaire à l’université North-West en Afrique du Sud
Traduit et adapté par Joël Té-Léssia Assoko pour l’Afrique des Idées
Par Mahamadou N’fa Simpara, doctorant en Relations internationales à l’Université Mohammed V de Rabat, auteur chez l’Harmattan-Paris.
Le Forum sur la Coopération Sino-Africaine (FOCAC) de 2024, qui a eu lieu du 4 au 6 septembre à Pékin, s’est déroulé dans un contexte global marqué par une réévaluation profonde des dynamiques économiques et géopolitiques. Alors que la Chine affronte un ralentissement économique notable et réoriente ses stratégies industrielles et financières, cet événement offre une opportunité d’analyser les transformations en cours dans ses relations avec l’Afrique.
Le FOCAC 2024 a lieu à un moment charnière où les évolutions économiques internes de la Chine et les changements dans le paysage géopolitique mondial imposent un réexamen des relations sino-africaines. La Chine, confrontée à un ralentissement économique, ajuste ses priorités stratégiques, passant d’une focalisation sur les investissements en infrastructures à une réorientation vers l’industrialisation et la diversification des partenaires commerciaux. Ce changement de paradigme est d’autant plus pertinent dans le cadre des relations avec l’Afrique, un continent qui a longtemps été au cœur de la stratégie chinoise de coopération internationale.
L’évolution des relations commerciales entre la Chine et l’Afrique est particulièrement révélatrice. Alors que les échanges bilatéraux ont atteint un niveau record en 2023, la structure de ces échanges est en mutation. La Chine, en quête de diversification de ses sources d’approvisionnement en énergie et de réduction des risques géopolitiques associés, modifie son approche vis-à-vis des matières premières africaines. Cette réévaluation stratégique s’accompagne d’une augmentation des investissements chinois dans les secteurs minier et industriel en Afrique, reflétant une volonté de sécuriser des ressources critiques tout en soutenant le développement industriel du continent.
Parallèlement, les enjeux de la dette et de la stabilité monétaire deviennent centraux dans les relations financières sino-africaines. Avec un nombre croissant de pays africains confrontés à des pressions de dette, la Chine adapte ses mécanismes de financement pour répondre à ces défis. Le passage d’un financement axé sur les infrastructures à des investissements dans l’industrialisation et la stabilisation économique marque un tournant dans la coopération financière. La question de l’internationalisation du renminbi (RMB) et son impact potentiel sur les transactions bilatérales et la gestion des risques de change est également un aspect crucial de cette dynamique.
Ce FOCAC est donc l’occasion d’une analyse de ces réajustements stratégiques qui redéfinissent les relations sino-africaines. En examinant les nouvelles orientations commerciales, les changements dans les investissements et les défis financiers, il est possible de saisir les implications potentielles pour le développement économique en Afrique et les stratégies d’engagement de la Chine sur la scène internationale.
1. Dynamique Commerciale : Évolution des Commodités et des Marchés
Le FOCAC 2024 intervient dans un contexte de ralentissement économique en Chine et de réorientation de ses priorités commerciales. Historiquement, la relation commerciale entre la Chine et l’Afrique est caractérisée par un déséquilibre marqué. En 2023, la Chine est devenue le premier partenaire commercial bilatéral de l’Afrique, avec un volume commercial atteignant un niveau record de 282 milliards de dollars, en hausse de 1,5% sur un an[1]. Cependant, l’Afrique ne représente que 4,7 % du commerce mondial de la Chine, soulignant une asymétrie persistante.
La composition de ce commerce évolue également, influencée par les réajustements économiques internes de la Chine et les changements géopolitiques plus larges. Les exportations africaines vers la Chine, historiquement dominées par les matières premières non transformées, telles que le pétrole brut, voient un changement notable. La Chine diversifie ses importations pétrolières, se tournant davantage vers les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), la Russie et d’autres nations asiatiques. En 2023, la Chine a significativement augmenté ses importations de pétrole brut en provenance de Russie et de plusieurs producteurs asiatiques, réduisant sa dépendance au pétrole africain[2]. Par exemple, l’Angola, autrefois le deuxième plus grand fournisseur de pétrole de la Chine, a vu sa position dégringoler à la huitième place[3], ses exportations vers la Chine ayant chuté de manière marquée.
Cette tendance reflète les préoccupations stratégiques de la Chine en matière de sécurité énergétique dans un environnement géopolitique volatil. Néanmoins, le rôle de l’Afrique dans le paysage énergétique chinois n’est pas entièrement en déclin. Si les importations de pétrole brut diminuent, les investissements chinois dans les secteurs minier et minéral africains augmentent. En 2010, les exportations africaines de minéraux vers la Chine ont atteint près de 10 milliards de dollars[4]. Les investissements stratégiques de la Chine dans l’extraction et le traitement de ces ressources témoignent de son engagement à long terme envers les matières premières critiques nécessaires à ses industries de haute technologie.
Parallèlement, le rôle de l’e-commerce dans le commerce sino-africain prend une ampleur croissante. Les plateformes telles que le kenyan Kilimall, Tmall d’Alibaba, Tmall, considérée comme le deuxième plus grand site de commerce électronique au monde après Taobao, JD.com spécialisée dans la vente d’appareils électroniques ont offert aux producteurs africains un accès direct au plus grand marché d’e-commerce mondial. Les ventes de produits africains, en particulier ceux agricoles, ont connu une forte augmentation, soulignant l’appétit croissant des consommateurs chinois pour les produits africains[5]. Ces développements, bien qu’encore naissants, indiquent une possible transformation de la structure du commerce sino-africain. À mesure que les pays africains améliorent leurs normes agricoles et exploitent les plateformes numériques, le déficit commercial avec la Chine pourrait progressivement se réduire, offrant un partenariat économique plus équilibré.
2. Réorientations des Investissements : De l’Infrastructure à l’Industrialisation
Au cours de la dernière décennie, les investissements chinois en Afrique se sont largement concentrés sur le développement des infrastructures. Cependant, les années récentes ont vu un changement de cette approche, motivé par le ralentissement économique interne de la Chine et les besoins évolutifs des pays africains. Avec le ralentissement de la croissance économique domestique en Chine et les rendements incertains des investissements en infrastructure en Afrique, les investisseurs chinois portent désormais une attention croissante aux projets d’industrialisation sur le continent.
Cette transition de l’infrastructure à l’industrialisation représente une évolution stratégique de l’engagement chinois en Afrique. Lors du Sommet BRICS 2023 en Afrique du Sud, les responsables chinois ont souligné leur intention de coopérer avec les pays africains sur l’industrialisation, comme une continuation et un affinement des politiques précédentes[6]. Cette approche vise à intégrer des composants industriels dans les projets d’infrastructure existants, visant à accroître la productivité et à faire passer les pays africains de l’exportation de matières premières à des activités de fabrication et de transformation plus sophistiquées.
Une caractéristique significative de cette nouvelle approche d’investissement est l’implication accrue des entreprises privées chinoises, en particulier des PME. Alors que les coûts du travail en Chine et en Asie du Sud-Est augmentent, certains investisseurs chinois cherchent à relocaliser leurs bases de production en Afrique, où les salaires sont plus bas. Cependant, des défis tels que l’infrastructure déficiente et le soutien limité à la chaîne d’approvisionnement ont limité le succès de la fabrication offshore en Afrique. Malgré ces défis, certains fabricants chinois ont réussi à établir des opérations en Afrique, particulièrement dans des secteurs répondant à la demande locale, tels que le ciment, les plastiques, les produits pharmaceutiques et l’électronique.
3. Naviguer dans les Défis de la Dette et de la Monnaie
Face à une dette croissante et à des pressions sur les devises, le rôle financier de la Chine en Afrique évolue. Tandis que les prêts traditionnels pour les infrastructures deviennent moins courants, les banques chinoises se concentrent de plus en plus sur la stabilisation fiscale et le soutien aux pays africains par des mécanismes financiers plus innovants.
Avec 21 pays africains[7] à haut risque de détresse de la dette, selon les données 2023 du rapport sur le commerce et le développement de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED)[8], l’approche de la Chine en matière de restructuration de la dette est cruciale. En 2020, les créanciers publics et privés chinois détenaient environ 17% de la dette extérieure de l’Afrique[9], et les négociations sur l’allègement et la restructuration de la dette sont devenues un point focal des relations financières sino-africaines. Les 10 pays les plus endettés envers la Chine (Angola, Éthiopie, Kenya, Zambie, Nigéria, Cameroun, Soudan, Congo, Égypte, Ghana ) lui doivent à eux seuls 100 milliards de dollars constituant 71,7% du stock globale de la dette chinoise à l’Afrique représentent[10].
L’accord de juin 2023 entre la Zambie et ses créanciers officiels, dont la Chine, dans le cadre du Cadre Commun du G20[11], marque une étape significative. L’accord, qui privilégie les extensions de remboursement plutôt que l’allègement de la dette, est considéré comme un précédent pour les futures négociations. Cette approche permet à la Chine de travailler dans un cadre multilatéral tout en maintenant ses principes et traditions.
À mesure que la Chine ajuste sa stratégie de prêt en Afrique, elle devrait se concentrer davantage sur les projets industriels. Des plateformes telles que le Fonds de Développement Chine-Afrique et le Fonds de Coopération en Capacité Industrielle Chine-Afrique pourraient jouer un rôle croissant dans le financement de ces projets. Par ailleurs, la Chine émerge comme un prêteur de dernier recours, fournissant des prêts de secours aux pays en détresse. Entre 2000 et 2021, les banques d’État et les entreprises chinoises ont accordé des prêts de secours d’une valeur de 70 milliards de dollars à 13 pays à revenu faible et intermédiaire, dont sept en Afrique.
En outre, la turbulence économique mondiale, combinée aux graves pressions sur les devises en Afrique, offre une opportunité pour la Chine de promouvoir l’internationalisation de sa monnaie, le renminbi (RMB). Actuellement, la majorité des transactions transfrontalières entre la Chine et l’Afrique sont effectuées en dollars américains, exposant les pays africains aux volatilités externes, telles que la dépréciation des devises et l’inflation.
Bien que le RMB ne soit pas susceptible de remplacer le dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale dominante à court terme, son rôle dans les transactions bilatérales entre la Chine et l’Afrique pourrait se renforcer. Les échanges de devises centrales et la dénomination des prêts politiques en RMB sont des domaines où le rôle international du RMB pourrait se développer. Le Système Pan-Africain de Paiement et de Règlement (PAPSS), visant à réduire la demande de devises étrangères en augmentant la convertibilité des devises locales dans le commerce intra-africain, pourrait également faciliter une utilisation accrue du RMB dans le commerce sino-africain.
Les liens économiques croissants de la Chine avec l’Afrique, soutenus par l’internationalisation progressive du RMB, pourraient aider les pays africains à atténuer les impacts des chocs économiques externes et à réduire leur dépendance au dollar américain. Cependant, cette transition nécessitera une gestion prudente, car l’intégration du RMB dans les économies africaines pourrait également introduire de nouveaux risques, notamment en termes de volatilité monétaire et de stabilité financière.`
En conclusion, le FOCAC 2024 marque une étape cruciale dans l’évolution des relations sino-africaines, signalant une transition significative dans les priorités stratégiques de la Chine. Confrontée à un ralentissement économique interne, la Chine ajuste ses priorités, se détournant des investissements massifs en infrastructures pour se concentrer sur l’industrialisation et la diversification de ses partenariats commerciaux en Afrique. Cette réorientation répond à la nécessité de sécuriser des ressources critiques tout en soutenant le développement industriel sur le continent. Les investissements chinois se dirigent désormais davantage vers les secteurs minier et industriel, reflétant une volonté de renforcer les capacités locales tout en répondant aux besoins croissants de diversification énergétique.
En parallèle, les défis liés à la dette et à la stabilité monétaire des pays africains constituent un élément clé de la coopération financière sino-africaine. La Chine, adaptant ses mécanismes de financement, se concentre désormais sur des projets industriels et des stratégies de stabilisation économique. Les négociations sur la restructuration de la dette, comme celles observées avec la Zambie, illustrent l’évolution de la politique chinoise qui favorise des solutions multilatérales tout en respectant ses principes traditionnels. L’internationalisation du renminbi (RMB) représente également une dimension importante de cette dynamique, offrant aux pays africains une alternative au dollar américain et potentiellement renforçant leur résilience face aux chocs économiques externes.
Ce réajustement stratégique souligne la complexité croissante des relations sino-africaines dans un contexte mondial en mutation. Tandis que la Chine et l’Afrique naviguent ensemble dans cette nouvelle phase, le succès de leur partenariat dépendra de leur capacité à gérer ces transitions de manière efficace et équilibrée. La coopération future pourrait offrir des opportunités substantielles pour un développement économique renforcé en Afrique, mais nécessitera une gestion prudente des risques associés aux ajustements économiques et monétaires. Le FOCAC 2024, en définitive, ouvre la voie à une redéfinition stratégique qui pourrait remodeler de manière significative le paysage des relations entre les deux parties.
[7] Ces 21 pays sont : République Démocratique du Congo, Burundi, Malawi, Cameroun, Mozambique, Centrafrique, Sao-Tomé-et-Principe, Tchad, Somalie, Comores, Soudan, Djibouti, Zambie, Ethiopie, Zimbabwe, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Kenya, Sierra-Leone, Soudan du Sud
Par Christian Dior MOULOUNGUI, philosophe, enseignant de philosophie et doctorant à l’Université Omar Bongo (Libreville/Gabon)cdmouloungui@gmail.com
Résumé
Cet article étudie l’idée selon laquelle la femme africaine subsaharienne doit sortir de son état de minorité. Asservie, stigmatisée et affaiblie par le poids de l’histoire, l’esclavagisme et le colonialisme, elle doit s’affranchir des ornières de cet état tutélaire. Il est commode qu’elle prenne l’initiative de se cultiver, de se former et de s’instruire. Dans ce contexte, la société ne doit plus la résumer, comme pour tout parent et conjoint, à la simple femme africaine centrée sur les logiques du foyer, et réfractaire à l’idée de rencontrer l’homme providentiel, voire s’enraciner aux relations clientélaires. Comme le note Simone de Beauvoir, « Les parents élèvent leur fille en vue du mariage plutôt qu’ils ne favorisent son développement personnel » ([1]). Il s’agit maintenant qu’elle revête l’armure de la femme africaine éduquée, dynamique et susceptible de comprendre la nécessité de répondre aux attentes du continent, et de faire face aux défis mondiaux. De cette façon, elle pourra effectivement saisir les ressorts d’appropriation d’être actrice dans le processus de développement en Afrique. On comprend mieux, à l’aune des dynamiques éducatives, que la prise de conscience de la femme africaine subsaharienne, en tant que femme éduquée, formée et compétente, doit être plus que jamais une urgence pour l’Afrique subsaharienne.
This article studies the idea that sub-Saharan African women must emerge from their state of minority. Enslaved, stigmatized and weakened by the weight of history, slavery and colonialism, she must use reason to free herself from the ruts of this tutelary state. It is convenient for her to take the initiative to cultivate, train and educate herself. In this context, she must no longer be reduced, as for any parent and spouse, to the simple African woman centered on the logic of the home, and resistant to the idea of meeting the providential man, or even putting down roots in client relationships. . As Simone de Beauvoir notes, “Parents raise their daughter with a view to marriage rather than promoting her personal development.” It is now a matter of putting on the armor of the educated, dynamic African woman capable of understanding the need to meet the continent’s expectations and face global challenges. In this way, she will be able to effectively grasp the sources of appropriation of being an actor in the development process in Africa. We understand better, in the light of educational dynamics, that the awareness of sub-Saharan African women, as educated, trained and competent women, must be more than ever an emergency for sub-Saharan Africa.
« L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. […] C’est ce qui est absolu dans l’horreur. Le flamboiement tropical en effet, c’est l’Afrique » ([2]). Cette assertion de Victor Hugo prononcée, dans Discours sur l’Afrique, le 18 mai 1879, au cours d’une fête de la commémoration de l’abolition de l’esclavage aux côtes de Victor Schœlcher[3], met en évidence la marginalisation et la stigmatisation de l’Afrique par les Occidentaux. Pour eux, l’Afrique est un continent que l’Europe doit occuper et civiliser. D’après Emmanuel Debono et Stéphane Nivet, « Ce discours montre un homme acquis à la pensée raciale qui domine alors et qui, à aucun moment, ne se montre capable d’en critiquer la portée et les conséquences politiques » ([4]).
Face à ces propos négatifs traduisant les logiques culturelles du racisme et la discrimination à l’égard des Africains, les femmes noires ne sont pas exemptées. Selon l’imaginaire attaché à l’Afrique et ses habitants ([5]), les femmes africaines du Sud du Sahara ne sont pas assez entrées dans l’histoire. Pourquoi ? Parce qu’elles sont, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, souvent enduites par de multiples stéréotypes et préjugés venant de l’Occident. Autrement dit, les croyances de l’imaginaire occidental réduisent les femmes noires à la couleur de leur peau et de leurs cheveux, à l’objet sexuel et leur attribuent le caractère animal. Selon Yann Le Bihan, dans L’ambivalence du regard colonial porté sur les femmes d’Afrique noire,
Du XVIe siècle jusqu’à nos jours, les stéréotypes, croyances et images occidentales attachées à la « femme noire », sont caractérisés par leur remarquable permanence. Ils forment autant de représentations traversées par une ambivalence fondamentale se traduisant pars des aptitudes occidentales essentiellement masculines de fascination et/ou de répulsion selon le rapport entretenu par les Européens avec leurs propres société et, en miroir, selon leur représentation valorisée de la « nature » ([6]).
Même dans l’imaginaire africain, certains hommes (campagnards ou citadins) ont une conception statique de la femme africaine subsaharienne, celle de la femme au foyer[7], réduite au silence et à la soumission. Comme le note Aradjouman Modeste Boro, « on pense souvent que la femme africaine n’a de valeur que dans le foyer ; elle n’est qu’une simple domestique » ([8]). Ces différents stéréotypes et préjugés sont relativement à l’origine de la catégorisation de l’image des femmes africaines subsahariennes au cours du temps. Comment comprendre alors, même dans les temps modernes (au XXIe siècle), que les femmes africaines font toujours face à la marginalisation, au racisme, au sexisme et à la manipulation ? Pour Fatou Sarr, la « vision véhiculée par les travaux des Occidentaux et même des Africains, tendant à considérer les femmes du continent comme des objets manipulables entre les mains des hommes » ([9]). Dès lors, quelle est réellement la place de la femme africaine subsaharienne dans la société ? Face au développement de l’Afrique, au-delà des stéréotypes liés à la couleur de sa peau, la femme africaine a-t-elle les défis à relever ? Peut-on dire que celle-ci est condamnée à subir les humiliations et les discriminations ?
Admettre la logique selon laquelle les femmes africaines subsahariennes sont condamnées au fatalisme, et elles n’ont pas les défis à relever serait faire obstruction à l’évolution de l’humanité. Parce qu’elles ont une valeur inestimable dans le système traditionnel et moderne de l’Afrique, au-delà des préjugés dont elles font face aujourd’hui. En Afrique et ailleurs, nonobstant qu’elle soit considérée comme une source de procréation, la femme africaine subsaharienne doit maintenant occuper une place prépondérante dans le développement de l’Afrique, et faire face aux défis mondiaux. A cet effet, les Africains, éduquez vos femmes, et mariez-les à l’instruction. En contexte africain, c’est un changement de paradigme de l’image des femmes noires stigmatisées, qui consiste dorénavant à favoriser leur épanouissement, selon leur liberté de choix et en fonction de leurs aspirations. Explicitement dit, les femmes africaines doivent « ouvrir l’esprit, se libérer des contraintes, trouver sa source de créativité et sa passion » ([10]), estime Rameline Kamga. Dans ce cas de figure, elles peuvent effectivement être au centre du développement économique, social, culturel, scientifique et technologique de l’Afrique. Il s’agit donc de promouvoir l’inclusion et la participation de la femme africaine dans la réalisation des projets de développement en Afrique. Dans cette perspective, les gouvernements africains ont la responsabilité d’accompagner les femmes africaines qui aspirent à la formation et au leadership, en mettant en place les politiques d’assistance et de financements appropriés. Dans cet article, nous aborderons plusieurs axes, à savoir : l’histoire de la femme noire (I), la carrière du mariage (II), la femme africaine face aux défis d’éducation et de développement (III) et la femme africaine et le défi politique (IV).
1- L’histoire tumultueuse de la femme noire
Les femmes noires ont une histoire jonchée de tristesse et de mélancolie. Les mouvements d’esclavage[11], de colonisation[12] en Afrique subsaharienne, de ségrégation[13] aux États-Unis et d’apartheid[14] en Afrique du Sud sont autant d’éléments qui justifient la triste réalité des Africains, en général, et des femmes noires, en particulier. Selon Jacques Brasseul, « La période coloniale en Afrique a duré 70 ans, de 1890 à 1960, elle a eu impact énorme sur l’Afrique. C’est un processus d’annexion du continent africain par les Occidentaux » ([15]). En effet, les femmes noires n’étaient en marge de la déportation lors de l’esclavage. Parce que, parmi le nombre des Africains déportés, les femmes représentaient environ un tiers. Elles travaillaient dans l’exploitation des plantations des cannes à sucre : « Parmi les 13 à 15 millions d’êtres humains déportés d’Afrique vers les colonies pour l’exploitation intensive des plantations de canne à sucre entre autres, les femmes représentaient environ un tiers » ([16]). En outre, il convient de rappeler que les femmes noires occupaient aussi d’autres fonction, hormis le travail de la coupe des cannes à sucre, tels que servantes, nourricières et cuisinières :
Dans les colonies, les femmes sont partout. Dans les champs, c’est à elles que l’on attribue les travaux les plus durs, les plus usants qu’il s’agisse de la coupe de la canne ou nettoyer les plantations de mauvaises herbes. Elles ont également intégré les maisons ou les habitations en occupant les fonctions de servantes, de cuisinières, de nourrices ([17]).
Pour Chimamanda Ngozi Adicie, romancière nigériane, avec les colons, « la place de femme était la cuisine et la chambre » ([18]). Ainsi, la marginalisation de la femme noire a un lien de consubstantialité avec son histoire aussi dure que tragique, au-delà de toute dissemblance. Catherine Coquery-Vidrovitch, dans son ouvrage Les Africains. Histoire des femmes d’Afrique subsaharienne du XIXe siècle, affirme : « Les femmes d’Afrique noire ont eu, et continuent d’avoir, sous des formes qui ont varié au cours du temps, la vie dure » ([19]). Il faut noter que depuis l’esclavage, en passant par la colonisation et jusqu’aujourd’hui, la femme noire n’est pas à l’abri de multiples oppressions et autres formes de discriminations. Parce qu’« elles sont esclaves, elles sont femmes, elles sont noires » ([20]). Makhtar Diop pense que « Depuis longtemps, les femmes et les jeunes filles en Afrique font l’objet des discriminations, phénomène qui affecte leur famille, leur communauté et leur pays tout entier » ([21]). Cette situation discriminatoire a eu un impact négatif sur l’être des femmes africaines d’hier et celles d’aujourd’hui. Avec pour conséquences, elle se sent inférieure, affaiblie et complexée. Ce qui fait en sorte qu’elle soit affectée et ait des difficultés à s’épanouir, et donc à relever les défis liés à son éducation et sa participation à l’essor du continent. Car : « Jusqu’aujourd’hui, la question se pose encore des conséquences quant à la considération portée aux femmes noires, mais aussi notamment quant aux rapports entre hommes et femmes » ([22]).
II. La carrière du mariage
En Afrique subsaharienne, le mariage est l’un des projets primordiaux pour les jeunes filles au détriment de l’école. Parce qu’elles y voient non seulement comme un moyen pour s’affirmer dans la société, mais également comme une fin en soi pour sortir de la pauvreté. En effet, le rêve des femmes africaines c’est l’appartenance au couple, comme une justification sociale. Le plus important pour elles, c’est « Leur fonction biologique de mère » ([23]), affirme Evelyn Reed. Pour certains hommes, dit-on, il n’est pas contraignant de voir une femme sans métier. Parce qu’ils savent que le métier le plus noble de la femme est le foyer. Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, le note avec pertinence qu’« il y a aussi celui qui trouve sa femme en rien diminuée parce qu’elle n’a pas de métier. La tâche du foyer est aussi noble, etc. » ([24]). La femme pourrait naturellement considérer le foyer comme une carrière noble. Mais tôt ou tard, dans cette logique, c’est elle qui subira les humiliations lorsque le couple aura des tensions : « C’est moi qui travaille et qui nourris la femme. Sans moi tu seras incapable de gagner ta vie » ([25]).
Même aujourd’hui, malgré que les femmes intègrent les universités, les administrations, le domaine professionnel et technique, si elles ne sont pas mariées, elles n’auront pas leur dignité. Parce que « la femme mariée est autorisée à se faire entretenir par son mari : elle est en outre revêtue d’une dignité sociale très supérieure à celle de la célibataire » ([26]),affirme Simone de Beauvoir. Dans ces conditions, c’est l’appartenance au couple qui confère à la femme sa carrière honorable : « On ouvre aux femmes les usines, les bureaux, les facultés, mais on continue à considérer que le mariage est pour elles une carrière des plus honorable » ([27]). Cette vision de voir en la femme qu’un être de foyer a engendré plusieurs conséquences chez la femme noire. Notamment, l’état de minorité, la paresse dans son processus d’éducation, le complexe d’infériorité face la domination masculine, l’acceptation de son corps comme un capital à exploiter, l’essor du mariage précoce, etc.
De plus, les raisonnements déviants et passifs tels que sans le foyer, la femme n’est rien. Même si elle ne réussit pas à l’école, elle aura un bon mari qui prendra soin d’elle. C’est pourquoi, aujourd’hui, la jeune fille africaine et ses parents n’ont qu’un seul souhait, celui de la recherche du prince charmant et du beau-fils providentiel. Simone de Beauvoir dit en effet : « Tout encourage la jeune fille à attendre du prince charmant fortune et bonheur plutôt qu’à tenter seule la difficile et incertaine conquête », et « Les parents élèvent leur fille en vue du mariage plutôt qu’ils ne favorisent son développement personnel » ([28]). En Afrique, plusieurs parents pensent qu’envoyer leurs filles en mariage est plus rassurant économiquement que de leur permettre d’aller à l’école. C’est l’une des raisons qui expliquent la montée en puissance du phénomène des mariages précoces en Afrique. Selon le Fonds International des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF), « L’Afrique compte 130 millions d’enfants mariés, qu’il s’agisse de filles de moins de 18 ans déjà mariées ou de femmes adultes qui ont été mariées dans leur enfance. Aujourd’hui, l’UNICEF a lancé des rapports continentaux et régionaux sur le mariage des enfants et les mutilations génitales féminines en Afrique » ([29]). Pour l’UNICEF,
Le mariage des enfants et les mutilations génitales féminines constituent une violation des droits de l’enfant. Pourtant, dans de nombreuses communautés du continent, les filles continuent d’être exposées à l’une de ces pratiques, voire aux deux. Le mariage d’enfants est présent sur tout le continent, avec les niveaux les plus élevés dans le Sahel et dans certaines poches d’Afrique centrale et orientale ([30]).
III. Les défis de l’éducation et du développement
Si pour Evelyn Reed, « Ce n’est pas la nature, mais la société de classes, qui a abaissé les femmes et élevé les hommes. Ce n’est pas la nature, mais la société de classes, qui a volé aux femmes leur droit à prendre part aux plus hautes fonctions de la société et qui a choisi de mettre l’accent sur leurs fonctions animales liées à la maternité » ([31]), alors on comprend mieux que l’éducation est inexorablement l’une des solutions pour que les femmes africaines connaissent leurs droits fondamentaux, s’épanouissent, font face aux inégalités sociales, sortent de l’emprise de la pauvreté et participent au développement durable de l’Afrique.
