L’Individu-Africain : Éveil philosophique et quête de liberté selon Ebénézer Njoh Mouelle

Par Christian Dior MOULOUNGUI, doctorant à l’Université Omar Bongo, Libreville/Gabon, enseignant de philosophie, auteur, analyste politique, cdmouloungui@gmail.com

Résumé

L’objectif de cet article est d’examiner la contribution d’Ebénézer Njoh Mouelle à l’éveil de la conscience africaine. Dans un monde marqué par l’ouverture (mondialisation politique, économique et culturelle), l’identité et le rôle de l’Africain semblent de plus en plus flous. On peut supposer que cette situation découle en partie de certaines pratiques héritées du passé et de défis structurels encore présents.

Ebénézer Njoh Mouelle, dans De la médiocrité à l’excellence, propose une analyse critique et rigoureuse de cette condition. À travers son regard philosophique, l’auteur invite à une réflexion sur l’importance de l’émancipation individuelle et collective, en dépassant les influences négatives du milieu pour atteindre une liberté et une rationalité qui permettent à l’Africain de s’affirmer pleinement comme acteur de son propre développement.

   Mots-clés : Njoh Mouelle, Kierkegaard, Individu-Africain, Foule, Liberté, Rationalité, Irrationnel

Introduction

C’est à travers son œuvre ou sa pensée qu’un auteur reçoive un hommage du fait d’avoir contribué, à travers son œuvre, aux progrès de la société, en général, et ceux de la science, en particulier. Les hommages au penseur et philosophe Ebénézer Njoh Mouelle trouvent ici toute leur signification à l’appel à contributions lancé par le Cercle Camerounais de Philosophie (CERCAPHI). L’hommage que nous nous proposons ici de rendre au penseur et philosophe camerounais Ebénézer Njoh Mouelle se situe principalement au niveau de sa pensée, plus précisément sur sa contribution à l’éveil de l’Africain. Nous exprimons ici notre profond respect, admiration et reconnaissance à un philosophe critique et humaniste dont nous proclamons hautement la valeur et les mérites à travers sa production gigantesque des textes scientifiques qui animent aujourd’hui des débats intellectuels dans le monde scientifique, en général, et dans le cercle philosophique, en particulier.

Cela dit, le regard de ce philosophe est très aigu sur l’Africain instruit sous-développé ou la misère objective de l’Africain instruit qui, pour lui, ne permet pas à l’homme africain de développer les caractéristiques de liberté et de rationalité. Ce qui suscite en lui une sorte d’emprise dans l’univers de l’irrationnel, et donc la fermeture et l’allégeance aux logiques des pratiques occultes. D’après Ebénézer Njoh Mouelle, « La marque particulière du sous-développement c’est la misère objective, celle qui n’a pas besoin d’être  consciemment vécue pour être. Elle s’appelle ignorance, superstition, analphabétisme »[1]. Pourquoi, malgré l’instruction, l’Africain instruit est-il prisonnier de l’irrationnel ? Parce qu’il est incapable de manifester les valeurs de liberté, de rationalité et de justice, « c’est-à-dire qu’il est pauvre d’esprit »[2], affirme Ebénézer Njoh Mouelle. Il s’agit ici, selon lui, de comprendre que cette condition « est la véritable misère, celle qui maintient ou ravale l’homme à l’état de sous-humanité par l’aliénation et le défaut de liberté qu’elle entraîne »[3].

En effet, le problème majeur qui sous-tend notre analyse autour de la pensée du philosophe Ebénézer Njoh Mouelle est de savoir comment confronter les caractéristiques de liberté et de rationalité chez l’Africain instruit en proie à l’anti-raison, à la misère objective, à l’état du sous-développement et à l’aliénation à la foule. Notre étude postule une renaissance africaine ouverte aux valeurs  universelles de la raison, de la liberté et de la rationalité véritablement génératrice de l’Africain éveillé, voire de l’Individu-Africain dans les logiques relatives aux humanités endogènes et exogènes. Pour arriver aux résultats escomptés, nous utiliserons une approche analytique et critique qui, à partir de la lecture du texte De la médiocrité à l’excellence d’Ebénézer Njoh Mouelle, nous permettra effectivement de jeter les fondements philosophiques d’une nouvelle praxis de l’Africain éveillé. Éveillé vis-à-vis de lui-même, de son milieu et par rapport à l’universel. C’est dans cette logique que l’Africain instruit a la possibilité d’œuvrer à substituer à la médiocrité l’excellence[4]. Deux axes fondamentaux constitueront la trame de cette étude, à savoir : les causes de l’Africain sous-développé (1). Puis nous analyserons le rapport entre l’homme médiocre d’Ebénézer Njoh Mouelle et l’aliénation de la foule chez Sören Kierkegaard dans la prise de conscience de l’Individu-Africain (2).

  1. Les causes de l’Africain sous-développé : L’irrationnel et l’occultisme

L’Africain subsaharien sous-développé ne doit pas être identifié dans sa condition matérielle de misère de pauvreté, de sous-alimentation, de malnutrition ou de maladie. Mais plutôt du fait qu’il soit incapable de manifester sa raison, voire certaines valeurs humaines telles que la liberté, la justice ou la rationalité. D’après Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence,  « Est misérable et sous-développé, celui qui, dans son comportement, ne manifeste pas ces caractéristiques de liberté et de rationalité. Il est pauvre homme et non nécessairement homme pauvre ; c’est-à-dire qu’il est pauvre d’esprit »[5]. Dans cette perspective, affirme Ebénézer Njoh Mouelle : « La misère dans le sous-développement n’est donc pas rigoureusement synonyme de faim »[6]. Ce qui traduit la réalité du sous-développement de l’Africain instruit est donc sa conversion de la liberté et de la raison dans l’irrationnel et l’occultisme. Au lieu d’éclairer et de participer au développement de son continent, l’intellectuel africain l’avilisse davantage par ses agissements. En un mot, c’est une sorte de misère objective de l’Africain, l’homme sous-développé. Selon Ebénézer Njoh Mouelle, cette misère objective se manifeste par le fait que l’Africain instruit ne met pas en exergue les valeurs humanistes telles que la rationalité et la liberté, et donc « qu