Valèse Mapto Kengne note que « La scolarisation, l’éducation et la formation sont à la fois une nécessité et une contrainte pour l’évolution des pays en développement, car le développement durable exige l’accès au savoir et à la culture moderne et technologique » ([32]). Comment les femmes africaines peuvent-elles faire face à l’inégalité des sexes, à la pauvreté, au complexe d’infériorité et au développement du continent si elles n’ont pas un minimum d’éducation ? Selon l’UNESCO, « Dans près de 10 Etats africains, 52 à 95% des filles n’ont pas accès à l’éducation du fait de la pauvreté » ([33]). Le faible niveau d’alphabétisation des femmes en Afrique subsaharienne est très élevé, surtout en milieu rural qu’en milieu urbain. Par conséquent, il constitue l’un des blocages pour le progrès de l’Afrique. Selon Divyanshi Wadhwa, experte en données, groupe de gestion de données sur le développement, Banque mondiale, « avec seulement le taux de 57%, c’est l’Afrique subsaharienne qui accuse le plus faible niveau au monde d’alphabétisation chez les femmes »[34]. Par exemple, entre les années 1990 et 2000, les statiques du taux d’analphabétisme en Afrique subsaharienne se présentent ainsi : « Au Tchad, l’analphabétisme touche 95% des femmes; au Rwanda plus de 57, 2%; en Centrafrique, 87,4% des femmes de plus 10 ans sont analphabètes en zone rurale et 56% des femmes représentent la population analphabète en zone urbaine…» ([35]). En substance, ces différents indicateurs montrent que la scolarisation des filles en Afrique subsaharienne reste un tabou, demeure une problématique. Car :
La scolarisation des filles demeure un problème en Afrique subsaharienne. Les indicateurs de scolarisation de l’Unesco et de la Banque mondiale, de même que les travaux sur la scolarisation des filles en Afrique subsaharienne en font foi. Selon les statistiques de l’Unesco, de l’Unicef et de la Banque mondiale, la scolarisation des filles dans les pays en développement accuse un retard d’au moins 30 ans par rapport à la scolarisation des filles dans les sociétés développées ([36]).
L’analphabétisme des femmes est encore un phénomène croissant en Afrique subsaharienne, donc il accentue la situation de précarité pour le continent. Ce qui revient à dire que si les femmes ou les jeunes filles africaines subsahariennes croupissent au seuil de l’analphabétisme, alors il sera difficile qu’elles soient en concurrence avec les hommes sur le marché du travail, voire qu’elles s’épanouissent ou qu’elles sortent de la pauvreté. En effet, l’éducation est un facteur substantiel pour leur épanouissement, et leur insertion dans la vie active. Parce que la femme africaine est considérée comme la pièce charnière de la famille. Ce qui sous-entend qu’elle doit se cultiver pleinement, se former et se responsabiliser. Dans cette optique, il faut favoriser la scolarisation des jeunes filles dans les pays africains. Au final, l’objectif de cette action est de valoriser la pleine intégration sociale et économique de la femme, et de promouvoir l’égalité des chances. Claudine Bralet affirme :
L’éducation est un droit fondamental de l’enfant. C’est pourquoi, en 1989, la Convention sur les droits de 1’enfant a fait du droit de l’enfant au développement et de l’universalisation de l’enseignement primaire en faveur des filles des objectifs prioritaires. Forte de cette Convention, la conférence panafricaine sur l‘éducation pour tous, tenue à Ouagadougou en 1993, a eu pour objectif de donner priorité à l’éducation des filles ([37]).
Dans le cas contraire, une femme africaine qui n’est pas éduquée est non seulement un potentiel danger pour le patrimoine matrimonial, mais également pour le développement du continent africain. Pour Caroline Fink, dans L’éducation des femmes et le développement en Afrique subsaharienne, « L’éducation des femmes en Afrique subsaharienne est indispensable pour pouvoir façonner les fondements d’un développement durable et le plus équitable possible pour l’ensemble de la population » ([38]). Selon elle,
L’ensemble des organismes internationaux pointent le fait que les femmes sont des vecteurs considérables de développement au sein des pays en développement mais sont bien souvent victimes des coutumes, des visions de la société et des lacunes du droit, ce qui les empêche bien évidemment de pouvoir contribuer comme elles le devraient à l’augmentation de la croissance économique mais aussi du développement, ce qui prive la plupart des pays d’Afrique subsaharienne d’une hausse considérable du bien-être de la population de cette région d’Afrique ([39]).
Partant de là, les gouvernements africains subsahariens ont le devoir d’intervenir dans le processus d’éducation des femmes. Parce que l’éducation est un moyen efficace pour briser la muraille des genres. En contexte africain, elle permet aux femmes de comprendre non seulement les logiques économiques et sociales, mais également de saisir les ressorts de l’inégalité des sexes. Pourquoi ? Dans Le Deuxième Sexe, troisième partie, Simone de Beauvoir pense, en substance, que l’indépendance économique et sexuelle est essentielle pour l’émancipation de la femme en tant qu’un être humain autonome et responsable. Dans ces conditions, l’instruction est l’un des facteurs primordiaux permettant aux femmes africaines de comprendre cette nécessité d’accéder à l’autonomie, comme principe de la pleine réalisation de l’être féminin. Néanmoins, il va falloir mettre à contribution les moyens d’accompagnement pour la formation de ces femmes, afin de favoriser l’accès à l’éducation et à la promotion de la femme. C’est dans l’objectif de faciliter leur intégration dans le processus de développement en Afrique. Cela suppose donc de promouvoir efficacement les politiques d’alphabétisation des femmes africaines au travers le dynamisme et la volonté des actions publiques par le canal du Ministère des Affaires sociales et de la promotion de la femme, du Ministère de la solidarité, du Ministère de la culture, du Ministère de l’Éducation nationale, du Ministère de l’Économie et avec l’appui des organismes nationaux et internationaux (ONG).
En outre, ces actions publiques peuvent s’appuyer sur les trois points centraux que nous supposons être nécessaires pour l’épanouissement de la femme africaine. D’abord, au niveau des jeunes filles à l’âge de la scolarisation, il faut promouvoir les formations universitaires et professionnelles (universités et grandes écoles) de qualité et à long terme, notamment sanctionnées par les diplômes de Licence, Master et Doctorat dans plusieurs domaines comme enseignement, magistrature, administration, économie, ingénierie, finance, médecine, banque, architecture, énergie, etc. Ensuite, au niveau des jeunes filles de plus de 25 ans avec Brevet d’Études du Premier Cycle et le Baccalauréat général, technologique et professionnel, valoriser les formations professionnelles de 2 à 3 ans en secrétariat, logistique et transport, gestion des ressources humaines, communication, enseignement 1er degré, techniciens, etc (avec les diplômes de BTS, DUT, et autres.).
Et enfin, au niveau des jeunes filles et femmes analphabètes, mettre en place les cours d’alphabétisation magistraux, suivis des formations professionnalisantes dans les centres de formation, en particulier dans les métiers tels que la couture, la coiffure, le commercial, l’agriculture, l’artisanat, la restauration, l’entretien, conduite, la mécanique, la soudure, etc. Ce processus de formation doit aussi prendre en compte les jeunes filles et femmes africaines qui sont dans les zones rurales, en tenant compte de la planification familiale. Au final, ces différentes formations ne doivent pas faire l’objet d’un aboutissement de l’association des chômeurs, comme c’est le cas dans bon nombre de pays africains, mais plutôt elles doivent obéir à la politique d’insertion centrée sur la formation-emploi. Ce qui permettra sans doute d’assurer à chaque pays africain un développement durable, et l’égalité des genres en matière d’éducation et d’emploi. Par conséquent, dans la mesure où les femmes africaines subsahariennes ont d’énormes potentiels pour booster le développement en Afrique. Par exemple, dans le domaine de l’agriculture, les femmes africaines produisent des denrées alimentaires destinées dans la vente du marché local. D’après Valentine Ambert, « En Afrique subsaharienne, les femmes produisent jusqu’à 70% (voire 80% en Afrique centrale selon la FAO) des denrées alimentaires destinées à la consommation des ménages et à la vente sur les marchés locaux. Elles répondent à une demande alimentaire croissante face à la démographie galopante du continent » ([40]).
Ainsi, pour augmenter la production et maximiser les ventes, non seulement dans le domaine de l’agriculture, mais aussi dans d’autres domaines, les femmes africaines devraient se constituer en association ou en coopérative. A cet effet, celles-ci doivent avoir pour capital les revenus générés par les cotisations mensuelles ou annuelles de leurs membres. A cela s’ajoute les revenus de ventes et subventions financières et matérielles venant des partenaires nationaux et internationaux.
IV. Le défi politique
Dans certains pays d’Afrique subsaharienne aujourd’hui, les jeunes filles africaines sont de plus en plus nombreuses à fréquenter les universités et grandes écoles. A ce titre, Valentine Ambert affirme : « De nos jours, pour la première fois, on voit dans un certain nombre d’universités africaines presque autant de filles que de garçons » ([41]). Malgré les préjugés sociaux, cette ouverture au monde du savoir, comme partout ailleurs, permet effectivement de voir que les femmes africaines réussissent dans de nombreux domaines tels que le droit, l’économie, le journalisme, l’enseignement, la médecine, l’ingénierie, etc. Ce qui sous-tend que l’Afrique regorge maintenant de femmes universitaires hautement diplômées, qualifiées et responsables. Mais dans le domaine politique, en dépit des avancées significatives dans certains pays africains, la présence et la participation de femmes dans les instances politiques sont encore hétérogènes, voire insignifiantes, dans l’ensemble du continent. D’après Léa Masseguin, « Avec une moyenne régionale de 23,9% de femmes au Parlement (chambre unique ou basse), l’Afrique subsaharienne se place à la 5e place du dernier classement d’ONU Femmes et l’Union interparlementaire (UIP) derrière les pays nordiques, l’Amérique et l’Europe (pays nordiques inclus et non inclus) » ([42]). Pour Laurence Rossignol, « la présence des femmes en politique est loin d’être une évidence et ne résulte pas d’un processus naturel » ([43]). Cette présence de moins en moins de femmes dans les gouvernements et parlements africains montre en suffisance qu’elles demeurent encore marginalisées dans le domaine politique. A cet égard, il reste encore beaucoup à faire : « Certains Etats comptent moins de 5% de femmes parlementaires comme la Mauritanie, Madagascar ou le Niger » ([44]). En effet, il faut noter que :
Malgré le fait que six pays africains figurent dans le top 20 des pays comportant le plus de femmes au sein de leur Parlement, la participation des femmes au processus politique est encore très faible dans de nombreux pays. Le Mali, la Centrafrique, le Bénin, le Swatini, les Comores et le Nigeria sont les États africains les moins avancés en matière d’égalité entre les femmes et les hommes au sein de la sphère politique ([45])
Selon les données du groupe de la Banque africaine de développement, la présence des femmes dans les sphères politiques et gouvernementales en Afrique a connu une évolution significative :
La proportion des femmes ministres est passée de 4% à 20%, avec l’Afrique du Sud (45 %), le Cap-Vert (36 %) et le Lesotho (32 %)9 en tête. Au niveau parlementaire, le Rwanda compte près de 60% de femmes et en Afrique du Sud près de 50% des représentants sont des femmes, d’autres pays comme la Namibie, le Burkina Faso, la Tanzanie, le Burundi, l’Ouganda ont près de 30% de femmes. Cette place est déterminante car, c’est là que se joue le changement politique. En Afrique du Sud, les femmes parlementaires ont réussi à faire légaliser l’avortement et pénaliser la violence familiale. En Ouganda, elles ont contribué à l’adoption d’une loi faisant du viol un crime passible de la peine capitale. Même l’investiture suprême a été conquise : au Libéria, au Malawi, les chefs d’Etat sont des femmes ([46]).
Ces données illustrent manifestement qu’il est temps que les femmes africaines subsahariennes s’impliquent davantage dans l’organisation politique du continent. Pour ce faire, les gouvernements africains doivent faciliter les mécanismes d’insertion. De plus, les femmes africaines, elles-mêmes, doivent se battre pour accéder à une éducation de qualité, afin de s’imposer dans le leadership ou dans la politique. C’est par l’éducation que l’Afrique a eu de femmes d’affaires, diplômées, militantes féministes qui influencent aujourd’hui le domaine politique.
Selon Catherine Coquery-Vidrovitch, c’est effectivement l’idéal qui anime les femmes africaines actuelles : « Des femmes d’action, militantes féministes ou femmes d’affaires, cherchent à influer dans le domaine législatif et politique »[47]. Ainsi, il y a quelques femmes africaines qui ont montré le chemin de la réussite dans le domaine de la politique en Afrique. En l’occurrence, Ellen Johnson Sirleaf, qui est la première femme à diriger un pays africain, le Libéria (2006-2018). Joyce Benda est la deuxième femme à diriger un pays africain, le Malawi (2012-2014). Rose Francine Rogombé, ancienne Présidente du Sénat et présidente par intérim au Gabon en 2009 après la mort d’Omar Bongo Ondimba. Nkosazana Dlamini-Zuma, après plusieurs postes ministériels occupés en Afrique du Sud, est devenue la première femme à diriger la Commission de l’Union Africaine en 2008 succédant au Gabonais Jean Ping. Judith Suminwa Tuluka est devenue la première femme cheffe du gouvernement en République Démocratique du Congo, le 01 avril 2024. L’Afrique a plusieurs potentiels féminins qui excèdent en politique, dans leadership féminin et dans d’autres domaines. Mais que les jeunes filles africaines subsahariennes sachent que l’éducation est l’antichambre de cet essor.
Conclusion
Au terme de cette analyse, il sied de retenir qu’au-delà des stéréotypes et le préjugé de supériorité masculine, il y a surtout le déficit d’éducation qui constitue l’un des blocages de l’épanouissement de la femme africaine subsaharienne. Ce difficile accès à l’éducation, voire ce phénomène de la déscolarisation ou de l’analphabétisme chez les filles africaines, a plusieurs causes, notamment la pauvreté qui sévit les familles africaines. Chez les filles (battantes et assistées) dont les familles sont pauvres et non instruites, il est difficile d’accéder à l’éducation. Dans la mesure où « avec relativement peu de moyens financiers et d’appui familial, ces filles doivent se débrouiller et concevoir des solutions inédites afin de triompher de l’adversité » ([48]).
Parfois, certaines abandonnent complétement l’école tôt, et d’autres n’y sont jamais allées. Alors que chez les filles (héritières) dont les familles sont instruites et opulentes, il y a plus de chances de persévérer dans les études : « les parents instruits ont de meilleures chances de voir leurs filles, des héritières, persévérer dans leurs études » ([49]). En l’occurrence, la pauvreté affecte les femmes africaines de multiples façons, à savoir : l’incapacité d’accéder à l’éducation et le sentiment d’impuissance face à certains défis, en ce qui concerne la réalisation de leurs projets à court et à long terme.
Mais il faut noter que celle-ci (pauvreté) est due partiellement aux inégalités sociales et au manque d’opportunités financières auxquelles les femmes africaines font face actuellement. Comment pourraient-elles aspirer aux meilleures conditions de vie si elles sont pauvres (sans formation, éducation et emploi) ? On estime que l’Afrique subsaharienne possède un capital humain exceptionnel, parmi lequel le féminin. C’est pourquoi, les gouvernements africains gagneraient à penser inéluctablement l’engagement des femmes africaines dans la redynamisation économique, sociale, culturelle et politique. C’est une organisation étatique qui intègre le principe d’égalité des genres, et donc favorisant l’essor éducatif, économique et social de la femme africaine. Gouverner ainsi donnerait naturellement la possibilité aux pays africains d’éradiquer la pauvreté, mais aussi d’amorcer respectivement le véritable développement durable en Afrique.
Dès lors, si on part de l’idée selon laquelle certains anciens grecs (Platon, Xénophon, Aristote) considéraient l’économie comme une science relevant de l’activité ou de la gestion familiale, alors les femmes africaines, étant les gouvernantes des foyers, assumeraient logiquement et mieux les charges économiques, sociales et politiques dans les pays africains. Plus précisément, les femmes ont la capacité de gestion administrative conséquente, et un véritable sens organisationnel. Toutefois, l’accès à une éducation de qualité est la clé pour booster ce potentiel féminin. Dit autrement, la formation est une voie salvatrice pour l’accomplissement des femmes africaines, donc elle est l’unique voie du progrès de la femme. N’est-ce pas « le bonheur s’accroît lorsque la qualité de la vie peut être améliorée grâce à divers moyens techniques et, en particulier, grâce à l’éducation » ([50])? Si l’égalité entre les sexes est aussi une question de pouvoir, alors les femmes africaines subsahariennes auront la pleine responsabilité de lutter pour leur leadership, voire pour leur réussite. Parce que le pouvoir ou la réussite n’est pas acquis d’emblée, mais c’est le fruit d’un long processus impliquant de nombreux efforts et sacrifices. Chez les filles africaines « battantes, la scolarisation est vécue dans le sacrifice, la souffrance et l’impuissance » ([51]). Comme pour dire, « On ne naît pas femme, on le devient » ([52]). En somme, on comprend mieux que nonobstant l’hégémonie masculine, l’avenir de l’Afrique subsaharienne sera entre les mains des femmes : « Multiple et indivisible, l’Afrique sera sauvée par les femmes. […] à Dakar, Bamako, Harare ou Naïrobi. À Djibouti, […] elles s’impliquent plus dans les grands dossiers sociaux – éducation, santé […] Éduquez les femmes, poussez-les vers l’instruction […] » ([53]).
Indications bibliographiques
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[1] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, les extraits publiés dans Paris Match, n° 20, 6 août 1949. In La philosophie magazine/Hors-Série, XXe siècle : Les philosophes face à l’actualité, Paris, août-septembre 2008, p. 58.
[2] Victor Hugo, Discours de commémoration de l’abolition de l’esclavage, 18 mai 1978. Voir « Discours sur l’Afrique » de 1879, actes et paroles, Laffont, collection Bouquins, tome 4, p. 1010, cité par Seillan J. m., Aux sources du roman colonial. L’Afrique à la fin du XIXe siècle, Éditions Karthala, 2006, p. 14.
[3] Victor Schœlcher, journaliste et homme politique français, est considéré comme le père de l’abolition d’esclavage en France. Voir « Victor Schœlcher (1804-1893) – Une vie, un siècle [archive] », sur senat.fr (consulté le 23 mars 2024).
[4] Emmanuel Debono et Stéphane Nivet, « 18 mai 1879 : Victor Hugo se plante sur la colonisation », Mémoire et histoire, Licra, 18 mai 2021.
[5] Yann Le Bihan « L’ambivalence du regard colonial porté sur les femmes d’Afrique noire », Cahiers d’études africaines, Éditions OpenEdition, 1 septembre 2006, p. 513.
[7] Nous relevons ici le caractère contraignant de la femme dans la société africaine traditionnelle, qui perdure aujourd’hui. Celui-ci pense que le prestige d’une femme ou épouse se mesure au foyer. Notamment, au nombre d’enfants procrée, qu’elle donne au lignage, surtout dans le système patrilinéaire. Mais aussi à la soumission aliénante au mari, les droits à l’éducation compromis et allant uniquement dans le sens de promouvoir la domination masculine, adepte des travaux champêtres et ménagés, etc. Pa ailleurs, il faut maintenant voir la femme africaine subsaharienne comme les êtres disposant de plusieurs potentiels, et donc capables de s’affirmer.
[8] Aradjouman Modeste Boro, « La place de la femme dans le système traditionnel africain », Institut Supérieur Privé de Philosophie, Éditions Maison Lavierie, 03 juin 2014.
[9] Fatou Sarr, « Féminisme en Afrique occidentale ? Prise de conscience et luttes politiques et sociales », in Vents d’Est, vents d’Ouest : Mouvement de femmes et féminismes anticoloniaux, Genève, Éditions Graduate institute Publications, 2009, p. 1.
[10] Rameline Kamga, « Le leadership réside en la capacité de provoquer le changement grâce à une motivation positive », Magazine Femme, n° 40, août 2012, p. 2
[11] L’Afrique subsaharienne a connu l’esclavage entre 1500 et 1900.
[12] Depuis la conférence de Berlin de 1884-1885, le continent africain est divisé en colonies appartenant à des pays européens. Voir Elizabeth Heath, Berlin Conference of 1884–1885 : Meeting at which the major European powers negotiated and formalized claims to territory in Africa; also called the Berlin West Africa Conference., Henry Louis Gates, Jr. and Kwame Anthony Appiah (ISBN 978-0-199-73390-3).
[13] La ségrégation est une politique de la discrimination raciale mise en place au sein d’une nation. Celle-ci consiste à séparer physiquement les personnes selon les critères raciaux. C’est aux États-Unis entre 1877 et 1964 elle a été mise en place. En effet, selon le régime socio-juridique que les États-Unis ont connu à partir de la fin de la guerre de sécession en 1865, les Noirs ont été séparés des Blancs. Martin Lutter King (1929-1968), une légende de la lutte des droits civiques, à travers les manifestations pacifiques, a mené une lutte farouche contre la ségrégation aux États-Unis. Il est assassiné le 4 avril 1968. Sans oublier aussi Malcom X, l’une des figures emblématiques du mouvement noir de la lutte pour les droits civiques assassiné le 21 février 1965.
[14] En politique, l’apartheid une gouvernance qui tend à séparer les groupes sociaux ou ethniques. En Afrique du Sud, elle a permis de mettre en place la séparation des Blancs et des Noires, comme deux groupes sociaux distincts entre 1948 et 1994. Nelson Mandela en est une figure emblématique pour la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Il a été emprisonné pendant 27 ans pour sabotage et conspiration dans le but de renverser le gouvernement.
[15] Jacques Brasseul, « Colonisation », in Histoire économique de l’Afrique tropicale, 2016, p. 297-335.
[16] Voir Patrice Elie Dit Casaque, « Esclavage, femme, noire : la triple discrimination », Histoire, Le portail des Outre-mer (la 1ere.francetvinfo.fr), 9 mai 2020.
[18] Angeles Jurado, « Comment le féminisme est-il représenté en Afrique ? », Esglobal, 31 décembre 2020.
[19] Lire à ce sujet, Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique subsaharienne du XIXe au XXe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2013, p. 7.
[23]Evelyn Reed, « De l’infériorité commemythe », in La philosophie magazine / Hors-Série, XXe siècle : Les philosophes face à l’actualité, Paris, août-septembre, p. 59.
[24] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Op. cit., 58.
[31] Evelyn Reed, « De l’infériorité comme mythe », in La philosophie magazine / Hors-Série, XXe siècle : Les philosophes face à l’actualité, Paris, août-septembre, 2008.
[32] Valèse Mapto Kengne, Thèse de Doctorat int:itulée : Les filles sur le chemin de l’enseignement supérieur en Afrique subsaharienne : analyse de leurs trajectoires, représentations sociales de l’école et résilience à travers leurs récits biographiques, soutenue en février 2011 à l’Université de Montréal (Canada), Faculté des sciences de l’éducation, Département d’administration et fondements de l’éducation. Voir résumé (p. iii).)
[33] Voir UNESCO, L’éducation des filles-les faits. Rapport mondial de suivi sur l’EPT. Fiche d’information, [en ligne], octobre 2013, p.2-3, disponible sur http://fr.unesco.org/gem-report/sites/ gem-report/files/girls-factsheet-fr.pdf, (consulté le 27/04/2024).
[34] Divyanshi Wadhwa, « Alphabétisation des femmes : des progrès, mais toujours pas de parité », Banque mondiale, blog de données, 05 septembre 2019.
[35] Makhoumy fall, « Qui et où sont les analphabètes? Afrique sub-saharienne francophone », Education for All Global Monitoring Report, UNESCO, 2066, p. 4-7.
[36] Valèse Mapto Kengne, Thèse de Doctorat, Op. cit., p. 8.
[37] Claudine Bralet, « Les femmes, l’éducation et l’eau en Afrique, Paris, UNESCO, 2000.
[38] Caroline Fink, « L’éducation des femmes et développement en Afrique subsaharienne », HAL open science, Economies et finances. 2011, p. 27.
[46] Nisrine Eba Nguema, « Etre une femme africaine aujourd’hui ».
[47] Catherine Coquery-Vidrovitch, (« Les femmes en devenir en Afrique subsaharienne », Paris, Éditions Fondation Gabriel Péri, in La Pensée, 2015, p. 58.
[48] Valèse Mapto Kengne, Thèse de Doctorat, Op. cit., p. iv.
Par Mamadou Lamine FALL, docteur en Sciences politiques à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, spécialiste en coopération internationale pour le développement, la coopération Nord-Sud et la paix et la sécurité internationale.
Résumé
L’hostilité grandit à l’égard de l’influence des puissances étrangères sur les économies africaines. Des mouvements comme France Dégage axent leur lutte dans ce sens : « Ce slogan vise la France institutionnelle qui en collusion avec le capitalisme, vampirise les peuples ici en Afrique francophone et ailleurs – Comment pouvons-nous vivre la souveraineté monétaire pendant que notre monnaie est frappée en France » ?[1]
Cette hostilité est l’une des raisons pour lesquelles les mouvements sociaux se multiplient en Afrique ces dernières années mais ce n’est pas l’unique raison. Au plan interne, la gabegie et la gestion chaotique du pouvoir poussent les citoyens et les organisations de la société civile à interpeller les gouvernants sur leur attitude irresponsable. Il s’agit là, d’une question cruciale parce que la gestion du pouvoir est une affaire de tous. Il est nécessaire d’avoir des acteurs neutres capables de réguler le champ politique pour garantir l’ordre, la justice et la cohésion nationale. La société civile apparaît ainsi comme un maillon essentiel dans la pacification du jeu politique, si et seulement si, elle assume sa mission de manière autonome et objective.
Mots clés : Société civile, transparence et parti politique.
Introduction
La prolifération des organisations de la société civile en Afrique constitue une preuve évidente du rejet des politiques des grandes puissances comme la France: « Au Mali, au Sénégal et plus récemment au Tchad, lors des mouvements de protestation, les jeunes du continent s’en prennent aux symboles de la présence française en Afrique ».[2]
L’ère des gestions unilatérales est révolu. Les pays africains abritent de plus en plus de mouvements issus de la société civile qui prennent en charge certaines questions ou doléances qui ne sont pas satisfaites par l’État. Nous ne sommes plus à l’époque des grandes dictatures, relais de ces puissances internationales, où il est quasiment impossible de porter certains combats au nom de la justice sociale et du partage équitable des ressources. Les gouvernements africains sont désormais surveillés comme du lait sur le feu. Il n’est plus permis de dicter une politique ou une vision aux gouvernés. La gestion participative devient un levier fondamental pour la réussite de tout projet de société.
Nous sommes ainsi loin de l’époque où la France imposait ses dirigeants aux pays francophones, comme le note Banncel Nicolas : « C’est largement au moment de la transition vers les indépendances qu’a été mis en place un système de formation et de sélection des élites africaines susceptible de préserver les intérêts de l’ancienne métropole et de conserver ses principales prérogatives, malgré la décolonisation. Tout était alors en place pour que soit maintenue la connivence entre le première génération de dirigeants, puis les suivantes, et les autorités françaises ».[3]
En conséquence, les populations africaines veulent désigner leurs propres leaders en toute autonomie et en toute liberté sans l’ingérence d’un pays tiers comme la France. C’est ce qu’on peut noter dans les propos du Malien Issa Ndiaye lors d’une interview accordée aux journalistes de la BBC sur le sentiment anti-français en Afrique: « Je pense que ce rejet de la politique française vient essentiellement de là. On a le sentiment que ceux qui sont au pouvoir dans nos différents pays en Afrique le sont par la volonté de la France. Et ils sont maintenus au pouvoir par le fait de la puissance française. Et qu’il n’ont pas de légitimité populaire en dehors de cela », dit-il ».[4]
Il s’avère nécessaire maintenant de définir la notion de société civile et pour cela, nous allons citer la définition de la Banque Africaine de Développement concernant ce concept: « La société civile recouvre un ensemble d’activités humaines et associatives qui s’opèrent dans la sphère publique en dehors du marché et de l’Etat. Elle est la libre expression des intérêts et aspirations de citoyens organisés et unis autour d’intérêts, d’objectifs, de valeurs ou de traditions, et mobilisés pour mener des actions collectives en tant que bénéficiaires ou parties prenantes au processus de développement. Bien que la société civile se démarque de l’Etat et du marché, elle n’est nécessairement pas en contradiction avec eux. En dernière analyse, elle exerce une influence sur ces deux entités qui l’influencent en retour ».[5]
Toujours dans cette même logique de conceptualisation, la notion de mouvements sociaux fait référence à une dynamique de groupe tendant vers le changement social, comme le souligne l’historien Alain Touraine.Il définit le mouvement social comme « une action collective des individus en vue d’un changement social ; cette action est destinée à contrôler les orientations sociales de leur environnement. C’est le dépassement du mouvement contestataire du groupe, et la mise en cause du pouvoir et de sa domination ».[6]
En outre, les mouvements populaires constituent une réponse significative aux nombreux problèmes dont souffrent les citoyens africains à savoir : la pauvreté, le sous-développement, l’insécurité, l’endettement, la dépendance vis-à-vis de l’aide etc.
Par ailleurs, les mouvements anti-français montent au créneau pour dénoncer l’attitude de la France dans le fonctionnement et l’organisation des pays francophones, comme nous pouvons le constater dans les mots de l’écrivain Boubacar Boris Diop: « l’arrivée à maturité d’une génération qui ne se sent pas concernée par ce que la France a pu représenter pour ses aînés, qui regarde de moins en moins vers elle»[7]
Cela dit, l’analyse de ce thème pose une question essentielle à savoir : Comment décrire la trajectoire et le rôle des mouvements sociaux africains ? Le sens de ce questionnement influencera nos futures approches. Dans un souci méthodologique, nous allons nous appuyer sur des postulats théoriques et pratiques pour élucider notre démarche. L’étude de ce thème fait appel à des considérations épistémologiques, mais elle se focalise aussi sur des exemples concrets concernant les actions menées par les mouvements sociaux en Afrique.
Genèse des mouvements sociaux
Dans cette partie, l’étude sera orientée vers la naissance des mouvements sociaux en Afrique. Nous allons ainsi tracer l’origine de ces mouvements dans deux périodes à savoir : les mouvements sociaux des années 60 et les mouvements sociaux des années 90
A/ Les mouvements sociaux des années 60
Contrairement à ce qu’on pense, l’origine des mouvements sociaux remonte bien longtemps en Afrique, dès les années 60. Il faut savoir que le contexte était très particulier dans la mesure où, les sujets de revendication portaient sur l’occupation coloniale comme le souligne Thomas Deltombe : « Partout en Afrique, des syndicats, des associations, des intellectuels, des partis politiques réclament l’égalité de traitement et la fin du racisme ».[8]
Les pays africains étaient sous le contrôle de la puissance coloniale. Cette puissance imposait sa culture, contrôlait l’administration et s’adonnait au pillage des ressources comme l’explique l’historienne Samia ElMechat : « Tout d’abord, l’administration coloniale est dotée d’instruments de commandement et de contrôle lui permettant d’asseoir la domination coloniale. Il n’existe pas de contrepoids véritable au pouvoir qui lui est dévolu, aucune limitation ne venant faire obstacle à cette concentration du pouvoir administratif »[9]
Cette situation étant devenue intenable, c’est pour cette raison que nous avons assisté à l’apparition des mouvements de lutte et de contestation contre l’occupation coloniale.
Ainsi, plusieurs mouvements populaires ont vu le jour et les relations entre les puissances coloniales et les mouvements de contestation étaient devenus alors plus tendues et plus difficiles. Nous allons mentionner, ici l’attitude des mouvements étudiants anticoloniaux selon Pascal Bianchini: « Pour résumer cette tentative très brièvement, j’ai distingué trois âges dans l’histoire des mouvements étudiants africains : celui de l’anticolonialisme, notamment, dans le cadre du militantisme diasporique de la West African Students’ Union (Wasu) et de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf), celle de l’anti-impérialisme, avec une effervescence militante, liée au développement d’organisations de la gauche révolutionnaire de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980, et enfin celui des luttes contre l’ajustement structurel et pour la démocratisation des régimes africains durant les années 1990 en particulier ».[10]
En clair, l’indépendance des pays africains a été portée par les mouvements des étudiants africains en France. Il s’agit de l’Association des Étudiants du Rassemblement Démocratique Africain (AERDA) dirigée par Cheikh Anta Diop et la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) comme le souligne Nicolas Bancel en ces termes : « Enfin, Nicolas Bancel a proposé une analyse de cette période en croisant histoire institutionnelle des élites et histoire culturelle de la jeunesse. Il repère deux phases dans le mouvement étudiant, la première entre 1946 et 1956 marquée par une diversité d’associations et la seconde, à partir de 1956, caractérisée par l’unification du mouvement au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). Tout en reconnaissant que l’AERDA reste mal connue, il note que cette association, durant la première période, est « l’un des creusets de la formation politique des militants nationalistes étudiants ». [11]
Beaucoup de membres issus de ces mouvements anticoloniaux ont finalement crée des partis politiques, c’est le cas de Cheikh Anta Diop avec sa formation politique dénommée, Rassemblement National Démocratique (RND), créée en 1976 et légalement reconnue en 1981. Il en est ainsi pour le parti de Majhemout Diop, le (PAI) Parti Africain de l’Indépendance, crée en 1957.
Toutes ces raisons mentionnées ci-dessus, montrent clairement que les mouvements sociaux ne datent pas d’aujourd’hui contrairement aux idées reçues.
B/ Les mouvements sociaux après les années 1960
La trajectoire des mouvements sociaux est à tracer dans le temps, car un phénomène marquant est venu changer la donne. Il s’agit de trois événements majeurs.
Le premier est que les mouvements sociaux de l’époque coloniale ont finalement vu leur lutte être couronnée de succès puisque la grande majorité des pays africains ont accédé à l’indépendance dans les années 1960. Les mouvements populaires disparaissent pour devenir des partis politiques. C’est le cas de l’Algérie avec le Front de Libération National (FLN) qui a participé activement à l’indépendance de ce pays maghrébin. Le FLN prend la connotation d’un parti politique après l’indépendance de l’Algérie comme le mentionne le sociologue algérien Nacer Djabi: « Durant les trois premières décennies de l’Algérie indépendante, le mouvement associatif national s’est réduit comme peau de chagrin. Suspecte aux yeux du parti unique, la société civile se résumait alors aux « organisations de masse », qui n’étaient rien d’autre que des satellites du FLN. En 1987 toutefois, le pouvoir lâche du lest, et l’Algérie s’inspire de la fameuse loi française de 1901 pour réglementer l’activité associative. Vingt ans plus tard, la société civile s’impose chaque jour un peu plus comme un partenaire essentiel des autorités dans l’élaboration des politiques publiques et la prise de décisions ».[12]
Le deuxième point concerne la lutte des années 1980 avec les politiques d’ajustement structurel des institutions de Breton Woods, Les dirigeants des pays africains nouvellement indépendants sont considérés comme des mauvais gestionnaires des ressources publiques dans la mesure où, ils ont mal géré les fonds alloués par la Banque Mondiale et le FondsMonétaire International pour construire le développement économique du continent. Cette situation a conduit les bailleurs de fonds à promouvoir une gestion inclusive et participative dans la gouvernance des ressources publiques.. C’est dans ce contexte que les organisations de la société civile se créent un peu partout en Afrique pour garantir la transparence dans la mise en oeuvre des projets et programmes de développement: « À partir des années 1980, avec la crise de l’État « développementaliste » et les premiers plans d’ajustement structurels, les pays africains deviennent plus dépendants de l’aide publique internationale et aussi des modèles d’organisation occidentaux. En 1989, le « consensus de Washington » impose, à travers les grands bailleurs de fonds, une vision néolibérale qui vise à étendre le rôle du marché et à restreindre celui de l’État. Dans le contexte du début des années 1990, le rôle politique des sociétés civiles africaines s’affirme comme le moteur des démocratisations, au point de surpasser celui des partis politiques dénoncés comme les refuges d’un personnel politique inamovible ».[13]
Le troisième point concerne le basculement des pays africains vers la démocratie dans les années 1990. Après l’indépendance, le parti unique qui reflétait le champ politique avec une opposition quasi inexistante, cède la place au multipartisme et au développement de la presse privée. Le pouvoir est devenu alors un objet de convoitise. Des élections libres et transparentes deviennent le seul moyen légitime pour accéder au pouvoir et les institutions publiques sont de plus en plus acculées par une opposition farouche et une presse écrite très critique. À cela s’ajoute, la naissance progressive des mouvements sociaux qui militent pour la plupart pour le respect de la démocratie et des libertés , comme on le remarque ici : « En Afrique, les luttes de démocratisation sont de plus en plus portées par des mouvements sociaux ».[14]
Par ailleurs, nous allons aborder le rôle de quelques mouvements populaires en Afrique.
Au Sénégal, on peut citer le mouvement « y’en a marre » crée en 2011 et le Front pour une Révolution Anti-impérialiste, Populaire et Panafricaine « FRAPP-France Dégage » lancé en 2017 et qui est une coalition de 17 organisations militant pour les mêmes causes. Ces mouvements populaires ont été à l’origine de plusieurs manifestations et contestations contre la vie chère, la corruption et l’influence de la France dans les secteurs clés de l’économie.
En Ouganda, on peut citer l’exemple de Black Monday Movement composé d’ONG et d’organisations de la société civile. Ce mouvement citoyen envahissait tous les lundis les grandes artères de Kampala pour dénoncer la corruption et la mauvaise gestion des deniers publics.
Au Congo, c’est le même sentiment avec la coalition « Publiez ce que vous payez » qui mène des actions de contestation contre la corruption.
Enfin, au Burkina Faso, le « Balai citoyen » est un exemple concret, inspiré par le mouvement « y’ en a marre » du Sénégal, a été créé en 2013 pour porter le combat concernant la justice et la transparence dans la conduite des affaires publiques.
C/ Les points de revendication des mouvements sociaux après les années 90
Il s’avère nécessaire de faire le point sur les points de revendication des organisations de la société civile.
Le domaine politique
Les mouvements de la société civile sont très regardants sur la bonne marche de la démocratie et ils interviennent dans presque tous les domaines de la vie sociale, comme on le souligne ici : «Les citoyens ne veulent plus être des observateurs passifs au sein des organisations de masse, mais veulent plutôt façonner les résultats et jouer un rôle plus actif et participatif dans les processus de prise de décision. Ainsi, les citoyens se réunissent en groupes locaux de manière spontanée et informelle – y compris via les médias sociaux – pour débattre et résoudre des problèmes spécifiques ».[15]
Ils jouent un rôle d’intermédiaire entre le pouvoir et l’opposition et tentent même parfois de réconcilier les deux camps en cas de conflit ou de crise politique. Le rôle de la société civile en tant que contre-pouvoir est fondamental. De même que la séparation des pouvoirs telle que théorisée par Montesquieu. Mais, cette séparation est de plus en plus remise en cause en raison de son caractère théorique. C’est pourquoi, la société civile joue un rôle indéniable dans ce sens. Non seulement, elle milite pour le respect de la séparation des pouvoirs, mais aussi, lutte pour la bonne marche de la démocratie. On peut citer entre autres, le respect du calendrier électoral, la tenue des élections libres et transparentes, l’indépendance de la justice etc.
Enfin, la société civile en assurant son rôle, participe à la pacification de l’espace politique et du coup, son existence devient indispensable dans une démocratie.
Les autres thèmes de contestation
La mauvaise conduite des affaires publiques ainsi que les promesses électorales non tenues font naître des revendications tout azimut. Les thèmes de contestation sont de plusieurs natures.
La mauvaise gestion des finances publiques est devenue un problème majeur en Afrique, surtout que les cas de détournement sont très fréquents, c’est le cas de l’Ouganda, comme on le remarque ici : « Les médias se font l’écho d’un rapport accablant du contrôleur général ougandais, accusant des fonctionnaires, y compris certains responsables au sein du bureau du Premier ministre, du détournement de quelque 15 millions de dollars. L’argent était destiné à des projets de développement dans le nord du pays, dévasté par une longue guerre civile. Lors d’une conférence de presse, le Premier ministre, Amama Mbabazi, reconnait qu’ « un vol massif » a eu lieu ».[16]
Les populations pensent que les hommes politiques s’enrichissent illégalement et le phénomène reste impuni: « Néanmoins, très rapidement, les nouveaux dirigeants ont réalisé les limites de leur pouvoir dans un tel cadre; c’est ainsi qu’à travers des théories apparemment nationalistes, mais souvent démagogiques, le contrôle de l’administration par le politique s’est répandu entraînant un dérapage budgétaire, le recul de la neutralité de l’administration et à la longue, le recul de la croissance. Cette situation qui a aussi créé de nouvelles ambitions politiques (la politique étant de plus en plus perçue comme l’échelle la plus courte vers l’enrichissement personnel) a entraîné l’instabilité politique, faute de réelle perspective d’alternance ».[17]
Ensuite, le pouvoir est vu comme une ascension sociale. Il suffit d’être dans un poste de responsabilité pour devenir riche à un rythme très rapide. C’est la raison majeure qui incite les acteurs de la société civile à jeter le discrédit sur les acteurs du pouvoir. La situation est beaucoup plus inquiétante lorsqu’on sait que la majorité des pays sous-développés ont un budget déficitaire. Le thème de la contestation semble être légitime puisqu’il dénonce ces pratiques malsaines qui ne font qu’aggraver la pauvreté et la précarité.
En outre, d’autres sujets brutaux sont couverts par la société civile, à l’instar de l’équité et la justice. En effet, dans un pays, où la justice est à deux vitesses, les cas de dénonciation d’un pouvoir judiciaire infaillible vont certainement se multiplier. C’est ce que nous observons dans la plupart des pays africains. C’est ce qui ressort de l’enquête menée par Afrobaromètre sur l’indépendance de la justice en Afrique, comme on le note ici : « Une enquête Afrobaromètre sur les institutions judiciaires a révélé que les tribunaux sont parmi les institutions suscitant le plus de méfiance en Afrique. Près de la moitié des personnes interrogées (43 %) font « pas du tout ou juste un peu » confiance aux tribunaux. Par ailleurs, 33 % des personnes interrogées pensent que tous ou la plupart des juges et des magistrats sont corrompus, et 54 % estiment qu’il est « difficile ou très difficile » d’obtenir de l’aide auprès des tribunaux. ».[18]
Enfin, la tenue des élections libres et transparentes fait défaut le plus souvent en Afrique: « L’adage s’est appliqué à plusieurs élections africaines récentes où les citoyens se sont rendus aux urnes et ont vu le décompte de leurs bulletins de vote manipulés. Les commissions électorales ont annoncé des résultats invraisemblables, qui ont été immédiatement contestés. Les parties lésées ont été invitées à « aller devant les tribunaux » pour obtenir réparation, mais les juges ont rejeté leurs requêtes et confirmé le résultat favorable au président sortant, qui a été dûment investi. Les félicitations ont alors afflué de la part des dirigeants africains et étrangers malgré la fraude électorale avérée. Les récentes élections en République démocratique du Congo (RDC), au Zimbabwe, en Égypte, au Gabon, en Sierra Leone, à Madagascar et en Ouganda semblent avoir suivi cette tendance ».[19]
Généralement, le processus électoral est émaillé de conflits, c’est le point de vue du Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et du Sahel (UNOWAS) sur la question dans une note publiée en 2017 : « Laviolence électorale est déclenchée pendant la période électorale quand des parties en position de force ou de faiblesse constatent que l’autre partie établit de manière unilatérale les règles du jeu électoral qui la favorisent. Les sujets sur lesquels ce déclenchement est plus rapide restent : la mise en place du fichier électoral, la mise en place de l’administration électorale et les résultats électoraux. La violence électorale se manifeste par des actes tels que : la violation du cadre juridique ; les paroles blessantes ou indécentes ; les assassinats ; les coups et blessures entre supporters rivaux ; l’intimidation des adversaires, des électeurs ou des agents électoraux ; le bourrage des urnes ; l’exclusion de communautés »[20]
Comme, nous le savons, la composition de l’organe chargé d’organiser les élections pose beaucoup de problèmes. Les acteurs ne sont pas toujours d’accord sur la légitimité de certains membres de l’organe en question. Du côté du pouvoir, on tente de rassurer, mais on peine à convaincre et du côté de l’opposition, c’est l’amertume et la désolation. En dernier lieu, la société civile cherche à calmer le jeu en invitant les acteurs à discuter et s’entendre sur un minimum de consensus.
Il en est de même après la proclamation des résultats, beaucoup de contestation sont notées pouvant même entraîner des scènes de violences indescriptibles. Les conflits post-électoraux sont visibles un peu partout en Afrique. C’est pourquoi, la société civile s’implique davantage dans tout le processus électoral pour garantir la transparence de celui-ci. Pour assurer la fiabilité des élections, les organisations de la société civile mènent une mission importante comme le mentionne Emmanuel Koukoubou en ces termes : « En somme, il est à retenir que si l’action de la société civile à l’intérieur de la CENA est difficile à appréhender, elle est particulièrement remarquable en dehors de la commission électorale. Dans cette posture, c’est un rôle de garant de la transparence des élections que les organisations de la société civile se sont attribuées ».[21]
Cette liste n’est pas exhaustive, la société civile s’intéresse à d’autres questions comme l’environnement, la protection des données personnelles, la justice sociale etc.
Ainsi, force et de constater que le rôle des mouvements sociaux est primordial pour le bon fonctionnement d’un pays. Le plus important, c’est qu’ils doivent assurer leurs missions avec indépendance et impartialité. Ils doivent rester à équidistance des parties. Souvent, on reproche à la société civile de prendre partie. Autrement dit, le pouvoir la considère comme une opposition alors que sa mission doit être celle d’un organe d’alerte et de sensibilisation.
Bibliographie
[1] GUEYE Daouda, « À PROPOS DU CONCEPT « FRANCE DÉGAGE » », 02/08/219, disponible sur https://www.seneplus.com/opinions/propos-du-concept-france-degage
[2] LÔ Ndèye Khady & Bouboutou- BOUBOUTOU-POOS Rose-Marie « Sentiment anti-français « : quelle est son histoire en Afrique et pourquoi il resurgit aujourd’hui »?, 28 mai 2021, disponible sur https://www.bbc.com/afrique/region-56971100
[3] Nicolas Banncel, « La voie étroite : la sélection des dirigeants africains lors de la transition vers la décolonpisation », Dans Mouvements2002/3 (no21-22), p.28
[4] LÔ Ndèye Khady & Bouboutou- BOUBOUTOU-POOS Rose-Marie « Sentiment anti-français « : quelle est son histoire en Afrique et pourquoi il resurgit aujourd’hui « ?, 28 mai 2021, disponible sur https://www.bbc.com/afrique/region-56971100
[5] Document Banque Africaine de Développement et Fonds Africain de Développement, « COOPERATION AVEC
LES ORGANISATIONS DE LA SOCIETE CIVILE POLITIQUEETDIRECTIVES », OESU, octobre 1999
[7] Fanny Pigeaud, « Manifestations et critiques de Bamako à Dakar Présence française en Afrique, le ras-le-bol », LeMondediplomatique.fr, Mars 2020 disponible sur https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/PIGEAUD/61500, consulté le 26 août 2021.
[8] Deltombe Thomas : « Afrique 1960, la marche vers l’indépendance », Le Monde- diplomatique, disponible surhttps://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a5326
[10] BIANCHINI Pascal, « l’âge anticolonialiste à l’âge anti-impérialiste : Le rôle charnière de l’Union générale des étudiants ouest-africains (Ugeao) à Dakar (1956-1964) », Comprendre le Sénégal et l’Afrique aujourd’hui(2023), pages 497 à 517
[11] MOURE Martin (2023), « Cheikh Anta Diop, l’AERDA et le mouvement étudiant africain à Paris. Une autre Histoire des luttes pour l’indépendance de l’Afrique », Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique, n° 4, 35-47, disponible sur : https://oap.unige.ch/journals/rhca/article/view/04mourre
[12] Djabi Nacer, « Sociétécivile », 22 août 2008, disponible sur https://www.jeuneafrique.com/115719/societe/soci-t-civile/
[13] QUANTIN Patrick « Le rôle politique des sociétés civiles en Afrique : vers un rééquilibrage », Dans Revue internationale et stratégique 2008/4 (n° 72), pages 29 à 38
[14]Akindèse Francis et Zina Ousmane, « L’État face au mouvement social en Afrique », Revue Projet2016/6 (N° 355), pages 83 à 88
[15] Cristina Buzasu, « Le rôle de la société civile dans l’élaboration des politiques », 19 juin 2020
[16] Essoungou André-Michel, « Le réveil de la société civile en Afrique » Afrique Renouveau, Décembre 2013
[17]ALAO Sadikou, « Société civile et bonne gouvernance »
[18] NANTULYA Paul, « La mainmise du régime sur les tribunaux en Afrique », 27 février 2024, disponible sur https://africacenter.org/fr/spotlight/la-mainmise-du-regime-sur-les-tribunaux-en-afrique/
[19] NANTULYA Paul, « La mainmise du régime sur les tribunaux en Afrique », 27 février 2024, disponible sur https://africacenter.org/fr/spotlight/la-mainmise-du-regime-sur-les-tribunaux-en-afrique/
[20] Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et du Sahel (UNOWAS) « COMPRENDRE LA VIOLENCE ÉLECTORALE POUR MIEUX LA PRÉVENIR » 6 décembre 2017, disponible sur https://unowas.unmissions.org/fr/comprendre-la-violence-%C3%A9lectorale-pour-mieux-la-pr%C3%A9venir
[21] KOUKOUBOU Emmanuel, « La société civile dans la transparence des élections », 21 Octobre , 2018
Par Amadou DIALLO, docteur en droit (Université Clermont Auvergne), chargé d’enseignement à l’UFR Droit et science politique – Université Paris-Nanterre.
Résumé : Cet article procède à l’analyse des enjeux et des opportunités inhérents à la transition climatique en Afrique, en se focalisant sur quatre domaines essentiels abordés lors du premier Sommet africain sur le climat, qui s’est tenu à Nairobi, au Kenya, du 4 au 6 septembre dernier. Ces domaines comprennent le financement des initiatives climatiques, l’agenda de la croissance verte, l’intégration de l’action climatique au sein du cadre de développement économique, ainsi que l’optimisation des ressources globales. Il examine également la pertinence de la Déclaration de Nairobi, émanant du Sommet africain sur le climat. Cette Déclaration se révèle être un instrument propice à la promotion de mesures concrètes visant à favoriser la durabilité environnementale et le développement économique en Afrique, en réponse à l’impératif pressant de l’urgence climatique.
Abstract: This article conducts an analysis of the challenges and opportunities inherent to climate transition in Africa, with a focus on four key areas addressed during the inaugural African Climate Summit held in Nairobi, Kenya, from September 4th to 6th of last year. These areas encompass climate initiative financing, the green growth agenda, the integration of climate action within the economic development framework, and the optimization of global resources. Additionally, it examines the relevance of the Nairobi Declaration arising from the African Climate Summit. This Declaration proves to be an instrumental tool for promoting concrete measures aimed at fostering environmental sustainability and economic development in Africa in response to the pressing imperative of climate urgency.
Contexte
Le premier sommet africain sur le climat, (Africa Climate Summit 23), s’est déroulé à Nairobi, au Kenya, du 4 au 6 septembre dernier. Il s’agissait d’une étape significative sur la voie de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP28), qui aura lieu en novembre à Dubaï, aux Émirats arabes unis.
Les perturbations climatiques actuelles constituent une menace sans précédent qui affecte considérablement tous les continents, y compris l’Afrique. En outre, elles engendrent une grande inégalité climatique. Cette inégalité est reflétée par le fait que les pays du Nord sont historiquement responsables des émissions, alors que celles du Sud subissent les conséquences les plus sévères tout en disposant de capacités d’adaptation limitées[1]. Dans ce contexte, l’engagement des nations africaines dans la lutte contre le réchauffement climatique revêt une importance majeure.
Le cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) souligne le rôle central des activités humaines dans le changement climatique et ses principales manifestations. Il met particulièrement en lumière les conséquences de l’augmentation des événements climatiques extrêmes, qui ont exposé des millions de personnes à une insécurité alimentaire aiguë et à une réduction de la sécurité hydrique. Ces impacts ont été particulièrement prégnants dans de nombreuses régions et communautés, en particulier en Afrique[2]. L’objectif principal de ce sommet était de souligner l’urgence de renforcer les mesures visant à lutter contre le changement climatique[3]. Plus précisément, cet événement historique a abordé quatre thèmes essentiels, à savoir le financement de l’action climatique, l’agenda de la croissance verte en Afrique, la synergie entre l’action climatique et le développement économique, ainsi que l’optimisation du capital global.
• Financement de l’action climat
La mobilisation de ressources financières constitue l’une des préoccupations majeures des dirigeants africains lors de ce premier sommet. L’objectif est de soutenir les initiatives visant à renforcer la lutte contre le changement climatique sur le continent.
Lors de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques de 2022, également connue sous le nom de COP27[4], un consensus a été atteint en vue de l’établissement d’un Fonds spécifique dédié aux pertes et dommages[5]. Ce fonds a pour but de fournir une assistance financière aux pays en développement confrontés aux impacts irréversibles du changement climatique, englobant à la fois des aspects économiques tels que la destruction d’infrastructures lors de phénomènes climatiques extrêmes, tels qu’un ouragan, et des aspects non-économiques, notamment la perte de vies humaines[6]. Bien que le terme « pertes et dommages[7] » soit officiellement reconnu par la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques, la manière de traiter cette problématique suscite des débats et des controverses, principalement entre les pays industrialisés, qui portent une responsabilité historique dans le changement climatique, et les pays en développement, qui doivent surmonter de nombreux défis pour y faire face[8].
Dans cette perspective, les responsables africains ainsi que les parties prenantes impliquées dans les pourparlers sont confrontés à la responsabilité cruciale de favoriser considérablement l’effectivité de ce processus. Néanmoins, l’atteinte de cet objectif demeure tributaire de l’établissement de lignes directrices claires et précises, en conformité avec les normes des droits humains et assorties de délais contraignants pour leur mise en œuvre.
À cet égard, la Déclaration de Nairobi sur le changement climatique, adoptée à l’issue du premier Sommet africain sur le climat le 6 septembre 2023, préconise « la mise en œuvre du Fonds pour les pertes et dommages, conformément à l’accord conclu lors de la COP27, tout en convenant d’adopter un objectif mondial mesurable en matière d’adaptation (GGA) comprenant des indicateurs et des objectifs permettant d’évaluer les progrès accomplis dans la lutte contre les effets néfastes du changement climatique »[9]. Ce rappel incite les parties prenantes à entreprendre des actions décisives en vue de concrétiser les engagements pris lors de la COP27, en mettant en place des mécanismes de suivi et d’évaluation visant à assurer la transparence et l’efficacité de la mise en œuvre du Fonds pour les pertes et dommages. Il demeure essentiel de déterminer quelles mesures concrètes seront prises pour caractériser le versement de fonds destinés à indemniser les pays concernés.
Par ailleurs, lors de son discours au sommet sur le climat, le Président de la Commission de l’Union Africaine a mis l’accent sur la nécessité d’établir une position commune au sein de l’Afrique, renforcée par une dynamique unificatrice, en ce qui concerne les questions liées au changement climatique. Il a également souligné l’impératif d’une justice collective envers l’Afrique, dont la responsabilité dans la pollution planétaire est limitée, malgré sa contribution inversement proportionnelle au volume global des investissements dans la préservation de l’environnement[10].
Agenda de la croissance verte en Afrique
Cette thématique a également suscité d’importantes réflexions relatives au développement durable et à la transition vers une économie à faibles émissions de carbone en Afrique. L’objectif sous-jacent consiste à mettre en lumière le potentiel inexploité de l’Afrique en tant que catalyseur de la croissance verte à l’échelle continentale et mondiale, tout en établissant un cadre pour l’incorporation des principes de la croissance verte au sein des politiques nationales et régionales.
En effet, le premier sommet africain sur le climat est stratégiquement positionnée pour coordonner, promouvoir et exploiter la dynamique croissante entourant divers domaines tels que la transition vers des sources d’énergie plus durables, la conservation de la biodiversité, la promotion de financements durables et la garantie de la sécurité alimentaire. Cette position stratégique est renforcée par sa proximité temporelle avec plusieurs événements majeurs, notamment la Semaine africaine du climat, le Sommet international sur le climat et l’énergie à Madrid, l’Assemblée annuelle de la Banque mondiale à Marrakech, ainsi que la conférence de reconstitution des ressources du Fonds vert pour le climat prévue à Bonn, en Allemagne, en octobre.
Les dirigeants africains s’engagent donc à promouvoir une croissance économique durable, limitant les émissions tout en favorisant une production respectueuse de l’environnement à l’échelle mondiale, créant ainsi des opportunités d’emploi[11]. Cette initiative s’inscrit dans une volonté plus vaste de renforcer la collaboration continentale en améliorant la connectivité entre les réseaux régionaux et continentaux, avec une attention particulière portée à la mise en œuvre de l’accord relatif à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf)[12]. Dans le cadre de cette démarche, les dirigeants africains cherchent également à favoriser l’industrialisation verte en priorisant les secteurs à forte consommation d’énergie, ce qui contribuera à promouvoir l’adoption des énergies renouvelables, stimuler l’activité économique et mettre en valeur les ressources naturelles de l’Afrique[13].
Articulation entre l’action climatique et le développement économique
En Afrique, les températures connaissent une augmentation notable, dépassant la moyenne mondiale. Selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), cette tendance à la hausse est prévue de persister tout au long du XXIe siècle[14]. Cette réalité climatique impose ainsi la nécessité d’adopter une approche intégrée où les efforts déployés pour lutter contre le changement climatique sont intrinsèquement liés au développement des nations africaines.
En effet, le changement climatique représente une menace sérieuse pour la réalisation des objectifs de développement durable (ODD) et du Programme de développement de l’Union africaine à l’horizon 2063. Ainsi, l’intégration des actions climatiques dans les politiques de développement devient une nécessité impérative[15]. En raison de la cadence et de l’ampleur de l’effort requis pour lutter contre le réchauffement climatique, il est impératif de prendre en considération dès maintenant son impact sur l’économie. Cette préoccupation économique est d’autant plus pertinente pour les pays africains, qui sont souvent confrontés à des défis de développement complexes[16].
Sur ce point, la déclaration des dirigeants africains sur le climat met en lumière le constat que l’Afrique se trouve dans une situation de sous-financement concernant le secteur des énergies renouvelables, en dépit de son potentiel substantiel dans ce domaine. Par conséquent, les dirigeants préconisent la nécessité d’encourager des investissements positifs en faveur du climat dans le but de stimuler la transition vers une économie verte[17]. De plus, au cours de ce premier sommet sur le climat, les chefs d’État africains s’engagent à réorienter leurs stratégies de développement économique vers une croissance favorable au climat, englobant l’expansion de transitions énergétiques équitables et de la production d’énergie renouvelable pour le secteur industriel, la promotion de pratiques agricoles respectueuses et régénératrices du climat, ainsi que la préservation et l’amélioration cruciales de la nature et de la biodiversité[18]. Ils préconisent également l’intégration des initiatives liées au climat, à la biodiversité et aux océans dans les plans et processus nationaux, garantissant ainsi leur contribution aux objectifs de développement durable, à la promotion des moyens de subsistance et à l’amélioration de la résilience des communautés locales, des zones côtières et des économies nationales[19].
En outre, ils appellent à une mobilisation collective à l’échelle mondiale visant à lever les fonds nécessaires au développement et à l’action climatique, réitérant les principes énoncés dans la déclaration du Sommet de Paris pour un nouveau pacte de financement mondial, à savoir qu’aucun pays ne devrait jamais être contraint de choisir entre ses aspirations au développement et son engagement envers l’action climatique[20].
Si la transition vers une économie à faible émission de carbone peut être une opportunité pour promouvoir une croissance économique durable en Afrique cela nécessite une planification précise et une coordination efficace entre les acteurs nationaux et internationaux. Partageant le constat, certains auteurs soulignent qu’ « il est donc nécessaire d’accroître l’efficience énergétique et l’action contre le réchauffement climatique, notamment de manière articulée entre pays au niveau international »[21].
Pour réussir cette transition, il est impératif d’élaborer des politiques publiques cohérentes qui intègrent les objectifs climatiques dans les stratégies de développement à long terme. Les investissements dans les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et la gestion durable des ressources naturelles peuvent contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en stimulant la croissance économique. De même, une meilleure planification territoriale, une agriculture résiliente au climat et des mesures d’adaptation sont également essentielles pour atténuer les impacts négatifs du changement climatique sur les économies africaines.
Optimisation du capital global
À mesure que les pays africains progressent dans leur développement et adoptent un système économique de marché, il devient impératif qu’ils établissent des mécanismes en vue d’optimiser leur capital global. En effet, ce processus doit s’inscrire dans une démarche continue, constamment adaptée aux évolutions, notamment celles associées aux changements climatiques.
Dans ce contexte, la déclaration souligne que l’Afrique possède à la fois le potentiel et l’ambition d’être un élément essentiel de la solution mondiale au changement climatique. En tant que foyer de la main-d’œuvre la plus jeune et à la croissance la plus rapide au monde, associé à un énorme potentiel d’énergies renouvelables inexploité, ainsi que de riches ressources naturelles et une culture entrepreneuriale dynamique. Ces atouts placent le continent dans une position idéale pour jouer un rôle central en tant que pôle industriel compétitif et prospère, tout en offrant la capacité d’aider d’autres régions à atteindre leurs objectifs de neutralité carbone[22].
La Déclaration de Nairobi encourage également les pays du continent à renforcer leurs systèmes de résilience face à la sécheresse en passant d’une gestion réactive des crises à une approche proactive de préparation et d’adaptation à la sécheresse. L’objectif est de réduire de manière significative la vulnérabilité des populations, des activités économiques et des écosystèmes aux effets de la sécheresse[23].
Elle encourage en outre les partenaires de développement, tant du Sud que du Nord, à harmoniser et à coordonner leurs ressources techniques et financières dédiées à l’Afrique. Cela permet de favoriser l’utilisation durable des ressources naturelles du continent africain dans le but de soutenir la transition vers un développement à faible émission de carbone sur le continent, et ainsi contribuer à la décarbonisation à l’échelle mondiale[24].
Par ailleurs est proclamé la nécessité de renforcer la résilience aux chocs climatiques, notamment en améliorant le déploiement du mécanisme de liquidité des DTS et des clauses de suspension en cas de catastrophe. L’objectif est d’examiner une nouvelle émission de DTS pour répondre à la crise climatique, d’une ampleur au moins de la même ampleur que celle du Covid19 (650 milliards de dollars)[25].
En somme, l’Afrique, tout en reconnaissant son rôle essentiel dans l’atténuation du changement climatique, sollicite la solidarité et l’engagement de la communauté mondiale en vue de garantir un avenir plus durable et résilient. Cependant, la mise en œuvre effective de cette intention demeure un sujet d’interrogation suscitant des débats ininterrompus. Quoi qu’il en soit, la Déclaration de Nairobi sur le changement climatique, qui a été adoptée à l’issue du premier Sommet africain sur le climat, constituera un outil dont pourront se servir les négociateurs et les acteurs sociaux des pays africains pour exiger davantage le respect des engagements pris et encourager des mesures plus ambitieuses. En effet, de nombreux pays africains sont fortement touchés par les conséquences du réchauffement climatique, ce qui renforce leur intérêt pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Quelle que soit la portée limitée du Sommet africain sur le climat et de sa déclaration, sa contribution à cette cause est une nouvelle favorable pour la communauté mondiale tout entière.
Biographie de l’auteur Amadou Diallo est titulaire d’un M2 en science politique, option relations internationales, obtenu en 2015 à l’Université de Mohammed V de Rabat, suivi d’un M2 en droit de l’environnement et de l’urbanisme en 2018 à l’Université d’Artois (France). Il a également un Diplôme d’Université (DU) en expertise juridique et technique de l’environnement de l’École des Mines de Douai. En juin 2023, il a soutenu sa thèse de doctorat en droit à l’Université de Clermont Auvergne. Actuellement, il occupe le poste de chargé d’enseignement à l’Université Paris Nanterre, au sein de la faculté de droit. Ses domaines de recherche couvrent le droit public, le droit administratif et le contentieux administratif, le droit de l’environnement et de l’urbanisme, ainsi que les études africaines, en particulier la région du Sahel.
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[1] Sur ce point voir M. WOILLEZ, « L’Afrique face au changement climatique », Agence française de développement éd., L’économie africaine 2023. La Découverte, 2023, p. 25-44 ; L. BOISGIBAULT, et P. DIBI-ANOH, Changement climatique en Afrique subsaharienne, de la vulnérabilité à l’adaptation, In : Douzièmes Journées Géographiques de Côte d’Ivoire (JGCI-2020), 2020 ou encore l’Organisation Météorologique Mondiale, Le rapport sur l’état du climat en Afrique met l’accent sur le stress hydrique et les risques liés à l’eau, publié 08/09/2023, consulté 09/10/2023, disponible à l’adresse : public.wmo.int
[2] GIEC, « Changement climatique 2022 : impacts, adaptation et vulnérabilité, Le Résumé à l’intention des décideurs », consulté le 20 septembre 2023, p. 9, disponible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/downloads/report/IPCC_AR6_WGII_SummaryForPolicymakers.pdf
[3] N. GORBATKO, « Sommet africain sur le climat : la communauté mondiale rappelée à ses engagements », Actu Environnement, 08/09/2023, consulté le 25/09/2023 à 11h07 minutes, disponible à l’adresse : https://www.actu-environnement.com
[4] La 27e Conférence des Nations Unies sur les Changements Climatiques, qui s’est tenue du 6 au 10 novembre 2022 à Charm el-Cheikh, en Égypte.
[5] United Nations Climate Change, La COP 27 parvient à un accord décisif sur un nouveau fonds « pertes et préjudices » pour les pays vulnérables (en ligne), 21 novembre 2022, consulté le 14 septembre 2023.
[6] United Nations Climate Change, « La COP 27 parvient à un accord décisif sur un nouveau fonds ( pertes et préjudices ) pour les pays vulnérables », 21 novembre 2022, consulté le 14 septembre 2023, disponible à l’adresse suivante : https://unfccc.int/fr/news/la-cop-27-parvient-a-un-accord-decisif-sur-un-nouveau-fonds-pertes-et-prejudices-pour lespays#:~:text=ONU%20Climat%20infos%2C%20le%2020,touch%C3%A9s%20par%20les%20catastrophes%20climatiqus
[7] Ce terme « désignent les effets néfastes potentiels pouvant résulter des interactions entre les aléas liés au climat et l’exposition et la vulnérabilité à ces aléas ». Voir OECD iLibrary, « Pertes et dommages induits par le changement climatique : un moment critique pour agir », consulté le 20 septembre 2023, à l’adresse suivante : https://www.oecd-ilibrary.org/sites/5acc2318-fr/index.html?itemId=/content/component/5acc2318-fr
[8] J. DURAFOUR et Ch. DE LA CHAPELLE, La protection des droits humains face au changement climatique: vers une meilleure justiciabilité?, Université de Genève, consulté le 27/09/2023, disponible à l’adresse : https://www.humanrights.ch/cms/upload/pdf/2022/220811_Memoire_Jeanne_Durafour.pdf; Sur ce point, voir aussi ZAMBO, Yanick Hypolitte, La perception de la justice climatique dans les régions les plus vulnérables et à faible capacité d’adaptation au changement climatique: le cas de l’Afrique subsaharienne, NAAJ-Revue africaine sur les changements climatiques et les énergies renouvelables, 2021, vol. 2, no 1.
[9] Déclaration des dirigeant africains de Nairobi sur le changement climatique et l’appel à l’action, adopté le 6 septembre 2023 à Nairobi, Kenya, point 20.
[10] Sur ce point voir l’Union Africaine « Discours du Président de la Commission de l’Union Africaine S.E. M. Moussa Faki Mahamat à l’occasion du Sommet Africain Sur Le Climat », septembre 05, 2023, consulté le 13 septembre, disponible à l’adresse suivante : https://au.int/fr/speeches/20230905/discours-de-se-moussa-faki-mahamat-president-lors-de-louverture-de-acs2023
[11] Déclaration des dirigeant africains de Nairobi sur le changement climatique et l’appel à l’action, op., cit, point 22.
[14] Sur ce point voir IPCC Intergovernmental Panel on climate change, Climate change 2023, Synthesis Raport, Summary for policymakers, p. 3-42.
[15] A. CHARTIER, M. TSAYEM DEMAZE, « L’Afrique dans l’agenda international de réduction des émissions de gaz à effet de serre : quelle transition énergétique pour quel développement ? L’exemple de Madagascar », Mondes en développement, 2020/4 (n° 192), p. 77-79.
[21] H. GéRARDIN, O. DAMETTE, « Quelle transition énergétique, quelles croissance et développement durables pour une nécessaire transition écologique ? Présentation », Mondes en développement, 2020/4 (n° 192), p. 11.
[22] Déclaration des dirigeant africains de Nairobi sur le changement climatique et l’appel à l’action, op., cit, point 13.
ParJoël Té-Léssia Assoko, journaliste, éditeur associé à l’Afrique des Idées
Alors que l’ordre commercial international est en plein chamboulement, les voix africaines se font inaudibles. A quel prix?
Les intrus sont dans Babylone. Et ses défenseurs hésitent. La décadente citadelle peut-elle encore être défendue ? Mieux: est-elle moralement défendable ? “Pour la première fois en cinquante ans, il n’y a pas d’accord mondial sur le commerce”, affirmait à la mi-septembre, à Genève, l’ex-Premier ministre britannique Gordon Brown, invité vedette du Forum public de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Plus diplomate, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de l’institution multilatérale, s’alarmait d’une “tendance” pouvant mener “à la fragmentation de l’économie mondiale”.
À la coalition hétéroclite – nationalistes, populistes et altermondialistes – s’est joint une toute aussi disparate mais autrement plus puissante confédération de “réformateurs”. Tous insatisfaits de “l’ordre économique mondial” bâti depuis 75 ans “sur l’idée que l’interdépendance parmi les nations à travers l’accroissement du commerce et des liens économiques promouvrait la paix et la prospérité partagée”, comme s’en est émue Ngozi Okonjo-Iweala. Pour l’ancienne ministre nigériane des Finances, “cette vision est aujourd’hui menacée”. Avec elle, le futur d’une économie mondiale “ouverte et aux règles prévisibles”.
Une approche punitive du commerce
Le fait est que, longtemps confinés aux marges de l’économiquement correct, les “sales petits secrets” de la mondialisation sont désormais au cœur de l’agenda des élites. “Des idées qui avaient été discréditées après les ‘erreurs’ des années 1930 reviennent aujourd’hui à la mode”, alerte le dernier “Rapport sur le commerce international”. Selon les économistes de l’OMC, le processus de “démondialisation” aujourd’hui entamé “rendrait l’économie mondiale plus pauvre, moins efficace, moins innovante et plus limitée en ressources, réduisant ainsi les capacité à faire avancer les priorités sociales, environnementales ou sécuritaires”.
Peut-être bien. Quoi qu’il en soit, les mesures protectionnistes (“distortionnaires” dans le franglais de l’OMC) autrefois camouflées via divers subterfuges sont aujourd’hui assumées. Ainsi, le durcissement des règles commerciales vis-à-vis de la Chine décidées par l’administration de Donald Trump n’ont guère été supprimées. Loin s’en faut. Alors que la Chine domine le marché des “minerais critiques” essentiels à la fabrication des batteries électriques, les exemptions fiscales pour l’acquisition de véhicules électriques prévues par la Loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act – IRA) promulguée par Joe Biden en août 2022, ne sont réservées qu’aux voitures dont au moins 50% des intrants proviennent d’Amérique du Nord, en 2030 ce taux sera de 100%, rappelle Xolelwa Mlumbi-Peter, ambassadrice de l’Afrique du Sud auprès de l’OMC. “Qu’adviendra-t-il si ce n’est un espace commercial mondial fragmenté ?”, s’alarme la diplomate sud-africaine.
L’Union européenne défend son Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Carbon Border Adjustment Mechanism – CBAM). Un ensemble de taxes appliquées à diverses importations (acier, ciment, engrais, aluminium, hydrogène, véhicules) dont la phase transitoire commence en octobre 2023. Bien sûr, ce n’est que pure coïncidence si ces mesures épousent la géographie exacte des points faibles de l’industrie européenne. Il s’agit uniquement de mettre en œuvre “une tarification du carbone équivalente à celle appliquée aux industriels européens fabriquant ces produits”. Et ce principalement afin de “lutter contre les fuites de carbone [transfert des activités polluantes vers des juridictions moins réglementées, ndlr], dans un contexte de renforcement de l’ambition climatique au niveau européen”. Pour le président français Emmanuel Macron, il s’agit pour l’Europe de retrouver son “autonomie stratégique”.
“Il est nécessaire de trouver les solutions de décarbonisation les moins restrictives pour le commerce. Le CBAM, par exemple, perturbera considérablement les échanges internationaux, mais ne permettra de réduire que très marginalement les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Cela revient à utiliser un bazooka pour tuer une mouche”, répond Xolelwa Mlumbi-Peter.
Équité et dynamique de pouvoir
Le “Sud global” n’est pas en reste. La Chine, deuxième puissance économique mondiale, s’agrippe à son statut de “pays en développement”, arguant de ses concessions passées. ”Lors de son adhésion à l’OMC, la Chine a accepté des conditions et un traitement très stricts. Par exemple, alors que la limite des subventions a été fixée à 5 % de la valeur de la production agricole pour les pays développés et à 10 % pour les pays en développement, cette limite est de 7,5 % pour la Chine”, explique un haut dirigeant des instances commerciales internationales.
Il est à noter que le statut de “pays en développement”, est autoproclamé lors de l’adhésion à l’OMC – ce qui requiert l’unanimité des pays membres – et ne peut être abandonné que volontairement. “Le Brésil, Singapour et la Corée du Sud ont individuellement renoncé à bénéficier du “traitement spécial et différencié” réservé dans le cadre de l’OMC aux pays en développement mais n’ont pas formellement renoncé à leur statut de pays en développement”, nous a rappelé ce diplomate, familier des positions du “Sud” dans ces négociations.
Au sein même de l’OMC, “Nord” et “Sud” sont engagés dans une guérilla multipolaire. Avec l’Inde en chef de file, nombre de pays émergents et en développement (d’environ 40 à 90 États selon les sources), exigent la sanctuarisation de la “Détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire”, tandis que d’aucuns, parmi les pays riches surtout, se plaignent que ces achats provisionnels de bien alimentaires “faussent” les échanges “lorsqu’ils impliquent des achats auprès d’agriculteurs à des prix fixés par les pouvoirs publics, dénommés prix ‘administrés’”. Autrement dit : des subventions cachées à l’agriculture locale.
L’ironie étant denrée rare sur les rives du lac Léman, les pays développés s’opposent à toutes réductions de leurs propres subventions agricoles, tant qu’un accord ne sera pas trouvé au sujet des stocks alimentaires. Les solutions intermédiaires avancées par le Costa Rica, l’Inde et la Chine sur des réductions “asymétriques” ou étalées dans le temps des subventions agricoles ne font toujours pas l’unanimité.
Or, commente un diplomate européen, environ la moitié des 800 milliards de dollars de subventions agricoles annuelles à travers le monde sont considérées comme “ayant un effet de distorsion” sur le commerce. “En comparaison, l’engagement pris lors de la COP21 à décaisser 100 milliards de dollars en faveur de l’agriculture verte n’a toujours pas été atteint”, a-t-il regretté. En plus des subventions, les mesures relatives au contenu local “sont mises en œuvre au mépris total des règles de l’OMC”, ajoute Xolelwa Mlumbi-Peter, qui avoue sa crainte que “l’ordre commercial mondial progresse désormais sur la base d’une dynamique de puissance et non selon l’équité”.
Pour ne rien arranger, note le rapport de l’OMC, le nombre de mesures d’exception liées à la “sécurité nationale” invoquées pour restreindre les échanges commerciaux a radicalement augmenté. Entre 2016 et 2022, elles ont été invoquées pas moins de 43 fois au sein des comités de l’OMC, contre 35 fois durant les treize premières années de l’OMC. Entre-temps, aucun accord n’a été trouvé pour redémarrer la cour d’appel de l’instance de règlement des différends commerciaux de l’OMC, bloquée par le véto des États-Unis qui, encouragés par d’autres pays développés, estiment que cette dernière a outrepassé ses compétences.
Qu’en est-il de l’Afrique ?
Entre clauses discriminatoires et mesures de distorsions, subventions iniques de plus en plus assumées et sabotages explicites de l’OMC – sous-staffée et dont le budget annuel est bloqué à 197 millions de francs suisses depuis dix ans malgré l’inflation -, “il y a peu de raisons d’être optimistes”, a reconnu un délégué de la Banque mondiale. “Lors de la dernière conférence ministérielle sur le commerce, en juin 2022, les États-Unis, la Chine et l’UE ont esquivé les questions sur les distorsions créées par leurs subventions. Elles n’ont pas été mentionnées dans le communiqué final. Tous les coupables sont dans la salle, en toute impunité vu la paralysie du mécanisme de règlement des différends de l’OMC”, a regretté ce haut fonctionnaire international.
Plus optimiste, Henry Gao, professeur de droit à Singapore Management University, plaide : “Parce qu’ils sont tous des coupables, il est possible de parvenir à un grand accord sur les subventions si le coût de ces dernières devient trop élevé dans un contexte de durcissement des conditions des marchés financiers”. Cela est possible. Mais venons en au fait : tous les coupables sont peut-être dans la salle, mais toutes les parties prenantes y sont-elles ?
Qu’en est-il de l’Afrique dans ce maëlstrom d’iniquités, dans cette économie mondiale en voie de “démondialisation” ? Il serait injuste de répondre “nulle part”.
D’un, le système un pays-une voix qui freine parfois l’adoption des décisions accorde de fait un poids colossal à la quarantaine de pays africains membres de l’OMC, comme le prouve leur soutirn à l’Inde au sujet des stocks alimentaires.
De deux, comme s’évertue à le rappeler Ngozi-Okonjo-Iweala, “aujourd’hui, 75 % du commerce mondial se fait dans le cadre de la ‘Clause de la nation la plus favorisée’”, pilier de l’ordre économique bâti par et autour de l’institution multilatérale.
Enfin, “lorsqu’il s’agit des questions de politique [policy issues] et des priorités africaines (l’Agenda 2063 tout comme la zone de libre-échange continentale africaine – Zlecaf), l’unité africaine ne fait aucun doute. Nous nous sommes mis d’accord sur les propositions que nous avons présentées”, se félicite Xolelwa Mlumbi-Peter.
Pour autant, la représentante de Pretoria admet que “le groupe Afrique est confronté à des contraintes de capacités institutionnelles”. L’Afrique du Sud et le Nigeria, uniquement, disposent d’ambassadeurs et d’équipes spécifiquement dédiées à l’OMC, regrette-elle : “Les autres représentations africaines en Suisse sont surchargées”, entre obligations consulaires à Berne et autres missions auprès des instances helvétiques de l’ONU.
Bizarrerie géopolitique
Avec moins de 5% des échanges internationaux de marchandises, le continent ne porte aucune responsabilité dans la dislocation en cours de l’ordre commercial mondial.
Pour une fois, les pays africains ne figurent pas parmi les “suspects habituels” d’une bizarrerie géopolitique des temps modernes. Ni protagonistes, passablement “victimes”, certainement pas coupables. Mais, s’agit-il vraiment d’un progrès ?
Dans le grand théâtre du monde, l’innocence semble une vertu, mais elle n’a aucune valeur.
Diplômé en économie (Paris Dauphine PSL) et en affaires internationales (SciencesPo Paris), Joël Té-Léssia Assoko est éditeur associé de l’Afrique des Idées. Journaliste économique depuis dix ans, il a dirigé le pôle économie et finance du média panafricain Jeune Afrique entre 2020 et 2022.
Par Thierry AMOUGOU, économiste, Professeur à l’Université catholique de Louvain (UCL), dernier ouvrage publié: Pandémisme ou les tremblements de l’anthropocène. Esquisse d’une société pandémique moderne, 2022, Louvain-la-Neuve, Academia.
L’Afrique connaît ces derniers temps une cascade de coups d’Etat que la communauté internationale analyse plutôt négativement. Ce texte s’attèle à soutenir une lecture positive du coup d’Etat à l’aune des problèmes concrets du continent africain en montrant que les derniers coups de force qui ont eu lieu en Afrique s’apparentent à des révolutions populaires et que cela les différencie de l’Etatisme du coup contre lequel sont en lutte les peuples africains. Nous cherchons à débusquer les mouvements de fond intra-africains et internationaux qui expliquent la conjoncture politique africaine du moment et militent pour une non-condamnation systématique de l’usage de la crédibilité des armes pour prendre le pouvoir d’Etat.
Coup d’Etatisme
Deng Xiaoping peut être considéré comme le père de l’hyperpuissance capitaliste actuelle qu’est la Chine. Il en est le père-fondateur via un coup d’Etat idéologique sur le parti communiste chinois qui, avec lui, et contrairement à Mao Tsé-toung, devint un parti promoteur d’une économie capitaliste en lieu et place d’une économie communiste. Ce changement idéologico-pratique opérationnalisé en s’accaparant de l’appareil dirigeant central chinois est analogue à ce que fit Thomas Sankara au Burkina Faso pour instaurer ce qu’il appela le « pays des hommes intègres » en contradiction avec la Haute-Volta au service, d’après lui, des intérêts de la domination étrangère et du néo-colonialisme. L’officier Jerry Rawlings installa le Ghana sur la route de la démocratie et de la bonne gouvernance après un putsch en 1979. Dans le cas de la France, la banque de France, le Franc, l’architecture administrative de base du pays, le Code civil et la légion d’honneur encore d’usage aujourd’hui sont des créations du général Napoléon Bonaparte suite à sa prise de pouvoir par coup d’Etat sur le régime issu de la révolution de 1789. Ces quelques exemples historiques parmi des centaines d’autres prouvent que le coup d’Etat peut avoir une valeur politique positive dans l’histoire politique du monde. Aussi, comme le stipule la suffixation[1] en –isme des noms de discours, nous pouvons valoriser la base coup d’Etat par sa modalisation positive et nominale coup d’Etatisme concevable comme l’omniprésence heureuse du coup d’Etat dans l’histoire politique mondiale et dans certaines conjonctures de cette histoire politique. Celle que vit actuellement l’Afrique en fait partie. Le coup d’Étatisme est donc une modalité idéologique et pratique d’organisation du pouvoir politique et de la transition de celui-ci vers une autre forme jugée meilleure via le coup d’Etat au sens d’instrument de prise de pouvoir et d’articulation temporaire du champ politique dans l’histoire longue des sociétés vers des régimes politiques que les auteurs du coup d’Etat pensent non seulement plus libres et plus justes, mais aussi plus productives et impossibles à atteindre sans au préalable une mise en ordre des hommes et des choses dans le sens des conditions de possibilités de cette justice, de cette liberté et de cette efficacité.
Dès lors, un coup d’Etat est parfois un coup heureux au sens de stratégie dans un jeu politique à plusieurs coups et à plusieurs acteurs. C’est un coup d’avance et de désaxement d’une dynamique politique en place au profit d’une autre via l’introduction d’un nouvel axe organisateur du pouvoir exécutif.
C’est une prise de responsabilité par l’entremise d’un moyen non constitutionnel mais objectif qu’est l’autorité et la force que l’Etat donne à une partie de l’Etat pour servir l’Etat et la société. Au sein de l’Afrique actuelle, une minorité numérique (au sein des armées) rencontre, via le coup d’Etat qu’elle orchestre, une majorité populaire sur le plan idéologique et des besoins politiques. Les sociétés africaines prennent donc désormais leurs politiques en main à travers le coup d’Etatisme. Que cela débouche sur des résultats positifs ou non dans les années à venir est moins important que cette maîtrise de leur réel qu’elles entament.
Dès lors, les gardes présidentielles africaines deviennent des « chiens de garde » des peuples et leurs caisses de résonnance en traduisant en action politique les rêves caressés et les désirs profonds des populations africaines réléguées à de simples statistiques par la démocratie libérale. C’est là où le coup d’Etat négatif, très souvent démographiquement minoritaire, se différencie du coup d’Etatisme et rejoint la révolution dans le cas de l’Afrique où les coups d’Etat rencontrent un soutien populaire.
Primo, ces coups d’Etat militaires sont applaudis par les populations africaines qui ne défendent en retour aucun régime déchu dit démocratiquement élu. Deuxio, les populations africaines contestent les troisièmes mandats mais ne contestent aucun des derniers coups d’Etat militaires dans leur continent. Tertio, les troisièmes mandats tuent plus que les coups d’Etat militaires. La preuve, la contestation liée au troisième mandat du président ivoirien Alassane Dramane Ouattara a tué plus de personnes en Afrique que les quatre derniers coup d’Etat en Guinée, au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Le constat est clair et sans bavures : d’un côté, les sociétés africaines accueillent favorablement les coups d’Etat militaires et, de l’autre, les conflits pré et postélectoraux liés aux troisièmes mandats sont, dorénavant, plus thanatologiques en Afrique que les coups d’Etat militaires. La question de savoir comment et pourquoi le coup d’Etat militaire redevient le modèle politique gagnant en Afrique est donc cruciale dans un continent engagé dans un processus démocratique depuis les années 1980. Ces coups d’Etat sont-ils la sortie de l’Afrique de la poursuite de l’idéal démocratique ? Sont-ce son entrée dans la barbarie politique ? Pourquoi, alors que les coups d’Etat sont très souvent des moments de terreur houspillés par les peuples, ceux qui se font en Afrique ces derniers temps, sont plutôt encensés par les peuples africains ? N’est-il pas un signe positif de liberté des peuples africains que les coups d’Etat qui y étaient majoritairement commandités et pilotés par les anciennes puissances coloniales s’y fassent dorénavant à partir des Africains eux-mêmes ?
Entrée dans la barbarie politique et sortie de la démocratie ?
Les récents coups d’Etat africains sont-ils le retour de la barbarie politique, c’est-à-dire d’une grossièreté politique propre aux peuples barbares qui montreraient ainsi qu’ils ne sont encore entrés dans le temps démocratique signe d’une civilisation moderne des mœurs politiques ? Sont-ils des preuves que les peuples africains manquent d’esthétique et de goût politiques tant en applaudissant les modes non-démocratiques d’accès au pouvoir qu’en célébrant l’avènement à la tête de leurs Etats d’hommes en treillis qui désertent les casernes et montrent ainsi que les armées africaines manquent cruellement de professionnalisme ? Sont-ce une démonstration d’une Afrique non encore convaincue de Winston Churchill suivant lequel la démocratie est un mauvais système mais le moins mauvais de tous les systèmes ?
Force est de constater que la barbarie politique a commencé en Afrique avec les puissances coloniales qui ont détruit les systèmes politiques africains pendant l’Etat colonial et ont parachevé cette œuvre lors des indépendances en 1960 par la liquidation du leadership nationaliste et panafricaniste du continent. Des figures comme Ruben Um Nyobè au Cameroun, Patrice Lumumba en RDC, Sylvanus Olympio au Togo, Louis Rwagasore au Burundi, pour ne citer qu’elles, ont été liquidées par ce premier épisode de barbarie politique faisant lui-même suite à la barbarie multi-centenaire du commerce triangulaire. La première vague de coups d’Etat en Afrique est donc constituée de ceux des anciennes puissances coloniales sous formes d’élimination physique et/ou d’éviction du pouvoir des leaders africains nationalistes et panafricanistes au profit des collabos locaux.
La deuxième vague de coups d’Etat (1960-1980) survient dans une Afrique postcoloniale. Elle est surtout causée par les balbutiements institutionnels d’Etats africains encore très fragiles car à peine sortis du système colonial proprement dit et tout de suite soumis aux affres du néocolonialisme et de la guerre froide. C’est ainsi que le président gabonais Léon Mba déposé par l’armée gabonaise en 1964 fut réinstallé sur son fauteuil présidentiel par le général de Gaulle suite à une intervention directe de l’armée française au Gabon alors que d’autres militaires comme Mobutu ou Eyadema se maintinrent au pouvoir grâce à la rente géopolitique de la guerre froide. Dans la mesure où le processus démocratique engagé en Afrique avec les ajustements structurels en 1980 se clôture de nos jours par une troisième vagues de coups d’Etat militaire, il semble indiqué de considérer que celle-ci, lorsqu’on prend en compte les processus sociétaux réels, essaie de sortir l’Afrique d’un processus démocratique devenue lui-même une nouvelle barbarie politique des temps modernes. Comment le processus démocratique est-il devenu une barbarie politique en Afrique ? Les lignes qui suivent s’attèlent à l’éclairer.
Etatisme du coup
Le coup d’Etatisme africain fait aussi du coup d’Etat une action politique positive en Afrique parce qu’il est en lutte contre l’Etatisme du coup en vigueur dans ce continent depuis la période coloniale. L’Etatisme du coup est une main basse, un délit, une mauvaise action sur les sociétés africaines. Il agit via plusieurs modalités interdépendantes (Etats occidentaux, Etats africains, institutions internationales, idéologies dominantes…) qui s’opérationnalisent toutes par le biais de la systématisation d’une intervention étatique qui, depuis l’Etat-colonial, a porté un mauvais coup à l’Afrique dans le sens d’un mouvement par lequel un corps politique (l’Etat colonial) vient à heurter un autre corps politique (la société africaine précoloniale) qui se retrouve désorganisée dans ses fondements dans tous les domaines.
L’Etatisme du coup s’est ensuite manifesté en Afrique postcoloniale, notamment francophone, par la Françafrique, réseau mafieux qui orchestra, après les indépendances, de nombreux coups d’Etat en passant par les Etats africains postcoloniaux. Il prit la forme du coup de main (aides et appuis divers) de l’Etat français au régime postcoloniaux en place, des coups de feux à travers l’armées française (cas du Gabon en 1964), des coups tordus (introduction de la fausse monnaie en Guinée Conakry par la France en 1958), des coups de force du mercenaire français Bob Denard via le renversement de plusieurs régimes africains de 1980 à 1995 et du coup de folie lors du soutient total de l’Etat français à l’Etat centrafricain pour le sacre de Jean-Bedel Bokassa comme empereur.
Depuis les programmes d’ajustements structurels l’Etatisme du coup a pris une dimension économique et idéologique dominé par le libéralisme autoritaire[2]. Il prend la forme du choc économique ou d’une thérapie de choc qui renvoie aux mesures impératives de libéralisation économique imposées aux Etats africains par les puissances occidentales et les instances financières internationales. Les Etats africains ont ainsi été sommés d’appliquer à leurs propres sociétés des mesures d’austérité et de libéralisme sans passer ni par un débat avec les instances internationales ni par une discussion avec leurs sociétés via les assemblées nationales comme cela fut le cas en Europe à travers le parlement européen lors de la crise de la dette souveraine faisant suite la crise des crédits hypothécaires. Les conséquences de l’application de cette thérapie de choc aux sociétés africaines par ce libéralisme autoritaire ont été désastreuses étant donné qu’il en a résulté une redistribution du pouvoir politico-économique en faveur des Africains déjà fortunés, un recul de l’action publique, une favorisation des conditions économiques des multinationales occidentales et une hausse de la pauvreté, des inégalités et de l’exclusion sociale. D’où un renforcement de l’Etatisme du coup électoral car c’est l’Etat africain qui fut chargé d’implémenter toutes ces réformes de libéralisation dont la démocratisation. Celle-ci, maîtrisée par les Etats africains structurés de façon néo- patrimoniale[3], a vu se renforcer leur capacité de contrôler les processus électoraux, de fabriquer des résultats aux profit des régimes en place et de faire usage d’une inflation de la réforme constitutionnelle au service des acteurs dominants historiques. C’est la sortie de tous ces aspects de l’Etatisme du coup que cherchent les coups d’Etat qui s’enchaînent ces derniers temps en Afrique.
L’Afrique fait un coup d’Etat à la démocratie en mode kit
Dans « L’esprit du capitalisme ultime »[4], un de nos ouvrages publié en 2018, nous comparions les démocraties africaines à un meuble IKEA. C’est-à-dire à un produit fini qu’on achète sans connaître son concepteur, l’origine du bois, les conditions de travail de ceux qui le fabrique et encore moins son processus de production et les chaînes de valeurs qui le structurent. Tout ce qui importe à l’acheter d’un tel mobilier est d’avoir avec lui le kit de montage afin qu’il le monte chez lui en jouisse des bienfaits. La démocratie africaine est semblable à un meuble IKEA en ce sens qu’imposée de et par l’Occident comme un produit politique fini de consommation, les Etats africains la reçoivent comme un kit à monter dont les principales pièces sont le multipartisme, des élections, des observateurs, une assemblée multipartiste, une commission électorale, une constitution démocratique et une société civile.
Cette démocratie africaine est donc moins le résultat d’une histoire des luttes politiques et sociales intra-africaines et entre l’Afrique et l’Occident qu’un produit fini de l’histoire des autres que l’Afrique doit juste consommer : C’est la démocratie en mode kit. Une démocratie qui méprise le réel des autres, ne prend pas en compte leur histoire et s’impose à eux comme volonté de l’Occident et des instances internationales à un moment donné de l’évolution du système-monde dont il a le contrôle et oriente la forme.
En conséquence, au lieu que la démocratie africaine soit le résultat politique de la recherche d’une réponse endogène aux problèmes concrets du continent, elle est devenue une réponse toute faite par d’autres à l’usage de l’Afrique dont on ne respecte ni les temporalités sociopolitiques et économiques, ni les problèmes concrets des populations. De là l’aboutissement à des démocraties désincarnées étant donné que le montage du kit démocratique dépend moins de sa capacité à répondre aux questions africaines concrètes qu’à signaler son alignement aux exigences de la communauté dite internationale. Une telle pensée participe non seulement de ce que Vico appelle la barbarie intellectuelle étant donné l’histoire sinueuse de la démocratie en Occident, mais aussi de la barbarie économique qui, à travers les programmes d’ajustements structurels, décapita les Etats africains tout en leur imposant une démocratie de marché. Qu’on aboutisse aujourd’hui à des peuples africains qui encensent des putschistes, ne défendent aucun régime dit démocratiquement élu, rêvent d’union africaine via des figures militaires et vomissent les troisièmes mandats, est tout à fait plausible et compréhensible.
L’explication est que cette forme de démocratie n’a amélioré aucun aspect de leur vie, a aggravé la pauvreté et les inégalités via le néolibéralisme, a orchestré l’affaiblissement de leurs Etats, et a entériné le règne sans partage des dictatures déjà en place depuis des décennies. Les peuples africains ne défendent pas une telle démocratie parce qu’elle n’a aucune légitimité ; et elle n’a aucune légitimité parce qu’elle ne résout aucun de leurs problèmes concrets de développement. Dans un environnement où le kit démocratique n’a aucun ancrage sociologique et culturel réel, un régime africain dit démocratique n’a aucun avantage comparatif politique par rapport à un régime militaire africain.
Les peuples africains refusent les dynasties au pouvoir et les troisièmes mandats
Les démocraties en mode kit sont fondamentalement procédurales au sens où elles pensent que la démocratie se limite au vote alors que le vote n’est qu’un mécanisme, un outil de choix qui vient sanctionner toute une évolution sociale, politique et structurelle des institutions politiques, économiques, sociales et spirituelles dans un contexte donné. Une telle approche de la démocratie aboutit depuis plusieurs années à un électoralisme maîtrisé par les Etats africains et ceux qui les dirigent étant donné que c’est le régime au pouvoir et l’appareil institutionnel sous sa domination qui mettent en scène le vote, le calendrier électoral, sa supervision, son effectuation, ses acteurs pertinents et la production des résultats officiels qui seuls font le président élu. Le cratos (le pouvoir) qui s’exprime en Afrique est donc moins celui du demos (le peuple) que celui de l’appareil étatique contrôlé par les dynasties et les clubs élitaires au pouvoir au Congo Brazzaville, au Togo, au Gabon, au Cameroun, au Tchad, en Guinée Equatoriale…
Résultats des courses, de 1980 à nos jours, aucun vote n’a pu évincer les familles africaines détentrices du pouvoir exécutif. Seul un coup d’Etat militaire à évincé Mubutu au Zaïre et c’est aussi un Coup d’Etat militaire qui vient d’évincer la famille Bongo au Gabon. Il en découle qu’une démocratie sans assises sociologiques et culturelles endogènes n’a nullement empêché la reproduction durable des familles régnantes et des club élitaires au pouvoir. Elle a été soit inapte à contrecarrer leurs malversations électorales pour garder le pouvoir, soit incapable d’endiguer la domination totale que ces familles et les clubs élitaires au pouvoir ont sur les sociétés politiques africaines grâce à leurs immenses fortunes accumulées depuis les années 1960. Qui plus est, les constitutions africaines qui auraient pu limiter le nombre de mandats au pouvoir en organisant institutionnellement l’alternance font l’objet de modifications pour les mettre au diapason du rêve démiurgique du pouvoir à vie. Le coups d’Etat militaire devient donc un moyen de sortir de la barbarie politique tant parce qu’il est le seul instrument capable de limiter le nombre de mandats au pouvoir des dictatures qui se veulent éternelles que parce qu’il met fin au troisième mandat et au mandat à vie qui ont pignon sur rue en Afrique. Là où la Constitution et le vote ne peuvent arrêter les troisièmes mandats et le pouvoir à vie, le coup d’Etat militaire le peut. Il devient ainsi paradoxalement plus crédible et plus légitime que la démocratie en mode kit.
Les populations africaines, sans être viscéralement favorables aux coups d’Etat militaires, ont compris qu’avec l’électoralisme les plus puissants au pouvoir depuis toujours le resteront et garderont le pouvoir par tricherie ou par domination totale des sociétés grâce à leurs capacités financières de redistribution des rôles à leur profit. Ainsi, même lorsqu’ils gagnent les élections sans tricher, les dynasties et les clubs élitaires au pouvoir depuis les indépendances dans les pays africains sont vécues comme une injustice majeure par les populations africaines. La démocratie en mode kit ne peut corriger une telle injustice si elle les maintient au pouvoir. C’est là une autre preuve de l’échec de l’approche de la démocratie comme du café instantané. Echec aussi du processus commencé avec les ajustements structurels, continué à la Baule et poursuivi avec la chute du Mur de Berlin. La grande présence et influence de l’international dans les changements politiques en Afrique depuis les années 1980 semble faiblir devant la revanche desdites sociétés qui, à travers leurs processus réels, font que les coups d’Etats en Afrique intéressent de plus en plus le monde mais le monde a de moins en moins d’influence sur eux. Ce mouvement militaire de prise de pouvoir peut donner un ancrage populaire et souverainiste aux démocraties africaines réelles si les transitions politiques et de régimes sont bien négociées. Il peut poser les bases d’une démocratie africaine incarnée.
Récusation d’une démocratie appauvrissante et incapacitante…
La démocratie libérale n’est pas en très bonne santé en Occident. Les populations européennes ne sont plus certaines que leurs enfants vivront mieux qu’elles dans des sociétés où les richesses privées augmentent plus rapidement que la richesse nationale qu’est la croissance économique[5]. Le renforcement de la place des institutions technocratiques comme la banque centrale européenne et la commission européenne sans être porteuses d’un mandat électif fait que les experts prennent le pouvoir au détriment des peuples européens qui se voient dicter un libéralisme non démocratique alors que lesdits peuples ne sont pas d’accord avec toutes les mesures libérales prises. Dynamique qui donne lieu à des formes de démocraties antilibérales (Hongrie, Italie, USA de Trump…) où de libéralismes antidémocratiques[6] (commission européenne, BCE…). Un mouvement social comme celui des Gilets Jaunes en France est une preuve que la démocratie libérale n’arrive plus à réduire la pauvreté et les inégalités dans ce pays alors que l’envahissement du Capitole par les partisans de Donald Trump suite à un scrutin contesté témoigne d’une démocratie libérale incapable d’endiguer la violence dans les sociétés occidentales. Le lien tant exalté entre libéralisme économique, démocratie et développement des sociétés est donc de plus en plus mis en mal par des évolutions contradictoires qui montrent que le capitalisme globalisé détruit les Etats, appauvri les sociétés et abîme les bases de la démocratie réelle. À ces difficultés s’ajoutent l’essor des fake news, de la post-vérité et des discours de haine suite aux innovations communicationnelles induites par les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
L’Afrique, consommatrice en mode kit de cette démocratie libérale, est aussi face aux désillusions de son rôle prétendument positif sur son développement. C’est que la marchandise vendue à l’Afrique était frelatée de gros mensonges historiques. La démocratie n’a jamais été au début du développement des sociétés. L’Occident par exemple a construit l’Etat, le droit, l’économie et ses spiritualités en passant par cinq siècles de monarchie absolue sans aucune démocratie. Celle-ci est arrivée alors que toutes ces institutions étaient déjà en place. La Chine se développe de nos jours sans aucune démocratie mais avec un parti unique de nature communiste qui régente tout. Les exemples de développement qui nous viennent de l’Afrique ces derniers temps sont, entre autres, ceux du Rwanda et de Guinée Equatoriale dirigés par des dictatures militaires arrivées au pouvoir par coup d’Etat. Cela veut dire que la légitimité des pouvoirs dans des contextes africains en carence de développement est de nos jours supérieure et préférée à la légalité des pouvoirs. C’est-à-dire que les populations africaines préfèrent un régime dictatorial qui donne un accès à l’eau potable, à la santé, au travail, aux logements et à l’électricité à une régime démocratique incapable de fournir ces commodités essentielles et de base. Le moment semble être propice à l’ordre, au travail et à la production par tous et pour tous pour que la vie s’améliore de façon à ce que la démocratie soit d’abord celle de l’accès de tous au bien-être élémentaire et à ses attributs.
Un autre mensonge historique qui participe du processus démocratique africain a été d’assener aux populations africaines l’idée d’une linéarité du processus démocratique et d’une démocratie qui causerait le développement économique. Les deux sont fausses. D’un côté le processus démocratique n’a jamais été linéaire nulle part. Si nous prenons le cas de l’Afrique, des coups d’Etat ont joué un rôle majeur dans l’évolution démocratique du Bénin, du Ghana, du Nigéria et de bien d’autres pays africains de telle sorte qu’on peut parler de putschs démocratiques. D’autre part, les travaux scientifiques ne montrent pas une causalité univoque entre démocratie et développement économique[7]. Tous les pays se sont construits étant des dictatures et la démocratie a permis de mieux réaliser la justice et l’Etat de droit dans de nombreux domaines sans être la cause principale de la prospérité des sociétés. En d’autres termes, si les régimes militaires africains peuvent et veulent construire leurs pays et le continent, ils peuvent y arriver comme le firent les généraux en Corée du Sud aujourd’hui un pays parmi les leaders mondiaux des nouvelles technologies.
Le cas du Sahel : Un souverainisme en quête d’une vraie démocratie
Le coup d’Etatisme contre l’Etatisme du coup, du mauvais coup, dirions-nous, est aussi en marche dans le Sahel. Le mauvais coup ici est que ce ne sont pas des dictatures africaines qui sont responsables de ce qui se passe au Sahel mais les démocraties occidentales. Cinq chefs d’Etat africains dans un avion en direction de Tripoli pour négocier une solution pacifique et panafricaine à la crise libyenne ont été obligés de rebrousser chemin suite à la menace de l’OTAN d’abattre leur avion dans le cas contraire[8]. Ce sont donc deux démocraties occidentales (la France de Nicolas Sarkozy et les USA de Barack Obama notamement) qui ont détruit la Libye via des bombes dites à fragmentations démocratiques mais dont le résultat, aujourd’hui, sont d’avoir fait de la Libye un Far West dont les désordres structurels instabilisent et insécurisent le Sahel où les mêmes démocraties occidentales viennent désormais jouer aux pompiers pyromanes. La démocratie à coups de bombes a fait régresser la Libye d’un pays avec un niveau de vie envié par de nombreux pays africains à un pays où les factions islamistes et tribales se disputent le maillot jaune du plus violent des violents. Les rapports entre de nombreux pays du Nord dits démocratiques et les pays africains ne sont donc jamais démocratiques. Ils prennent le plus souvent la forme d’un étatisme du mauvais coup dont les modalités sont soit des conditionnalités pour accéder à l’aide au développement, soit des bombes censées apporter la démocratie, soit le capitalisme autoritaire via des réformes impératives de libéralisation[9].
En conséquence, les opérations Serval, Barkhane et Takouba se sont révélés être plus des stratégies géopolitiques de la France et de l’Europe au Sahel qu’une vraie coopération pour trouver des solutions durables aux problèmes du Sahel. Et pourtant, comprendre le Sahel pour lui-même et non de façon instrumentale pour les objectifs hégémoniques des autres, revient à le considérer à nouveau comme un territoire réel au-delà d’un simple point saillant de la carte du terrorisme en Afrique et dans le monde. C’est-à-dire qu’il faut prendre le Sahel comme un milieu de vie, un espace maîtrisé par des acteurs en conflits multiples dont les dynamiques ne sont pas seulement des marqueurs de violence, mais aussi des preuves d’une sociabilité et d’une vitalité politiques qui le caractérisent. Il s’agit de restituer l’historicité du Sahel. Celle-ci montre que ce que la communauté internationale connait et désigne aujourd’hui par Sahel est au cœur des constructions impériales les plus riches d’Afrique. L’empire du Ghana, l’empire du Mali, l’empire Songhaï, l’empire Ashanti, l’empire Oyo, l’empire Samori et l’émirat de Sokoto, constituent la mémoire spatiale, politique, sociologiques et environnementale d’une grande partie du Sahel actuel. Or, qui qui dit empires, dit constructions de grands ensembles territoriaux, politico-économiques et sociaux gouvernés de façon différenciés par des pouvoirs centraux hégémoniques. Il en découle que la dynamique historique de ce qu’on peut appeler le Sahel ancien a pour force motrice des rivalités et des conflits entre classes sociales au sein d’empires et entre les empires voulant se vassaliser les uns les autres. Frédéric Cooper, spécialiste internationalement reconnu de l’Afrique note que « l’Ashanti, un royaume situé à l’intérieur des terres, étendit son territoire au XVIIe et XVIIIe siècles en conquérant et en incorporant un large éventail de société de son voisinage […] Des routes commerciales reliaient ce royaume et la côte et, via le Sahel et le Sahara, à l’Afrique du Nord […]. Durant le XIXe siècle, les empires islamiques du Sahel occidental furent bâtis non seulement sur les réseaux transsahariens d’élites religieuses de commerçants et de pasteurs, mais aussi sur un projet réformiste : construire un État véritablement islamique en ajoutant de la rigueur aux mélanges d’éléments religieux et culturels qui caractérisent les royaumes sahéliens » [10]. Il en découle que le Sahel ancien est marqué par des constructions politiques impériales, des conflits entre empires concurrents, entre des populations aux statuts asymétriques (esclaves/hommes libres ; aristocratie pastorale/aristocratie religieuse…), une intense activité commerciale reliant l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne à travers les routes transsahariennes, une religion dominante (l’islam) et un projet de construction d’un État islamique. Il va sans dire que cette mémoire historique doit être connue et prise en compte dans les politiques sécuritaires car elle se retrouve dans la crise sécuritaire et humanitaire contemporaine du Sahel.
Le Sahel ancien devint, avec la Conférence de Berlin de 1884, le lieu de deux colonisations concurrentes. D’une part, la colonisation des autochtones animistes du Sahel préislamique par les islamisés et des religions animistes par l’islam, puis la colonisation des islamisés par les puissances coloniales occidentales à travers la construction des empires coloniaux[11]. L’approche instrumentale du Sahel est donc très ancienne de la part des acteurs hégémoniques islamiques et occidentaux qui vont travailler en interactions déjà pendant la période coloniale.
En effet, la colonisation du Sahel islamisé par les Occidentaux va reconduire les hiérarchies sociales et communautaires déjà existantes. C’est-à-dire que pour asseoir le règne des États coloniaux, les Occidentaux vont s’appuyer sur les chefs et les communautés islamiques déjà dominantes. D’où une nouvelle stratification du pouvoir où les Occidentaux commandent les islamisés qui commandent les autochtones non islamisés mais libres qui, à leur tour, commandent les esclaves. Un tel état des choses n’a pas complètement disparu aujourd’hui des pays comme le Mali, la Mauritanie, le Tchad, le Niger et même le Nord du Cameroun qu’on peut intégrer au Sahel au sens large, et où l’esclavage perdure autant que des tensions entre descendants d’esclaves et « nobles » très souvent dans une recomposition postcoloniale de leurs alliances hégémoniques avec les pouvoirs modernes en place[12]. L’accord pour la paix et la réconciliation au Mali signé le 14 mai 2015 sonne comme une sorte de reproduction postcoloniale des alliances coloniales entre acteurs hégémoniques occidentaux (la France) et locaux du mouvement de libération national de l’Azawad (MNLA) lorsqu’on se rend compte qu’il consacre l’Azawad comme territoire alors qu’il n’y a aucune trace dans l’histoire du Mali d’un royaume, d’un village ou d’une communauté qui y renvoie[13]
Dans ces conditions, le coup d’Etatisme qui prévaut au Sahel et dont les figures marquantes sont le colonel Assimi Goita du Mali, le capitaine Ibrahim Traoré du Burkina Faso et le général Tiani du Niger a pour objectif de fond de reconquérir la souveraineté/l’autonomie de leurs pays seule condition de possibilité d’une vraie démocratie. En fait aucune réelle démocratie n’est possible si un Etat n’a pas le monopole de la violence légitime via lequel il maîtrise son territoire, contrôle ses populations, gère ses ressources naturelles et calibre ses relations avec l’extérieur. Il devient donc compréhensible que les populations africaines dont le rêve panafricaniste reste vivace utilisent ces nouvelles figures révolutionnaires comme des chevaux de Troie du début de sa matérialisation à travers des relents d’une nouvelle indépendance après celles factices de 1960. Au Sahel comme partout en Afrique, ce sont les besoins réels des populations qui l’emportent sur les normes démocratiques et/ou institutionnelles consacrées. Ce sont ces besoins réels des populations qui inspirent les expériences politiques africaines du moment dans des sociétés qui font le constat amer que les normes démocratiques imposées par la communauté internationale sont conservatrices et ne peuvent, contrairement à leur transgression qu’entraîne le coup d’Etatisme, créer de nouvelles normes moins méprisantes du réel des sociétés africaines et capables de leurs émancipation.
Les peuples africains ne sont pas dupes. Ils savent bien que l’Afrique des militaires a déjà existé avant les années 1980 et que celle-ci s’est soldée par des transitions interminables sans aucun gain de bien-être individuel et sociétal. Le comportement favorable que ces peuples affichent face aux coups d’Etat du Sahel est qu’ils perçoivent, compte tenu de la crise d’épilepsie politique que leurs leaders donnent à la France, que ce sont des prises de pouvoir de rupture par rapport à la domination de cette ancienne puissance coloniale en Afrique. Le faible enthousiasme desdits peuples après le coup d’Etat au Gabon témoigne au contraire de leur conviction qu’il s’agit là non d’un coup d’Etat de rupture par rapport à la Françafrique, mais d’une stratégie d’endiguement d’un vrai coup d’Etat de rupture pouvant contrarier la Françafrique en Afrique centrale. Nos regards sont donc désormais tournés vers le Cameroun où, d’Après Achille Mbembe, « Réussir la succession de Paul Biya est un objectif politique stratégique du quinquennat d’Emmanuel Macron. »[14].
Thierry AMOUGOU, économiste, Pr. Université catholique de Louvain (UCL), dernier ouvrage publié. Pandémisme ou les tremblements de l’anthropocène. Esquisse d’une société pandémique moderne, 2022, Louvain-la-Neuve, Academia.
[1] G. AGBALIAN, 2019, « Isme : suffixe modal pour la formation de noms de discours », Travaux de Linguistique, n°79, pp.43-78.
[2] Concernant d’autres variantes du libéralisme autoritaire on peut consulter H. HELLER & C. SCHMITT, Du Libéralisme autoritaire, Paris, la Découverte, 2020.
[3] J-F. MEDARD, « L’Etatpatrimonialisé », Politique africaine, n°39, pp. 25-36, 1990.
[4] T. AMOUGOU, L’esprit du capitalisme ultime. Développement, démocrate et marché, Louvain-la-Neuve, PUL, 2018.
[5] T. PICKETTY, Le capital au XXIè siècle, Paris, Seuil, 2013.
[6] Y. MOUNK, 2019, Les peuples contre la démocratie, Paris, LGF.
[7] T. AMOUGOU, Qu’est-ce que la raison développementaliste ? Louvain-la-Neuve, Academia, 2020.
[8] Cet épisode est relaté dans des vidéos par deux présidents africains encre en exercice que sont Téodoro Obiang Nguema de Guinée Equatoriale et Yoweri Museveni de Mozambique. Voir la vidéo sur (20+) Facebook
[12] R. ATIMNIRAYE NYELADE & A. BINDOWO, Lamidalisme, colonisalisme, esclavage et génocide des autochtones au Nord du Cameroun : Aux confins de l’expérience cachée des Fali, Canadian Scientific Publishing, 2021.
[13] A. BOURGEOT, « Accord pour la paix au Mali : bilan et perspectives », Recherches internationales, 2021, pp.101-1016.
L’objectif de ce travail est d’étudier l’effet de la démocratie sur la qualité de l’offre de services publics d’éducation et de santé au Sénégal en adoptant une approche microéconomique. Nous utilisons les données de l’enquête Afrobaromètre collectées auprès de 1200 citoyens adultes. Les résultats de l’analyse économétrique, effectuée à l’aide du modèle probit, montrent que la qualité de la démocratie a un effet positif et significatif sur la performance du gouvernement en matière de santé et d’éducation. La qualité de la démocratie est donc profitable aux citoyens sénégalais du point de vue de la fourniture de services de santé de base et d’éducation de qualité. Ces résultats invitent ainsi le gouvernement à améliorer le niveau de la démocratie dans le pays pour permettre aux citoyens de bénéficier des services d’éducation et de santé de qualité.
By SIMPARA Mahamadou, Specialist in governance, peace and security issues in Africa, author and essayist in International Relations.
On Sunday, June 18, 2023, Mali witnessed a momentous political event that unfolded with great significance. Over 8 million Malian citizens were summoned to the 13,240 voting centers dispersed throughout the nation to determine the configuration and fundamental principles of the « Mali Kura » (New Mali). This event followed a series of unsuccessful attempts at constitutional revision, impeded or suppressed by popular uprisings. Nonetheless, the transitional authorities seem now achieved the audacious feat of securing the adoption of a new constitution. While the question of the authorities’ legitimacy to initiate this process remains a legitimate query, the crux of the matter resides in the far-reaching implications ensuing from the adoption of this Project of new constitution.
Amidst the binary narrative of the « YES » and « NO » factions prevailing throughout the pre-referendum campaign, it is of utmost importance to apprehend the momentous significance and enduring repercussions of this milestone. The significance of this referendum extends beyond the authorities’ mere endeavor to uphold their commitments to the international community or assess their popularity. Rather, it compels us to delve into the intricacies at stake.
From our vantage point, the core issues revolve around an array of questions that demand thorough analysis. Firstly, what are the ramifications arising from the amplification of presidential powers? The consolidation of authority in the hands of the presidency can have profound implications for the balance of power within the Malian political system. Secondly, what are the consequential implications associated with the establishment of a Senate? The creation of a Senate introduces a new dimension to the legislative framework and raises questions about its powers and potential impact on the political decision-making process.
Furthermore, it is crucial to examine how the Project of new constitution framework addresses the secular nature of the Republic. The religious and cultural diversity in Mali necessitates a careful consideration of how the text protects the rights and freedoms of all citizens while maintaining the secular character of the state. Additionally, the implementation of the Algiers Agreement, which holds significant importance for achieving stability and peace in Mali, requires an assessment of how the text will effectively realize the commitments made in this agreement.
Lastly, we must inquire into the parameters pertaining to the eligibility of the transitional president for future electoral candidacies. This issue holds implications for the democratic process and the potential consolidation or distribution of power in future elections.
By scrutinizing these multifaceted dimensions, we can unravel the profound ramifications of this constitutional referendum and gain a comprehensive understanding of the broader implications for the Malian political landscape. The adoption of a new critical in Mali marks a critical juncture in the nation’s political trajectory, and a meticulous analysis of its provisions and implications is essential to grasp the implications for governance, power dynamics, and the overall democratic development in the country.
The main changes introduced by the new text
The new constitution, if adopted in Mali, brings significant changes to the politico-institutional functioning of the country. One of the most notable changes concerns the political regime itself. Indeed, the semi-presidential system, in which the President of the Republic had to work with the parliament regarding the responsibility of the Prime Minister, is replaced by a presidential regime, in which the head of government is only accountable to the President of the Republic (Article 77).
In the practice of the 1992 Constitution, Article 54 established that « the Government is accountable to the National Assembly under the conditions and procedures provided for in Articles 78 and 79. » This constitutional amendment, therefore, entails a considerable expansion of presidential powers. Similarly, while Article 53 of the 1992 constitution stipulated that « the Government determines and implements the policies of the Nation and has control over the Administration and the Armed Forces, » the new project grants this prerogative exclusively to the President of the Republic, as stated in Article 44.
These constitutional revisions aim to consolidate and strengthen the role of the President as the central figure of the executive power. By shifting the responsibility of the Prime Minister from the parliament to the President, the presidential regime grants the latter increased political authority and a greater capacity to lead and shape national policy. This concentration of executive power in the hands of the President of the Republic can have significant implications for governance and decision-making in the country.
One major evolution of the institutional architecture lies in the establishment of a chamber of the High Council of the Nation, comparable to the Senate, which adds to the National Assembly composed of directly elected deputies. These two entities together form the Congress. According to the provisions of Article 97, the High Council of the Nation is composed of three-quarters of members elected through indirect universal suffrage, representing territorial communities, and one-quarter of designated members representing traditional authorities, Malians residing abroad, as well as individuals who have rendered remarkable services to the Nation. This new body thus promotes increased participation of local communities and adequately addresses some of the provisions necessary for the implementation of the Algiers Agreement.
Still, in terms of governance, transparency, and accountability, the new text provides for the establishment of a Court of Auditors. With effective operational power, the Court of Auditors assists the Government and the Parliament in controlling the execution of budget laws and evaluating public policies. Its role mainly consists of verifying the conformity of financial transactions, sanctioning management errors, as well as identifying and clarifying non-regulatory management acts. This measure undoubtedly constitutes a strong barrier in the fight against corruption, provided that this instrument can truly act effectively and efficiently without suffering from undesirable political influences.
Finally, another notable change deserving particular attention is the reconsideration of the role of traditional authorities. By attributing to them the title of « guardians of societal values, » they contribute to strengthening social cohesion and conflict management. This institutional recognition allows for better integration of sociocultural dynamics and traditional conflict resolution mechanisms within the broader framework of national governance.
Managing this double-edged reform as a springboard towards the achievement of « Mali-Kura »
This vote, described as « historic » by Prime Minister Choguel Kokalla Maiga after leaving the polling station, holds significant importance on multiple levels. Beyond the current political and security context prevailing in the country, as previously emphasized, this election brings about a significant change to Mali’s political and institutional framework. However, it is important to analyze whether this reform, beyond concerns regarding the legitimacy of authorities, contains detrimental elements that could compromise the much-desired restructuring sought by the Malian people.
The answer to this question hinges entirely on the actions that future leaders undertake regarding these reforms. The risks of a president with increased powers veering off course are inherent to their personality, just as the potential for a senate to ensure faithful representation depends on the existing political class. Thus, we return to the thorny question of the necessity to rebuild state institutions without a prior refoundation of Malian society itself.
It is crucial to highlight that the reconstruction of political institutions cannot be pursued in isolation; it must be accompanied by a profound transformation of Malian society as a whole. Political structures are a reflection of social dynamics and values that animate a country. Hence, without a refoundation of the Malian people, which involves a process of national reconciliation, strengthening the rule of law and democracy, as well as promoting citizen participation, political reforms risk being insufficient to achieve the set objectives.
In this regard, it is crucial for future Malian leaders to adopt a holistic approach to political refoundation. This entails not only reforming institutions and governance mechanisms but also promoting a political culture based on accountability, transparency, and citizen participation. Furthermore, it is paramount to establish checks and balances between different branches of power to prevent any excessive concentration of authority and potential abuses.
In short, although this vote is deemed « historic, » it is essential to bear in mind that political reforms are merely tools in service of a country’s refoundation. The true challenge lies in how these reforms will be implemented and integrated into an overarching process of social and political transformation. Only a comprehensive and balanced approach, grounded in solid foundations such as justice, equity, and citizen participation, will allow for the construction of a new political and institutional architecture that truly serves the Malian people.
Conclusion
In conclusion, Mali’s adoption of a new constitution through a momentous referendum signifies a critical juncture in the country’s political trajectory. This Project of new constitution provisions introduce significant changes to the politico-institutional functioning of Mali. The shift from a semi-presidential system to a presidential regime expands presidential powers, consolidating the authority of the President of the Republic. Additionally, the establishment of a Senate-like chamber, the High Council of the Nation, promotes increased participation of local communities and addresses provisions necessary for implementing the Algiers Agreement. The new text also emphasizes the importance of governance, transparency, and accountability through the creation of a Court of Auditors. Moreover, the recognition of traditional authorities as guardians of societal values contributes to social cohesion and conflict management.
However, while the constitutional reforms hold promise, their success ultimately depends on the actions of future leaders. It is crucial for Malian leaders to approach these reforms holistically, recognizing that the reconstruction of political institutions must be accompanied by a profound transformation of Malian society. This involves national reconciliation, strengthening the rule of law and democracy, and promoting citizen participation. Political reforms alone are insufficient without a prior refoundation of the Malian people. Future leaders should strive for a comprehensive and balanced approach that incorporates justice, equity, and citizen participation, while establishing checks and balances to prevent abuses of power. Ultimately, the true achievement of « Mali-Kura » lies in the effective implementation and integration of these reforms within a broader process of social and political transformation that serves the best interests of the Malian people.
Par Manzi T. Karbou, Conseiller juridique à la Mission permanente du Togo auprès des Nations Unies
Il y a deux semaines, le 4 mars 2023, au terme de près de vingt années de travaux dont quatre de négociation ferme et directe, un traité sur la protection de la haute mer est né, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, à New York.
Qualifié d’historique, cet accord est destiné à contrecarrer les menaces qui pèsent sur des écosystèmes vitaux pour l’humanité. Il faut le dire, les océans sont l’un des principaux réservoirs de la biodiversité dans le monde, ce sont des puits de carbone essentiels à la régulation du climat et donc indispensables dans la lutte contre le dérèglement climatique. Ils constituent plus de 90 % de l’espace habitable sur la planète et abritent quelques 250 000 espèces connues ainsi que de nombreuses espèces encore inconnues.
Quelques mois après l’adoption d’un accord lors de la COP15 biodiversité, ce texte présente le double-avantage de réaffirmer la volonté d’atteindre l’objectif 30×30 (protéger 30 % des océans du monde d’ici à 2030) et d’ouvrir la voie à la création d’aires marines entièrement ou hautement protégées dans tous les océans du monde.
Cet accord est aussi important car il n’existe, pour l’heure, quasiment pas un seul texte qui protège la haute mer contre une exploitation et une destruction effrénée.
Samedi 4 mars donc, tard dans la nuit, les Nations unies se sont accordées sur un traité international de protection de la haute mer qui protège les espèces animales et végétales des régions situées à plus de 200 milles nautiques (370 kilomètres) de la terre ferme. Bref, les océans ne seront plus un espace de non-droit.
« C’est un jour historique pour la conservation et le signe que dans un monde divisé, la protection de la nature et des personnes peut triompher sur la géopolitique », a déclaré Laura Meller, chargée de campagne océans pour Greenpeace Nordic. Cette organisation et de très nombreuses organisations non gouvernementales étaient bien présentes aux négociations, aux côtés des délégués des Etats, afin de jouer le rôle de pression, parfois de catalyseur, nécessaire à l’adoption de ce texte important.
Intervenant le lendemain, Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, a félicité les délégués et, par l’intermédiaire de son porte-parole, a déclaré que l’accord était « une victoire pour le multilatéralisme et les efforts mondiaux pour contrer les tendances destructrices qui menacent la santé de nos générations futures ».
Que faut-il donc retenir concrètement de cet accord ?
C’est le 24 décembre 2017 que, par sa résolution n°72/249, l’Assemblée générale des Nations Unies a convoqué, une conférence intergouvernementale chargée d’élaborer un instrument juridiquement contraignant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine en haute mer (en anglais : « conservation and sustainable use of marine biological diversity of areas beyond national jurisdiction – BBNJ »). Ce processus s’inscrit dans le cadre de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982, dite Convention de Montego Bay. Les travaux de la conférence ont débuté avec une première session en septembre 2018, suivie d’une deuxième en mars 2019. La troisième session s’est tenue en août 2019. La quatrième session se tiendra deux ans plus tard en mars 2022, les pays membres ayant refusé d’envisager des discussions en ligne, dans la droite ligne de la nouvelle normalité que nous avaient imposé les conséquences de la covid-19. La cinquième et dernière session s’est déroulée en deux rounds : le 1er en août 2022 et le 2ème en mars 2023.
L’accord en lui-même s’articule autour de quatre piliers principaux, sur lesquels les Etats s’étaient déjà accordé depuis 2011. Véritable épine dorsale de cet instrument juridiques, les quatre piliers se déclinent comme suit :
Les ressources génétiques marines, notamment le partage des bénéfices :
Longtemps, les discussions ont été ralenties notamment en raison de désaccords sur le financement de la protection des océans et de la mise en œuvre des accords sur la pêche. Mais le principe du partage des bénéfices des ressources marines génétiques collectées en haute mer demeure un sujet sensible. Il a d’ailleurs cristallisé toutes les attentions lors des négociations. Les pays en développement, ne disposant pas des moyens de financer des expéditions et recherches coûteuses ont lutté pour être pris en compte par un partage équitable des ressources marines génétiques et du partage des bénéfices anticipés issus de la commercialisation de ces ressources.
Ainsi portée au cœur des débats, l’utilisation de ces ressources génétiques marines, demeure d’une importance capitale pour les recherches scientifiques.
« La Terre ne serait pas habitable sans les services rendus par les océans », rappelait Sophie Arnaud-Haond, chercheuse à l’Ifremer en écologie et évolution des organismes marins.
Grouillant de vie et d’espèces de tous genres, la haute mer abrite un nombre insoupçonné d’enzymes et de molécules potentiellement utiles pour les travaux des industries pharmaceutiques, agroalimentaires ou cosmétiques. « Un litre d’eau de mer contient un milliard de virus, des centaines de millions de bactéries, près de 100 000 microalgues et quelques zooplanctons », décrit Romain Troublé, le directeur général de la Fondation Tara Océan. Il ajoute que grâce à leurs expéditions, « nous avons découvert près de 200 millions de nouveaux gènes et surtout notre ignorance. On connaît un peu moins de 5 % des micro-organismes marins. Entre 500 000 et plus de 10 millions d’espèces différentes vivraient dans l’océan, dont seulement 280 000 ont été recensées ».
Dans cet univers, les experts pensent que les micro-organismes des océans sont à l’origine de la vie sur Terre. Ils fournissent des services écosystémiques essentiels à la vie. En particulier, ils génèrent 50 % de l’oxygène que nous respirons et captent le carbone que nous émettons. Des vaccins à ARN messager contre le Covid aux traitements contre le cancer en passant par les thérapies anti-sida, la découverte de ces ressources génétiques marines a permis des avancées scientifiques. « Il y a aussi des molécules phosphorescentes que l’on utilise pour l’imagerie médicale, d’autres encore nous intéressent pour leur capacité à résister à de fortes pressions ou à détoxifier leur environnement, ce qui permettrait de lutter contre les pollutions causées par des hydrocarbures », détaille Sophie Arnaud-Haond.
Les micro-organismes marins sont également utilisés pour comprendre comment le changement climatique affecte la biodiversité marine, qui est déjà affectée par l’acidification des océans et la perte d’oxygène dans certaines régions.
Il est bien connu que l’importance des ressources génétiques marines n’est plus à prouver et la course à leur recherche et à leur développement ne fait que commencer. Alors que la plupart des pays comprennent l’importance de protéger la biodiversité marine, il est tout aussi clair que les pays développés exploitent et bénéficient déjà de cet énorme potentiel qu’offrent nos océans.
C’est pourquoi les négociations ont longtemps butté sur la question de la répartition des bénéfices en haute mer. Même si la haute mer n’appartient à personne, peu de pays ont la capacité de collecter ces ressources génétiques marines, ce qui nécessite la mobilisation de moyens financiers et techniques importants.
C’est donc à juste titre que les pays en voie de développement demandent un pourcentage des bénéfices issus des brevets qui reposent sur ces ressources.
Le texte propose donc l’instauration de royalties. Les entreprises qui découvrent des molécules intéressantes en haute mer devraient payer un pourcentage des bénéfices de la commercialisation des brevets basés sur la même molécule. Ces revenus financeront la protection des aires marines protégées (AMP) et pourront financer la recherche dans les pays en développement. Pour donner un exemple très précis, si Pfizer développait un nouveau vaccin basé sur des ressources génétiques de haute mer, il devrait verser une certaine somme au fonds créé à cet effet. L’argent devra également servir à développer des projets internationaux pour le bien commun avec des chercheurs de haut niveau.
Les outils de protection de la biodiversité marine, en particulier les Aires Marines Protégées (AMP)
Les services rendus par l’océan et ses écosystèmes constituent un patrimoine naturel extraordinaire. Malheureusement, les pressions anthropiques et les impacts liés au changement climatique affectent le milieu marin, ainsi que les économies nationales et les populations qui en dépendent.
C’est pour réduire ces impacts que les Aires Marines Protégées (AMP) ont été créées par des pays avec pour but d’améliorer la conservation de la biodiversité marine dans les zones qui sont sous leur juridiction. Jusqu’alors, la majeure partie des AMP se trouve dans les eaux territoriales et donc sous juridictions nationales.
Tout le mérite de cet accord est d’instituer des AMP dans des eaux qui n’appartiennent à aucune entité spécifique. Ainsi, dans le cadre de cet accord, les AMP auront pour objectifs, entre autres, de protéger, préserver, restaurer et maintenir la biodiversité et les écosystèmes, notamment en vue d’améliorer leur productivité et leur santé, et renforcer la résilience aux facteurs de stress, y compris ceux liés au changement climatique, à l’acidification des océans et à la pollution marine. Ils visent également à renforcer la coopération et la coordination dans l’utilisation des outils de gestion par zone, y compris les aires marines protégées, entre les États, les instruments et cadres juridiques pertinents et les organismes mondiaux, régionaux, sous-régionaux et sectoriels compétents.
Pour ce faire, il est prévu qu’un fonds soutienne les États parties en développement, en particulier les pays les moins avancés, les pays en développement sans littoral, les États géographiquement défavorisés, les petits États insulaires en développement, les États côtiers d’Afrique, les États archipels et les pays en développement à revenu intermédiaire, en tenant compte de la situation particulière des petits États insulaires en développement, par le renforcement des capacités et leur développement ainsi que le transfert de technologies marines dans l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi, la gestion et l’application d’outils de gestion par zone, y compris les zones marines protégées.
Il faut relever tout de même que cet objectif est un enjeu assez complexe dans la mesure où l’application du droit international est de manière générale un peu compliquée. On ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque usager de la mer. On devra donc s’orienter à travers des outils technologiques tels que l’imagerie satellitaire qui permet d’avoir une surveillance globale de ces aires. L’enjeu c’est aussi que les plans de gestion de ces futures aires prévoient les moyens nécessaires à la surveillance des activités et l’application des futurs plans de gestion. Pour cela, on peut se reposer sur de plus en plus d’outils développés par des États, et des organisations non gouvernementales pour avoir un suivi régulier des flottes de pêches par exemple.
Les évaluations d’impact environnemental des nouvelles activités humaines en haute mer
Obligation est faite aux Etats parties du futur traité de conduire des études d’impact sur l’environnement avant toute activité en haute mer. Le texte prévoit un système commun, rigoureux, intégré, indépendant et fondé sur la science pour évaluer, gérer et surveiller les impacts individuels et cumulés des activités humaines et du changement climatique sur la biodiversité marine en haute mer. Il est important que les activités affectant la biodiversité soient évaluées par rapport à des normes communes et élevées et que les pays développent des évaluations environnementales stratégiques pour former une base de connaissances partagée et prendre les décisions nécessaires pour protéger la biodiversité marine.
Il établit que tout Etat partie ayant juridiction ou contrôle sur une activité planifiée qui doit être menée dans des zones marines relevant de sa juridiction nationale détermine que l’activité peut entraîner une pollution substantielle ou des modifications importantes et nuisibles du milieu marin dans des zones situées au-delà de sa juridiction nationale. Si tel est le cas, qu’il puisse établir les études conformément, soit aux normes prévues au plan international, soit en vertu de son droit national, et dans ce dernier cas, en veillant à respecter des conditions établies par le texte et qui seraient précisées par les prochaines étapes de la mise en œuvre de l’instrument.
Le renforcement des capacités et le transfert des technologies marines au profit des États en développement
En adoptant le texte, les États parties, directement ou par l’intermédiaire des organisations internationales compétentes, encouragent la coopération dans les domaines du renforcement des capacités et du transfert des technologies marines pour aider les pays en développement à atteindre les objectifs du prochain traité.
Il s’agit donc d’un enjeu clé pour la mise en œuvre du futur instrument. Les négociateurs ont élaboré des types et des modalités de renforcement des capacités et de transfert de technologie marine, ainsi que des centres d’échange envisagés à cet effet.
Les documents de négociation énumèrent divers types d’activités de transfert de technologies marines et de renforcement des capacités, telles que les infrastructures, les capacités de recherche scientifique, le partage d’informations et de technologies, la diffusion d’informations ou la création de centres régionaux d’excellence.
En ce qui concerne les modalités de transfert des techniques marines par exemple, le document propose plusieurs options fusionnées qui permettront de créer des « package » dont la mise en œuvre pourrait se décliner de différentes manières.
En tout état de cause, cette étape est très cruciale pour les pays en développement puisque le renforcement des capacités sera, de toutes les façons, basé sur les besoins des bénéficiaires.
Que retenir pour l’Afrique ?
L’Afrique a été bien représentée au cours des négociations ayant abouti à l’adoption du BBNJ. Partie sur la base d’une position commune africaine, l’équipe de négociateurs des pays africains a pu également compter sur le soutien de la Commission de l’Union africaine, notamment à travers le bureau du Conseiller juridique de l’UA, mais aussi d’un engagement salutaire du bureau des affaires juridiques de la Mission permanente d’observation de l’UA auprès des Nations Unies à New York.
Il est important de préciser que c’est grâce à l’engagement (personnel et consciencieux) des négociateurs issus des pays africains et de la mise en œuvre d’un position commune africaine que la voix de l’Afrique a pu être entendue dans le déroulé des négociations de cet instrument. Mais alors que gagne l’Afrique ?
Enfin un instrument qui fait face à la sur-exploitation et la sur-pêche dans les eaux internationales
Contrairement à plusieurs autres instruments avant lui, l’accord portant sur le BBNJ est un instrument juridique contraignant, au sens onusien du terme, c’est à dire que les Etats l’ayant ratifié auront l’obligation de mettre en œuvre ses dispositions. L’accord contient également en son sein un système de suivi et de contrôle du respect de ces obligations.
Autre élément, l’océan est l’objet d’une surexploitation massive. Avec la mondialisation du commerce, plus de 90% des marchandises issues du commerce international passent par les océans. Il y a donc de plus en plus de bateaux et de cargos de transport en circulation, entrainant des pollutions chimiques et plastiques de masse ainsi que des nuisances sonores d’un niveau tel qu’elles perturbent tout l’univers sous-marins et les écosystèmes connus et inconnus.
Mais l’océan est aussi un milieu riche que l’on exploite aussi pour produire de la nourriture.
La surpêche est désormais un problème bien connu : de nombreuses espèces menacées d’extinction éprouvent de plus en plus de difficultés à se reproduire et se renouveler à cause du développement massif de la demande en produits halieutiques et ce à un rythme trop rapide. Des techniques de plus en plus invasives sont utilisées dans le monde entier pour pêcher de plus en plus de poissons de manière toujours plus rapide et moins coûteuse. Le problème est que ces méthodes, telles que le chalutage en eaux profondes ou la pêche électrique, ont des conséquences énormes sur les écosystèmes marins et détruisent une bonne partie de la faune et de la flore.
La haute mer devient « patrimoine commun de l’humanité », après un marathon de 15 ans de négociations
Ce point fait partie, sinon, est le dernier de ceux qui ont tenu en haleine les discussions et qui les ont prolongés les dernières heures. Il faut dire que c’est un enjeu majeur pour les pays en développement, plus précisément les pays africains.
Dans l’esprit des textes juridiques qui, depuis 1958, se sont penchés sur l’identité juridique ou l’utilisation et l’exploitation des mers, la haute mer a presque toujours été qualifié de « vaste espace de liberté pour tous ». Et malheureusement, cette définition trop romanesque de la mer a provoqué chez l’homme toutes sortes d’utilisation de cet espace, entrainant pollution et surpêche.
A l’heure où les enjeux climatiques et environnementaux ont plus que jamais besoin d’un océan résilient, où les entreprises privées et leur théorie de maximisation des profits tendent à supplanter l’intérêt collectif au profit des leurs, il est devenu essentiel de protéger ce domaine maritime qui représente 70% de la surface des océans.
L’on peut se réjouir que toutes les régions océaniques aient désormais un statut institué par un nouveau traité pour la protection de la biodiversité en haute mer adopté ce 4 mars 2023.
La préservation de l’environnement en Afrique est un sujet soulevant de multiples questions comme : Peut-on préserver l’environnement sans altérer le développement économique des pays du continent ? Ou encore la gestion occidentale de l’environnement en Afrique cause-t-elle un problème de souveraineté comme nous avons analysé dans une récente tribune sur le procès contre le projet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie (voir le lien en bas de page).
Pourtant, la question n’est pas récente. Depuis près de 150 ans, l’enjeu de la sauvegarde de la nature en Afrique a engendré des conséquences lourdes, sans pour autant atteindre son objectif supposé.
En 2020 l’enseignant-chercheur en Histoire, Guillaume Blanc, écrit « L’invention du Colonialisme vert : pour en finir avec le mythe de l’Eden africain », essai dans lequel il tente de démontrer que la politique de développement des parcs nationaux en Afrique est un désastre humain, social et politique. Ainsi, à travers l’ouvrage et les interviews de l’historien, nous chercherons à savoir en quoi les tentatives de préservation de l’environnement en Afrique parlent bien plus d’histoire coloniale, de stratégies politiques et économiques et de bouleversements socioculturels que de nature. Nous nous demanderons également si la politique des parcs est si écologique qu’elle le prétend.
Les parcs nationaux : espaces de violence
Guillaume Blanc, maître de conférences en Histoire à l’Université Rennes II, a soutenu sa thèse sur les parcs nationaux au Canada, en Ethiopie et en France. En Ethiopie, le chercheur va se pencher sur le parc du Simien, dans lequel il passe trois années cumulées, entre 2007 et 2019. Dans le cas spécifique de ce parc, ce sont plus de 2 500 personnes qui sont expulsées par les experts. « Des gardes leur disent de signer des papiers et partir. Le départ est volontaire officiellement mais, il n’y pas réellement de choix. Les habitants ne conçoivent pas de dire non à un représentant de l’autorité », explique Guillaume Blanc. De fait, les populations locales intègrent l’idée qu’il faut préserver la nature et qu’elles sont, par leurs simples activités et leur simple existence, un obstacle à cette préservation. Mais bien plus que des espaces de violence psychologique, les parcs sont aussi des espaces qui mettent en question la survie des agriculteurs et des bergers. Environ 14 millions d’habitants ont été expulsés de leurs résidences au XXe siècle en Afrique et encore plusieurs dizaines de millions reçoivent amendes et peines de prison. Leurs fautes : cultiver la terre et chasser. Le parc détruit ainsi tout un écosystème et des modes de vie.
Historiquement, on observe une césure entre la pré-décolonisation et la post-décolonisation. Avant les indépendances, les colons ménagent les populations car ils les administrent. L’exemple étasunien où l’économie extractive asséchant les sols avait provoqué le déplacement des populations et entraîné des révoltes, est retenu. Il ne faut pas reproduire des situations pouvant engendrer des soulèvements. Après la décolonisation, seule la nature compte. Les expulsions sans ménagement se multiplient, tout comme les peines de prison pour chasse du petit gibier. Des villages sont aussi brûlés. Le tout sous le regard de l’Unesco qui se félicite des « actions écologiques » menées sur le continent, tout en gardant le silence sur la nature desdites actions.
Le procès contre le projet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda et Tanzanie, le démontre (voir en bas de page l’analyse de l’auteur parue dans nos colonnes). Guillaume Blanc rappelle, néanmoins, que la violence est inhérente à la création des parcs et non au seul cas africain. A l’inauguration du parc de la Vanoise en 1963 (Premier parc national en France), des habitants du parc, refusant la transformation forcée de leur territoire accueillent le ministre avec des fusils.
La spécificité africaine : un fétichisme depuis la colonisation
Pour Guillaume Blanc, il est impossible de comprendre l’expulsion des cultivateurs du parc du Simien si l’on ne revient pas au mythe de l’Eden africain datant de la colonisation. Les colons qui migrent en Afrique quittent l’Europe en pleine post-révolution industrielle ; une Europe où l’urbanisation est grandissante. Arrivés en Afrique, ils trouvent la forêt, la savane, des lieux qu’ils pensent non-altérés par l’Homme. Pourtant, pour l’historien : « On a une idée absurde consistant à croire en une Afrique vierge, naturelle, sauvage. Idée aussi absurde que de croire que l’homme africain n’est pas entré dans l’Histoire ». Mais, pour ces colons, la nature africaine devient une mission : protéger, ici, ce qu’ils n’ont pas été en mesure de protéger chez eux. « A partir des années 1930, se développe l’idée que l’on peut détruire en Europe parce que l’on protège en Afrique. Plus la nature disparaît en occident, plus elle est fantasmée en Afrique ». Ainsi, le chasseur local devient un braconnier dont il est bon de stopper les nuisances. En réalité, ce sont les expropriations commises par les colons, afin de réaliser leurs ambitions minières et extractives, qui transforment les habitudes des populations locales et accroissent les activités de chasse. « Les colons de l’époque sont incapables de voir que les désastres écologiques auxquels ils assistent sont dus à leur présence », précise Guillaume Blanc qui donne en exemple le développement fulgurant du trafic de défense d’éléphants en Afrique de L’Ouest, à l’arrivée des colons, avec 65 000 pachydermes tués par an ; les braconniers locaux ayant trouvé un nouveau débouché en la personne du colon européen et américain, très demandeur. «Plus le colon détruit la nature africaine, plus il la met en parcs ».
En 1960, l’UICN (l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature) lance le Projet Spécial pour l’Afrique, lors de sa septième assemblée générale à Varsovie. Ce projet, soutenu par l’Unesco et la FAO (l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’Agriculture), consiste, dans un premier temps, à inscrire l’idée de la conservation dans les programmes des dirigeants africains. Ensuite, lors de la conférence d’Arusha (Tanzanie) en 1979, est créée la WWF (World Wildlife Fond) dont le but est, à la fois, de financer la venue d’experts occidentaux en Afrique pour aider les dirigeants africains dans les projets de préservation, mais également « faire face à l’Africanisation des parcs » selon les termes des experts de l’époque, ce qui signifie : contrecarrer les conséquences des décolonisations. Durant ces années, « on assiste à la reconversion des administrateurs coloniaux en experts internationaux, qui vont poursuivre leur combat préservationniste en Afrique : mettre plus de terres en parcs et empêcher les hommes et les femmes de cultiver », décrypte Guillaume Blanc.
Deux poids, deux mesures
Dans ma tribune TotalEnergies en Afrique de l’Est : l’environnement face au développement, je demandais comment un pays comme la France – qui a sacrifié une part considérable de ses ressources vertes à la révolution industrielle- pouvait aujourd’hui, via des ONG, altérer les stratégies de développement de pays africains, au nom de l’écologie. Là aussi, le deux poids deux mesures n’est pas nouveau. L’historien nous apprend, par exemple, que l’Unesco classe au patrimoine mondial de l’Humanité le parc des Cévennes, en France, au nom de l’agropastoralisme. La valeur universelle du parc s’expliquerait par la manière dont l’activité des bergers et des cultivateurs a façonné le territoire. Le parc des Cévennes est une histoire d’adaptation : comment l’homme adapte la nature à son activité.
Pourtant, lorsque l’on se penche sur le parc du Simien, en Ethiopie, sa valeur universelle qui lui vaut d’être classé à l’Unesco, réside dans « Les paysages spectaculaires et les espèces endémiques ». Ainsi, l’activité humaine est valorisée en France mais considérée comme néfaste en Afrique. L’agropastoralisme est, en France, une histoire d’adaptation de la nature, là où, en Ethiopie elle est une affaire de dégradation de celle-ci. « Attention au vocabulaire, nous met en garde Guillaume Blanc. Nous, nous avons des peuples, eux, ils ont des ethnies. Nous on défriche, eux, ils déforestent. Nous on exploite eux, ils dégradent ».
La faute à la pop-culture et aux textes-réseaux
Cette mythification de l’Afrique sauvage est, selon le professeur-chercheur, largement entretenu par deux phénomènes : l’imaginaire et les experts. Le Guide du Routard, Lonely Planet ou encore les voyages de David Attenborough diffusés sur la BBC, sont autant de programmes qui inscrivent dans l’esprit des gens que l’Afrique est une terre quasiment vierge. Dans National Geographic, les braconniers sont régulièrement déshumanisés, tandis que l’on prête aux animaux des caractéristiques et des sentiments humains. Les animaux en Afrique ont une identité, ont un libre arbitre et sont plus précieux que l’Homme africain. Dans son ouvrage, Guillaume Blanc illustre cette anthropomorphisation à outrance avec le film d’animation Disney de 1994 Le Roi Lion. « Dans ce film, les lions sont des autocrates éclairés seuls capables de restaurer le cycle de la vie. Pour cela, ils vont devoir se battre contre des hyènes qui, elles, brûlent la savane. Les conservationnistes en Afrique sont les lions. Les rois détrônés qui sont les seuls à préserver la nature. Ils ne s’en prennent pas à des hyènes mais à des paysans. (…) Sans compter que dans cette Afrique [de Disney], il n’y a aucun Africain». Cette anthropomorphisation fait que: «Nous nous sentons plus proches des éléphants ou des lions que de l’Africain. (…) C’est ce que fait également que nous ne sommes pas choqués par les injustices sociales créées par les actions de l’Unesco et la WWF ».
Ensuite, Guillaume Blanc décrit le concept des textes-réseaux, à savoir de fausses vérités assénées tant de fois, par des experts autoproclamés, que l’on finit par les prendre pour des vérités absolues qu’il devient impossible de remettre en question. Les textes-réseaux, aussi, entretiennent les clichés sur la nature africaine. Par exemple, l’historien accuse les botanistes européens d’avoir lu l’histoire à l’envers dans leur analyse du couvert forestier ouest-africain. Ils découvrent des villages entourés d’une ceinture forestière. L’hypothèse des botanistes étant que, précédant l’Homme, se trouvait une grande forêt primaire, détruite au fur et à mesure de l’accroissement de la population humaine. La réalité est inverse. En Afrique de l’Ouest, avant les Hommes, il y avait de la savane. Puis, l’arrivée de l’Homme, l’agriculture et la fertilisation des terres, ont permis la pousse des arbres. Et les populations se dotent elles-mêmes, de cette couverture forestière.
Puis, Guillaume Blanc livre un exemple, plus parlant encore, de ce phénomène de textes-réseaux : dans les années 1960, un expert de la FAO, H.P. Hoefnagel, visite Addis-Abeba durant une semaine. Il étudie le rapport d’un forestier canadien datant de 1946, dans lequel est stipulé qu’il y a, à Addis-Abeba, 5% de couverture forestière, à cette époque. Puis, il consulte une seconde estimation, d’un forestier allemand qui affirme qu’aux alentours de 1900 cette couverture forestière représentait 40% du territoire. Dans son rapport, Hoefnagel proclame donc que la forêt est passée de 40% du territoire à 5% en un demi-siècle, dans la capitale éthiopienne et que l’Homme en est la cause. « Ces chiffres vont circuler partout, à une époque où l’on a peur de l’explosion démographique africaine. Le problème est que, lorsqu’on lit ‘’Une Vérité qui dérange’’ d’Al Gore, livre grâce auquel il obtient le prix Nobel, on retrouve ces chiffres qui ne reposent sur aucune enquête scientifique localisée ».
Le parc : un outil au service des dirigeants africains
Si l’on mentionne souvent l’utilisation des dirigeants africains par les experts occidentaux pour contrôler la nature, Guillaume Blanc rappelle que les dirigeants africains y trouvent également leur compte. Voilà pourquoi, selon lui, la politique des parcs revêt une dimension post-coloniale et non néo-coloniale. Dans une interview accordée à la librairie Mollat en 2020 -à l’occasion de la sortie de son ouvrage-, le professeur-chercheur confit les propos tenus par Julius Nyerere en 1960, alors qu’il est Premier ministre de Tanzanie : « Nyerere présidait la conférence concernant le Projet Spécial pour l’Afrique. Devant les experts, il dit ‘’nous voulons poursuivre le travail accompli’’, mais lorsqu’il s’adresse aux Tanzaniens, il dit ‘‘je n’ai pas l’intention de passer mes vacances à regarder des crocodiles, mais apparemment, les occidentaux sont prêts à investir des millions pour le faire’’ ».
Mais les revenus du tourisme ne sont pas l’unique gain lié au développement des parcs, pour les dirigeants africains. Toujours en Tanzanie, pays socialiste dans les années 1960, qui cherche à collectiviser les campagnes- les parcs vont favoriser le déplacement de populations. Ces déplacements forcés faciliteront le processus de collectivisation par la construction de grands villages. Idem en Ethiopie où l’Empereur Haïlé Sélassié tente de façonner un état centralisé. Il décide de construire ses parcs chez les nomades, dans les maquis, sur les territoires sécessionnistes. Le mouvement de populations seront coercitifs, violents, mais se réaliseront avec la bénédiction de la communauté internationale, étant donné que l’argument premier avancé sera la préservation de la nature.
Enfin, en République Démocratique du Congo (ex-Zaire), le président Mobutu Sese Seko, exploitera les parcs pour essayer de maîtriser l’insurrection. Il fait construire les parcs de Kahuzi-Biega et de la Maiko, dans le Kivu (l’Est du pays) où Laurent-Désiré Kabila monte son opposition. « Les parcs sont un excellent moyen de s’imposer, de planter un drapeau dans des territoires que les dirigeants peinent à contrôler. Dans cette alliance entre l’expert et le dirigeant, le grand perdant est, systématiquement, l’habitant ».
Les parcs sont-ils écologiques ?
En lieu et place de préserver la nature, les politiques environnementales, en Afrique créent des dommages sur de nombreux pans de la société, tout en insérant dans l’esprit des occidentaux des idées répandues fausses : « Dans les théories néomalthusiennes, les trop nombreux sont toujours les autres. La supposée surpopulation africaine est une idée sans fondement », lance Guillaume Blanc.
Comme le précise l’historien Nicolas Patin, maître de conférences à l’Université Bordeaux- Montaigne : « Tout le monde a un avis sur la manière dont l’Afrique devrait être préservée de sa propre population », sans pour autant se demander si la politique des parcs est réellement écologique.
Selon Guillaume Blanc : « Le coup écologique des visites dans les parcs équivaut à détruire le ressources mises en parc, en Afrique. Il ne s’agit pas d’une protection de la nature mais d’une consommation de la nature ».
Pour l’auteur de L’invention du colonialisme vert : pour en finir avec le mythe de l’Eden africain, les solutions sont multiples : « Les bergers et cultivateurs, que l’on expulse des parcs, produisent eux- mêmes leur nourriture, se déplacent à pied (…) n’achètent que peu de viandes, de poissons, de nouveaux vêtements. Ils n’ont ni smartphones ni ordinateurs. Bref, si l’on voulait sauver la planète (…) il faudrait vivre comme eux, ou s’en inspirer. Pourquoi s’en prendre à eux ? Tout simplement pour éviter de s’en prendre à nous-mêmes. Pour s’exonérer des dégâts que l’on cause partout ailleurs ». Par ailleurs, il préconise un système de co-évolution où humains et non-humains sont sur un pied d’égalité : « Cela fait 150 ans qu’une idée reçue existe : l’Homme africain détruit sa nature. Mais, après 150 ans, elle n’est toujours pas détruite. Pourquoi ne pas faire en Afrique ce que les institutions internationales font en Europe : soutenir le pastoralisme et l’agriculture. L’écologie qui répondrait à une idée de la nature sans les Hommes ne marchera jamais, car les humains font partie du vivant ».
Références
Guillaume Blanc, 2020, L’invention du colonialisme vert : pour en finir avec l’Eden africain, Editions Flammarion.
Giovanni Djossou, TotalEnergies en Afrique de l’Est : l’environnement face au développement, https://www.lafriquedesidees.org/totalenergies-en-afrique-de-lest-lenvironnement-face-au-developpement/
Interview de Guillaume Blanc à la Librairie Mollat (2020) https://www.youtube.com/watch?v=I5MzCxdWvuk
Mahamadou N’fa SIMPARA, doctorant en Relations internationales à l’Université Mohammed V de Rabat, auteur chez l’Harmattan-Paris.
Les crises sécuritaires que connaissent de nombreux pays africains ont suscité des interrogations sur la capacité des structures chargées de les résoudre. En effet, les instances continentales, régionales et sous-régionales africaines sont, à différents niveaux, mises au défi de prouver leur capacité à répondre aux défis africains. Et à cet effet, compte tenu de la situation sécuritaire tendue dans plusieurs régions du continent, nombreuses organisations régionales ou plateformes de coopération sécuritaire ont endossé l’ambition de venir à bout de la crise sécuritaire en Afrique.
Les décisions de la 62e session ordinaire de la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) témoigne de cette ambition de l’organisation à travers le courageux projet de mise en place d’une force régionale anti-terroriste, notamment concentré sur le Sahel[1], et anti-coup d’État et dans le même sens de contribuer d’urgence à hauteur d’un 1 milliard de dollars au fonds régional de lutte contre le terrorisme, dans le cadre de la mise en œuvre de son plan d’action prioritaire 2020-2024 pour l’éradication du terrorisme.
Dans un cas similaire, la communauté de l’Afrique de l’Est qui a vu l’adhésion de la RDC en début d’année 2022 se trouve dans l’urgence d’apporter une réponse rapide et efficace à la crise sécuritaire impliquant les deux voisins rwandais et congolais autour du dossier chaud du M23.
Au côté des organisations sous-régionales relevant de la communauté économique africaine, les plateformes de coopération militaire à l’image de la Force multinationale mixte sous la houlette de la commission du bassin du lac Tchad ou encore plus récemment le G5 Sahel, apportent une approche nouvelle défaite des lourdeurs bureaucratiques et diplomatiques, en termes de gouvernance sécuritaire en Afrique.
Toutefois, cette volonté incarnée des groupements sous-régionaux et du modèle proposé par les plateformes de coopération militaire, à prendre le relais dans leurs régions respectives soulèvent autant de questions logistiques, juridiques et financières qu’elle n’apportent de réponses.
Entre autres, se sont posées des questions telles que les implications directes et/ou indirectes d’un tel positionnement des Communautés Économiques Régionales (CER) et des plateformes de coopération sur le projet continental de l’architecture africaine de paix et de sécurité, les atouts et limites des trois niveaux continentaux de gestion de la crise sécuritaire (UA, CER, Plateformes de coopération), le risque élevé de chevauchement d’initiatives similaires au but commun…
L’ouvrage[2] de l’OUA au G5 Sahel : une brève histoire de la gouvernance sécuritaire en Afrique paru aux Éditions de l’Harmattan-Paris en décembre 2022 tente de répondre à quelques-unes de ces questions avec un regard « institutionnaliste » du traitement des questions sécuritaires et un détour historique notamment au sein de l’UA, de la CEDEAO et du G5 Sahel.
Multiples outils et très peu de coordination
S’il y a une chose dont on est sûr en matière de lutte contre l’insécurité en Afrique, c’est que les organisations régionales africaines n’ont pas manqué d’instruments juridiques et de mécanismes d’action dans ce domaine. En effet, plusieurs initiatives ont été prises à différents niveaux. Pour la seule organisation continentale, l’UA, en plus de la panoplie d’instruments juridiques adoptés depuis la Déclaration de Kampala de 1991 sur la sécurité, la stabilité, le développement et la coopération en Afrique, a mis en place, à travers le protocole sur la création du Conseil de paix et de sécurité (CPS), l’Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS). Une initiative qui, avec ses forces et ses faiblesses, est devenue l’instrument par excellence de la lutte contre le terrorisme sur le continent.
Les organisations sous-régionales, telles que la CEDEAO, la SADC, etc., suivent également la même dynamique, d’abord par le biais des forces régionales en attente, puis par l’adoption de nouveaux instruments juridiques ou de plans d’action, élargissant ainsi leurs domaines d’action aux questions politiques et de sécurité.
Cependant, ces différents mécanismes, qu’ils soient continentaux ou régionaux, souffrent de graves lacunes, notamment en termes de coordination. L’absence d’un document des organisations sur la gouvernance partagée des questions de sécurité entre l’UA et les CER entraîne des problèmes de chevauchement entre les différents acteurs impliqués dans les processus de résolution des conflits. Au mieux, c’est le cas ; au pire, l’organisation continentale ne partage tout simplement pas le même agenda que son avatar régional.
Dépasser l’impasse
L’approche des organisations africaines sur les questions de sécurité, notamment celle relative à la lutte contre le terrorisme, se heurte à plusieurs impasses. Les plus urgentes peuvent se résumer en deux : d’abord, reconnaître le caractère hétérogène et très diversifié des régions, des conflits et de leurs enjeux afin d’établir une approche originale qui ne se limiterait pas au seul modèle générique de » maintien de la paix » et de » consolidation de la paix » comme on le constate habituellement.
La deuxième urgence est d’établir un cadre étroit de collaboration entre l’organisation continentale et ses avatars régionaux. En effet, en raison du manque de synergie entre les organisations régionales ayant une connaissance approfondie de leurs régions respectives et l’organisation panafricaine dans son rôle de leader dans la conduite des politiques continentales, il naît à chaque occasion des plateformes de coopération dont la finalité est identique à celle poursuivie par les organisations du même périmètre d’intervention.
En ce sens, si l’initiative des cinq États sahéliens (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad) pour vaincre le terrorisme à travers la création en 2014 du G5 Sahel n’était pas la preuve de l’échec cuisant des mécanismes régionaux et continentaux de maintien de la paix et de la sécurité sur le continent, elle a été la vitrine du manque de coordination entre l’organisation sous-régionale (CEDEAO) et l’organisation continentale (UA) pour mettre en place une politique commune de lutte contre l’insécurité dans la région. Pour aller plus loin, le rôle de leader joué par certains partenaires internationaux comme la France à travers son opération Barkhane a une fois de plus affaibli le rôle crucial des acteurs africains. Ce rôle gagnerait à être coordonné par un Memorendum of Understanding (MoU) entre la CEDEAO et l’UA, impliquant l’ONU à l’échelle mondiale.
Conclusion
Les organisations africaines sont mises au défi de concevoir un modèle d’intégration sécuritaire dans lequel les diverses initiatives entreprises, plutôt que de s’exclure mutuellement, deviennent complémentaires. Cela permettra d’éviter la création d’alliances à la première occasion, dont la viabilité est temporaire et soumise à la politique des parties impliquées. Le Sahel, et au-delà, offre aux décideurs africains un laboratoire pour la gouvernance multilatérale de la sécurité en raison des innombrables institutions (internationales et africaines) et États impliqués dans le processus de pacification de la région.
[1] L’espace géographique regroupant principalement la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Burkina et le Tchad. Il représente à lui seul 40 % de l’espace géographique de l’organisation.
[2] Simpara Mahamadou N’fa, De l’OUA au G5 Sahel : une brève histoire de la gouvernance sécuritaire, Harmattan-Paris, Collection Études africaines, 2022.
Par Dominique Nkoyok, analyste à l’Afrique des Idées
« Que les gens aient faim en Afrique au 21ème siècle n’est ni inévitable ni moralement acceptable », écrivait en 2006 l’organisation internationale Oxfam dans son document d’information sur les causes de la faim en Afrique[1].
Mais force est de constater la récurrence des crises alimentaires qui continuent de frapper le continent Africain depuis les années 1970. En 2021, plus de 278 millions d’Africains étaient en situation d’insécurité alimentaire[2]. De nombreux observateurs et organisations internationales et régionales[3] ont alerté sur le risque d’aggravation de la famine en Afrique en raison de la crise ukrainienne qui a débuté en février 2022.
L’Afrique des Idées a souhaité porter le débat sur l’impact de la guerre en Ukraine sur la crise alimentaire en Afrique, et sur les causes identifiées et les réponses envisagées pour combattre ce fléau qui frappe le continent africain depuis plusieurs décennies.
Etat des lieux : l’Afrique en proie à des crises alimentaires récurrentes
L’Afrique a connu plusieurs crises alimentaires depuis les années 1970. Après les crises alimentaires de 1972[4] et 1984 qui ont touché l’Afrique subsaharienne, la famine et la malnutrition ont touché l’Afrique australe en 2006. En 2008, le continent a connu une nouvelle crise suite à l’augmentation des prix des denrées alimentaires, qui a donné lieu aux émeutes dites « de la faim » en Afrique subsaharienne. En 2011, c’était au tour de l’Afrique de l’Est de traverser une crise alimentaire, avant que les populations d’Afrique de l’Ouest ne soient de nouveau confrontées à l’insécurité alimentaire en 2012. En 2017, la famine a touché plusieurs pays de la corne de l’Afrique, dont la Somalie, le Kenya et le Soudan du Sud.
Depuis, la situation alimentaire ne s’est pas améliorée. Selon la Banque mondiale, 14,4 millions de personnes a<vaient besoin d’une aide alimentaire en 2020 en Afrique sahélienne. Ce chiffre est passé à 23,7 millions en 2021[5]. La Corne de l’Afrique pourrait quant à elle connaître sa plus longue période de sécheresse depuis 40 ans selon le centre climatique régional de l’Organisation Mondiale Météorologique pour l’Afrique de l’Est, ce qui aurait des conséquences graves sur la région déjà touchée par la famine et la malnutrition.
L’impact de la guerre en Ukraine sur la famine en Afrique
Comme le rappelle l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dans son rapport de mai 2022[6], la Russie et l’Ukraine occupent une place centrale dans l’agriculture mondiale en tant que principaux pays exportateurs de produits agricoles et de denrées alimentaires sur les marchés mondiaux. La Russie est le premier exportateur mondial de blé avec 18% des exportations mondiales en 2021. L’Ukraine se classe au 6e rang des exportateurs de blé la même année, avec 10% des exportations mondiales.
Les deux pays réalisent également à eux deux, près de 80% des exportations de maïs, d’orge, de colza et d’huile de tournesol sur les marchés mondiaux depuis 2018. Par ailleurs, la Russie est l’un des plus grand/important exportateurs d’engrais à l’azote, au potassium et d’engrais au phosphore.
Selon l’Agence Française de Développement, 33 pays africains importent 90 % ou plus de leur consommation de blé. Les plus grands importateurs étant les pays d’Afrique du Nord, et notamment l’Égypte qui importerait plus de 60 % de sa consommation de blé, l’Algérie 75 %, la Tunisie 62 % et le Maroc 38 %. Les céréales provenant de la région de la mer Noire représenteraient notamment 100% des importations de l’Érythrée, plus de 90% pour la Somalie et entre 70 et 80% pour la République Démocratique du Congo, selon le rapport 2022 d’iPES Food[7] et le rapport FAO 2022. En Afrique de l’Est, 84 % du blé serait importé en grande partie d’Ukraine et de Russie.
Le tableau ci-dessous, issu du rapport FAO 2022[8] présente les pays qui dépendent fortement des importations de blé en provenance de la Russie et de l’Ukraine en 2021.
Le 3 juin 2022, le président du Sénégal et de l’Union Africaine, Macky Sall, a rencontré en Russie par son homologue Vladimir Poutine pour demander la facilitation de l’exportation des céréales ukrainiennes vers le continent africain. Le 23 juillet 2022, la Russie et l’Ukraine ont conclu à Istanbul, dans le cadre d’une médiation menée par la Turquie et sous l’égide des Nations Unies, un accord pour le déblocage des exportations de céréales et produits agricoles, portant notamment sur 20 à 25 millions de tonnes de grains bloquées en Ukraine[9].
L’accord de juillet 2022 est une avancée importante pour pallier la hausse des prix des céréales et produits agricoles sur les marchés mondiaux et aux conséquences néfastes pour les millions de personnes souffrant de la faim, notamment sur le continent africain.
Néanmoins, plusieurs experts agricoles et économistes, rappellent que l’origine de la crise alimentaire en Afrique n’est pas la guerre en Ukraine, mais la fragilité des systèmes alimentaires sur le continent.
Selon Matthieu le Grix, expert agricole au sein de l’AFD, « la situation est effectivement alarmante, mais (…) l’Afrique subsaharienne en particulier n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour être dans une situation très préoccupante du point de vue de la sécurité alimentaire. En Afrique de l’Ouest, la situation se dégrade depuis trois ans maintenant ».
Ces propos font écho à la déclaration du directeur de la Banque africaine de développement, Akinwumi Adesina qui indiquait qu’avant le début de la guerre en Ukraine, « quelque 283 millions de personnes souffraient déjà de la faim » sur le continent africain.
De même, selon le rapport 2020 du Réseau de prévention des crises alimentaires (RPCA)[10], le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire est déjà en nette augmentation depuis ces cinq dernières années.
En 2021, la moitié de la population mondiale confrontée à la faim (768 millions de personnes) se trouve en Asie et un tiers en Afrique.
Situation de la faim dans le monde selon la FAO
Source : The state of food security and nutrition in the world 2022, FAO
Remédier aux causes des crises alimentaires
S’il est clair que la crise ukrainienne perturbe de façon majeure les marchés agroalimentaires mondiaux et menace d’exacerber la famine en Afrique, nombres d’experts internationaux tels que l’iPES Food[11] mettent en avant le fait que les faiblesses des systèmes alimentaires mondiaux amplifient les effets du conflit ukrainien sur la sécurité alimentaire. A cet égard, l’Afrique fait face à plusieurs défis nécessitant des actions :
La dépendance des pays africains à l’égard des importations alimentaires
De nombreux pays africains sont devenus dépendants des importations alimentaires, au détriment du développement du secteur agricole et de la construction de politiques alimentaires efficaces et résilientes au niveau national.
Réduire la dépendance vis-à-vis des importations nécessite que les Etats africains s’acheminent vers l’autonomie alimentaire. Pour cela, il est nécessaire de repenser les politiques agricoles sur le continent.
Repenser les politiques agricoles pour une souveraineté alimentaire
Selon la Banque africaine de développement, l’Afrique dépense près de 64,5 milliards de dollars par an pour l’importation de denrées alimentaires qui pourraient pourtant être produites par le continent.
Les politiques alimentaires doivent favoriser la sécurisation de la base productive et le développement des infrastructures rurales. Pour ce faire, des politiques publiques efficientes et leur mise en œuvre effective pour faciliter et prioriser l’accès au financement pour les projets agricoles, le soutien et la formation des agriculteurs aux nouvelles techniques de production améliorant les rendements et le développement d’infrastructures rurales sont essentielles.
Favoriser l’augmentation de la production par l’usage approprié des engrais
L’augmentation de la production agricole est l’un des leviers de la lutte contre la faim. Accroître l’utilisation des engrais tout en promouvant un usage tourné vers l’écoagriculture est à encourager. Or en 2020, l’application moyenne d’engrais par hectare de terre cultivée en Afrique subsaharienne par exemple avoisinait les 17 kg, contre une moyenne mondiale de 135 kg. Par ailleurs, l’Afrique dépend encore largement importations d’engrais.
Il est nécessaire de soutenir la chaîne de valeur des engrais en favorisant l’accès aux engrais pour les petits exploitants agricoles, la recherche sur les engrais biologiques, la production locale d’engrais à grande échelle, et la circulation des engrais à travers le continent.
Favoriser une réponse régionale pour anticiper les crises alimentaires
Le Programme détaillé de développement de l’agriculture en Afrique (PDDAA) porté par l’Union Africaine depuis 2003 dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), qui a notamment pour objectif l’accroissement de l’approvisionnement alimentaire et la réduction de la faim sur le continent africain offre un cadre d’intervention politique et stratégique qui pourrait être davantage exploité à l’échelle régionale.
De même, le développement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) en mettant l’accent sur les denrées alimentaires et les produits agricoles favorisera non seulement la consommation des denrées produites sur le continent mais aussi la chaîne d’approvisionnement des engrais.
Enfin, le renforcement des stocks publics nationaux et régionaux comme le fait déjà la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est également à encourager.
Le risque lié à la spéculation sur les denrées alimentaires
Les pays africains dépendants des importations de denrées alimentaires et produits agricoles subissent de plein fouet les augmentations de prix sur les marchés mondiaux. Or, les pays exportateurs auront tendance à limiter leurs exportations alimentaires pour garantir les disponibilités sur leur territoire en période de crise, ce qui intensifie les pénuries, faisant davantage monter les prix sur les marchés internationaux au détriment de pays pauvres et moins développés.
Ces chocs de prix étant manifestement exacerbés par la spéculation des investisseurs financiers, la lutte contre la spéculation sur les denrées alimentaires est un sujet central dans la lutte contre la faim sur le continent africain.
L’impact de la pauvreté, de conflits politiques et armés, et du changement climatique sur l’insécurité alimentaire
Malgré une diminution de la pauvreté en Afrique depuis 2000, une part importante de la population africaine vit toujours en dessous du seuil de pauvreté. La pauvreté est considérée comme l’une des principales causes de la faim. La pauvreté et l’insécurité alimentaire se renforçant mutuellement, la lutte contre la pauvreté est l’un des premiers piliers dans la lutte contre la faim[12]. Il en va de même pour l’’instabilité politique et les conflits qui ont un impact significatif sur la sécurité alimentaire en Afrique.
Sur le plan environnemental, l’adoption de solutions durables et résilientes pour lutter contre le changement climatique et la dégradation de l’environnement est essentielle dans la lutte contre la faim, afin de préserver le secteur agricole des perturbations qui entravent la croissance des cultures et les récoltes.
[1]Les Causes de la Faim : examen des crises alimentaires qui secouent l’Afrique, Document d’information Oxfam, juillet 2006.
[2] FAO, IFAD, UNICEF, WFP and WHO. 2022. The State of Food Security and Nutrition in the World 2022. Repurposing food and agricultural policies to make healthy diets more affordable. Rome, FAO.
[3] Dont entre autres, l’Union Africaine, l’Agence Française de Développement, le Bureau régional pour l’Afrique de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme Alimentaire Mondial , l’International Panel of Experts on Sustainable Food Systems, ou encore Aronu Chaudhuri, économiste au sein de la société d’assurance COFACE, Pierre Jacquemot économiste, Maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Paris, Sciences-Po Paris.
[4] Retour sur la famine au Sahel du début des années 1970 : la construction d’un savoir de crise, Vincent Bonnecase, Politique africaine 2010/3 (N° 119).
[5] Banque mondiale, Répondre à la crise alimentaire au Sahel en s’attaquant aux urgences et aux déficiences structurelles du système alimentaire ouest-africain, 10 mai 2022, accessible sur https://www.banquemondiale.org/fr/results/2022/05/15/afw-responding-to-the-food-crisis-in-the-sahel.
[6] Impact du conflit russo-ukrainien sur la sécurité alimentaire mondiale et questions connexes relevant du mandat de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Mai 2022.
[7] Comment l’incapacité à réformer les systèmes alimentaires a permis à la guerre en Ukraine de déclencher une troisième crise mondiale des prix alimentaires en 15 ans, et comment éviter la prochaine, Rapport spécial d’IPES-Food, mai 2022.
[8] Impact du conflit russo-ukrainien sur la sécurité alimentaire mondiale et questions connexes relevant du mandat de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Mai 2022.
[9] Selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM), le premier navire humanitaire affrété par les Nations Unies pour transporter des céréales ukrainiennes a quitté le port de Pivdenny en Ukraine le 16 août 2022, en direction de la Corne de l’Afrique.
[10] CSAO/OCDE (2020), Crise alimentaire et nutritionnelle 2020, analyses & réponses, Maps & Facts, no3, novembre 2020.
[11] International Panel of Experts on Sustainable Food Systems.
[12] Pierre Janin. Les politiques alimentaires en Afrique de l’Ouest : réponse au risque ou facteur d’insécurité ? Emmanuel Grégoire, Jean-François Kobiane, Marie-France Lange. L’Etat réhabilité en Afrique : Réinventer les politiques publiques à l’ère néolibérale, Karthala, pp.165-188, 2018.ird01525293.
Le 17 février, l’Elysée publie une déclaration conjointe sur la lutte contre la menace terroriste et le soutien à la paix et à la sécurité au Sahel et en Afrique de l’Ouest : « En raison des multiples obstructions des autorités de transition maliennes, le Canada et les Etats Européens opérant aux côtés de l’opération Barkhane et au sein de la Task Force Takuba estiment que les conditions politiques, opérationnelles et juridiques ne sont plus réunies pour poursuivre efficacement leur engagement militaire actuel dans la lutte contre le terrorisme au Mali et ont donc décidé d’entamer le retrait coordonné du territoire malien de leurs moyens militaires respectifs dédiés à ces opérations».
Désormais, c’est acté. La force Barkhane lève le camp et la France cesse ses opérations militaires au Mali. Après de longs mois de divergences sur fond de tension politique et géopolitique et de crispation des relations diplomatiques, le divorce est consommé entre Bamako et Paris. Le mariage aura tenu neuf ans (2013-2022) avant de connaître une évolution sinusoïdale avec de très fortes amplitudes ces derniers mois pour aboutir au non-retour.
Rappelons les circonstances. Janvier 2013, sous le joug de la menace djihadiste grandissante caractérisée par la progression rapide des groupes armés terroristes vers le centre du Mali après la conquête du Nord et de certaines villes (Tombouctou, Gao, Kidal et Tessalite), le président Dioncounda Traoré a sollicité une intervention militaire immédiate de la République française via son président d’alors, François Hollande, afin d’endiguer le mal de l’insécurité. Ce fut le début de l’opération Serval. Entre janvier 2013 et août 2014, environ 4500 hommes sont déployés par la France au Mali pour appuyer et organiser l’armée malienne dans la défense du territoire et recouvrer progressivement son intégrité territoriale. Serval permettra, un tant soit peu, une désintégration du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). Cependant, fin 2014, ce dernier se renforcera grâce à une union avec d’autres groupes Touaregs afin de poursuivre ses activités de conquête des territoires. Une nouvelle opération française, Barkhane, supposée mieux performer, prendra alors le relais de Serval avec environ 5000 hommes déployés sur les territoires malien, tchadien, nigérien et burkinabè, suscitant l’effervescence sociale.
Une politique mal orientée
Contre toute attente, le nouvel espoir du peuple malien n’en sera rien. Barkhane au Mali, faut-il le reconnaître, n’a pas fléchit au combat. C’est la politique africaine de la France au Sahel qui a été mal orientée. En effet, cette mission d’aide à la défense a servi de passerelle à la France pour protéger des zones stratégiques où elle a des concitoyens et des multinationales d’envergure. Effectivement, il est difficilement concevable de croire que la France consacrerait un budget annuel conséquent (par exemple Serval aurait coûté 646 millions d’euros au contribuable français en 17 mois d’intervention) au Sahel simplement pour la seule lutte contre le terrorisme. D’ailleurs, dans de nombreuses communications, les autorités françaises ont subtilement rappelé que Barkhane ne mène pas directement de guerre au Sahel et qu’elle soutient plutôt la FAMA et le G5 Sahel avec des renseignements. La menace terroriste a gagné du terrain au Sahel renforçant la fragilisation du pouvoir et des institutions étatiques au Mali. La conséquence est une désillusion et la naissance d’un sentiment de dépossession de l’économie nationale chez les acteurs privés et une partie de la jeunesse toujours plus pauvre face à une offensive des entreprises françaises dans l’espace CEDEAO durant la décennie 2010 (Auchan dans la grande distribution, Orange dans la téléphonie, Total dans la distribution de produits pétroliers, Bolloré dans la logistique, etc.).
Le début des temps difficiles
Les tensions sociales qui ont émergé au Mali courant 2020, et qui ont conduit à la saisie du pouvoir par les militaires en 2021, marquent le début d’une crise sans précédent au Mali. Alors que les autorités françaises et les institutions régionales s’interrogent sur la légitimé du nouveau pouvoir de Bamako, la junte insiste et persiste pour assumer pleinement les pouvoirs décisionnels à Bamako. La cristallisation des relations politique et diplomatique qui s’en est suivi entre le Mali et la CEDEAO, d’une part et la France d’autre part, a induit une demande de cessation imminente des opérations de la force Barkhane par le gouvernement de Bamako. Aujourd’hui, ce retrait est acté. Les autorités maliennes font ainsi preuve d’une résilience et d’une détermination vis-à-vis de la France, que plusieurs analystes et observateurs apprécieront. Mais faut-il réellement se réjouir ? Ce retrait des troupes françaises du Mali suscite plusieurs interrogations dont les réponses à ce stade restent à préciser.
Le moins que l’on puisse dire à ce stade c’est que, dorénavant, le Mali, plus généralement l’Afrique de l’Ouest, doit faire face à son destin et relever le défi de la sécurité et de la protection de sa souveraineté territoriale.
Est-elle prête ? Sans doute pas, eu égard à son potentiel militaire actuel. Le Mali est classé 99ème sur 140 pays en termes de puissance militaire, avec 18.000 militaires actifs et un budget de défense qui s’établit à moins de 600 000 USD en 2022 (Global FirePower Annuel Ranking). En sus, la situation socio-politique nationale ne prédispose pas à une cohésion au sommet de l’État afin de se concentrer sur la gestion de la crise sécuritaire.
Wagner avance
Le groupe Wagner tant plébiscitée constitue-t-il une solution viable ? Difficile d’avancer une réponse sans brume. Le groupe Wagner n’est officiellement connu qu’en qualité de société militaire privée russe ayant recours au mercenariat. Il n’y a donc pas de coopération directe entre le Mali et la Russie. Le recours à cette société pourrait coûter près de 10 millions de dollars (soit 16 fois le budget annuel de l’armée malienne), selon le chef du commandement américain pour l’Afrique, le général Stephen Townsend. Qu’elle en serait l’efficacité ? Pour rappel, le recours à une telle structure laisse peu de manœuvre pour de la négociation. Ce serait soit le combat ou le silence. La question sécuritaire pourrait se déplacer ainsi d’une zone à une autre ou laisser le Sahel avec une cellule dormante qui pourrait se structurer davantage et émerger comme ce fut le cas de l’État Islamique.
Au-delà de l’euphorie, peut-être mal placée, que suscite le départ de Barkhane sous la pression politique malienne (qui au passage prouve que les Etats africains sont bien indépendants), il convient de se prémunir contre un chauvinisme mortifère. Les autorités maliennes auraient dû définir une vraie et bonne stratégie. Bien que l’efficacité de Barkhane soit discutable, sa présence était néanmoins dissuasive et permettait de maintenir un dialogue avec les groupes armés. Repenser la présence française et de ses alliés aurait été peut-être plus opportune, qu’un retrait de leurs troupes. Tout comme sur la question du franc CFA, la France doit repenser sa stratégie avec les Africains, et les Africains eux-mêmes devraient prendre conscience de leur faiblesse et de leur force. Comme le disait H.J. Temple : un pays « n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents ; elle n’a que des intérêts permanents ». Les autorités africaines devraient pondérer davantage sur cette assertion, car ce n’est pas toujours une question de « nous contre eux » (Sir Alex Ferguson, ancien coach de Manchester United), mais c’est, pour les pays, une question de jeux à somme non nulle.[1]
Dans tous les cas, il urge de renforcer la coopération militaire entre pays africains car, l’insécurité au Sahel n’est pas qu’une affaire propre au Mali ou au Niger ou au Burkina Faso. Le risque de contagion est très élevé, d’autant plus que plane sur la zone l’intervention d’un groupe armée dont l’intérêt est purement et simplement économique. Comme dixit le proverbe « lorsque tu observes la maison de ton voisin brûlée sous un regard silencieux, la tienne sera, peut-être, la prochaine ». Par ailleurs, c’est peut-être le moment pour que la CEDEAO, élargie au Maroc, se refasse une santé. Le départ de forces occidentales suscite en conséquence des interrogations de fond quant à la suite à donner à la lutte contre les djihadistes au Nord Mali.
Redéploiement au Niger
Au demeurant, ce départ certes attendu, mais dans une certaine mesure surprise, va-t-il rabattre les cartes de la stratégie politique et militaire dans le sahel ? A priori, Cela ne semble pas être le cas puisque le Président Macron a expressément indiqué le redéploiement des forces françaises au Niger toujours dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste. Il faut cependant se rappeler, qu’il y a quelques mois, les autorités Maliens avaient esquissé la volonté d’entamer un dialogue avec Al qaida au Maghreb. Si cette hypothèse a toujours été considérée par Paris comme un point de non-retour, le départ acté de Barkane et Takuba ouvre la voie aux dirigeants maliens.
Il faut rappeler ici que le problème du Nord Mali ne date pas de 2013 ; ni encore de l’effondrement de la Libye qui aurait engendré une profusion d’armes ayant servi dans une certaine mesure à la déstabilisation du Pays. Le problème du Nord Mali date des années d’indépendance. Les populations du Nord notamment de l’Azawad ont toujours été dans une logique de sécession vis à vis de Bamako jusqu’en 2012 où ils ont vertement proclamé leur indépendance avant de rétropédaler quelques mois après. Ceci pour dire qu’avant d’être infiltré par les métastases du djihadisme international orchestré par l’Etat islamique, le conflit malien est avant tout un conflit interne d’un Etat qui, depuis les indépendances cherche la bonne formule pour faire « nation ».
L’hypothèse ainsi soulevée par les autorités de transition de s’asseoir avec les différentes factions rebelles notamment les djihadistes ne devrait plus être analysée comme un cas d’école. Quelle sera, à ce moment, l’attitude des forces occidentales qui ne quittent pas la zone sahélienne ? Quelle sera la position des chefs d’Etat de la CEDAO directement concernés par cette situation si ces négociations s’enclenchaient ?
Loin d’être la fin d’une aventure, le départ des forces occidentales donnent peut-être le ton d’un imbroglio diplomatico-politique qui ne dit pas son nom en Afrique de l’Ouest.
[1] La théorie des jeux, appliquée à la géopolitique, nous apprend qu’un jeu à somme non-nul est atteignable entre nations sur fonds de compromis et négociation.
Auteurs:
Foly Ananou, Economiste et membre du think tank l’Afrique des Idées
Jed Sophonie Koboude, Chargé d’études au sein du think tank l’Afrique des Idées
Giani Gnassounou, Juriste et membre du think tank l’Afrique des Idées
Béringer Gloglo, Fondateur du Cercle des Jeunes Economistes pour l’Afrique
Le mercredi 4 novembre 2020, le Sénat français a adopté le projet de loi restituant au Bénin et au Sénégal des biens culturels amenés en France à l’époque coloniale : 26 œuvres réclamées par Cotonou, prises de guerre du général Dodds dans le palais de Béhanzin, après les sanglants combats de 1892. Le Sénégal, de son côté, est maintenant propriétaire d’un sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall, grande figure religieuse et résistant sénégalais du XIXème siècle.
Cette restitution, intervenue suite à un engagement du président français Emmanuel Macron lors d’une visite à Ouagadougou en novembre 2017- visite qui a été suivie d’un éminent rapport commandé à Bénédicte Savoy, professeure au Collège de France et historienne de l’art, et à Felwine Sarr, écrivain et économiste sénégalais- reste cependant un premier pas d’un parcours plus long: « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique», avait assuré le président français sous les applaudissements.
Dans leur rapport de 232 pages, intitulé « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain : Vers une nouvelle éthique relationnelle », Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont clairement expliqué que le sujet des restitutions soulève des questions plus profondes. Ils évoquent la nécessité d’une révision des paradigmes hérités de la colonisation pour rendre justice à une mémoire africaine profondément blessée.
« Parler d’œuvres d’art et de restitutions du patrimoine africain en Afrique, c’est ouvrir un chapitre, un seul, dans une histoire plus vaste et certainement plus difficile. Derrière le masque de la beauté, la question des restitutions invite en effet à mettre le doigt au cœur d’un système d’appropriation et d’aliénation, le système colonial, dont certains musées européens, à leur corps défendant, sont aujourd’hui les archives publiques », est-il souligné dans le rapport.
Une restitution au cas par cas
Malgré le signal fort qu’il envoie, le projet de loi restituant les œuvres d’art au Bénin et au Sénégal est donc loin d’être à la hauteur des enjeux. Juridiquement parlant, il s’agit d’une dérogation au code du patrimoine français qui impose d’une façon claire et absolue l’inaliénabilité des collections publiques françaises, leur imprescriptibilité et leur insaisissabilité. En clair, les objets d’art français ne peuvent être destitués/ôtés du domaine public et donnés à d’autres. Une des seules manières de les faire circuler passe par des échanges ou des dépôts-prêts. Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont donc eu raison de souligner que le véritable défi de la restitution des œuvres patrimoniales africaines reste la réforme de ce Code. Ils proposent d’y introduire une procédure ad hoc adaptée pour les besoins de la restitution des objets africains.
Près de 88.000 œuvres d’art d’Afrique subsaharienne sont détenues dans les collections publiques françaises, dont 70.000 au seul Musée du Quai Branly. Dès le lendemain des indépendances, plusieurs acteurs africains n’ont eu cesse de réclamer leur restitution. Ils se sont toujours heurtés au mur de l’inaliénabilité et du silence, tant ces sollicitations exhumaient des sévices coloniaux encore inavoués à l’époque. En 1970, l’Unesco allait cependant briser ce silence en adoptant une convention qui interdit le commerce de biens spoliés pendant la période coloniale. En 1978, dans un discours historique, son directeur, Mahtar Mbow, lançait un appel aux anciennes puissances coloniales « pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable ».
« Du British Museum (69 000 objets d’Afrique) au Weltmuseum de Vienne (37 000), du musée Royal de l’Afrique centrale en Belgique (180 000) au futur Humboldt Forum de Berlin (75 000), des musées du Vatican à celui du quai Branly (70 000) en passant par les nombreux musées missionnaires protestants et catholiques en Allemagne, aux Pays-Bas, en France, en Autriche, en Belgique, en Italie, en Espagne : l’histoire des collections africaines est une histoire européenne bien partagée », rappelle le rapport Savoy-Sarr.
Les restes humains, une mémoire douloureuse
Avant l’adoption du projet de loi instituant la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal, les rares restitutions ayant échappé au principe de l’inaliénabilité étaient les restes humains, mais toujours via une loi d’exception dérogeant aux textes applicables en matière de patrimoine et de domanialité publique. En 2002, la France a ainsi restitué la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, appelée la « Vénus hottentote», à l’Afrique du Sud. La même année, elle a envoyé à la Nouvelle Zélande une vingtaine de têtes maories.
En juillet 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Alger où, battant campagne pour la présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », Paris a restitué les crânes des 24 résistants ayant été décapités dans une bataille près de la ville de Constantine en 1849. Auparavant entreposés dans le Musée de l’Homme, ces crânes seront dignement inhumés dans leur terre d’origine en Algérie.
Quels critères pour la restitution ?
A chaque fois qu’il est posé, le sujet de la restitution des biens culturels rouvre une plaie mémorielle qui n’a jamais été pansée. Il pose aussi des questions d’applicabilité qui sont loin d’être tranchées. La recherche d’une plus grande sécurité juridique constitue certes un préalable indispensable pour mener à bon port tout projet de restitution. Mais au-delà d’une réforme du Code du patrimoine français, la difficulté sera, comme le font remarquer plusieurs experts, de retracer l’itinéraire des œuvres pour pouvoir statuer sur des questions sujettes à controverses. A titre d’exemple, ces biens proviennent-ils d’un butin de guerre confirmé comme celui des trésors béninois et sénégalais ? Ont-ils atterri en France via des réseaux de pilleurs ou de marchands peu scrupuleux qui les ont acquis à des prix dérisoires ? Ou est-ce plutôt le résultat de transactions justes et équitables et dans ce cas pourquoi parler de restitution ?
De la même manière, il sera nécessaire d’aller creuser l’origine géographique des biens- l’Afrique des frontières étant une donnée coloniale contemporaine- et veiller à mettre en place des mécanismes pratiques qui permettront de faire rayonner ces biens restitués aussi bien au sein de leurs communautés d’origine que parmi d’autres peuples qui en exprimeraient l’envie (libre circulation). Ce projet multiforme ne pourrait aboutir que dans le cadre d’un projet commun franco-africain, estiment les experts, où seront définis les critères de restitution et une expertise conjointe qui se penchera sur l’origine (ou les origines) supposées des objets en question pour arriver à un consensus scientifique.
Un nid à polémiques
Une telle conjugaison des efforts entre l’Afrique et la France sera d’autant plus salutaire qu’elle permettra d’aplanir de nombreuses résistances idéologiques soulevées par la restitution des biens culturels. « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme », dénonçait M. Stéphane Martin, ancien président du Musée du quai Branly, sur les colonnes du journal Le Mondediplomatique (Août 2020).
Depuis la publication du rapport Savoy-Sarr, l’opinion publique a en effet eu droit à tout type de questions, les plus légitimes comme les plus farfelues : Les gouvernements africains sauront-ils préserver ces trésors ? Ont-ils des infrastructures convenables qui vont les protéger de la déperdition ? Et s’ils se mettaient à les revendre ?
Le débat a donné lieu à certaines polémiques biaisées, mais il a tout de même ouvert quelques pistes qui poussent à réfléchir : les musées africains sont-ils obligés de suivre le modèle de leurs pairs occidentaux en matière d’exposition et de préservation ? S’était exprimée aussi, la plus grande crainte des acteurs culturels français : Va-t-on vider les musées en France ? Comment s’adapter face aux retombées économiques de ces restitutions ? Ces questions sont directes, réelles mais surtout politiques, vu la quantité de trésors dont regorgent les musées hexagonaux. Et il va sans dire que tout alignement en faveur d’une restitution plus importante envers l’Afrique nécessitera un courage politique loin d’être gagné à la veille de l’échéance présidentielle de 2022.
Du côté des marchands d’art et des collectionneurs privés, fief de la part la plus importante des œuvres africaines, souvent intraçables et non recensées, le projet de restitution fait grincer des dents même si le milieu se réserve d’exprimer une franche opposition au principe. Certains galeristes de bonne volonté, comme Robert Vallois, ont même créé un collectif de marchands d’art pour financer le nouveau musée de la Récade au Bénin, où sont exposées des œuvres africaines tirées de leurs collections. « Ça n’a coûté rien à personne, à part à nous », précise-t-il à l’agence AFP.
Un contexte qui pousse à l’action
En s’engageant solennellement dans la restitution des biens culturels à l’Afrique, la France a posé la première pierre d’un chantier historique. Mais l’approche d’une restitution au cas par cas, fragmentée et jonchée d’obstacles, ne pourra pas tenir longtemps face à la pression exercée par des débats militants liés aux décolonisations ou au rééquilibrage des rapports Nord-Sud. La France pourrait même se faire devancer par certaines anciennes puissances coloniales comme l’Allemagne qui semble avoir saisi le sens de la séquence historique en cours bien avant le discours de Macron à Ouagadougou. Sensibilisée à la question des spoliations juives sous l’ère nazie, Berlin n’a pas eu de mal à aborder la question de la restitution des biens africains et avait entamé plusieurs démarches envers la Namibie, le Togo ou la Tanzanie. A contrario, c’est en Belgique où le débat est le plus enflammé en raison d’une colonisation congolaise particulièrement sanglante. Quant à la Grande-Bretagne, elle semble tâtonner, le British Museum rechignant encore à se prononcer sur la question des restitutions bien qu’il soit saisi de plusieurs demandes venant d’autres pays.
Pour mener à bien ce projet de restitution, il va sans dire qu’un autre tabou doit être levé : celui d’éveiller les consciences politiques africaines, là où les politiques publiques ont échoué malgré une implication de plus en plus forte de la société civile. Dans les musées africains, la valeur originelle des objets est oubliée au détriment de sa valeur esthétique…
Nadia Lamlili, Nadine Mbaïbedje Mogode
Membres du Think Tank « L’Afrique des Idées »
Références
Manuel Valentin, 2019. « Restituer le patrimoine « africain » », Les nouvelles de l’archéologie [En ligne], mis en ligne le 06 septembre 2019, consulté le 21 octobre 2020. http:// journals.openedition.org/nda/5953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nda.5953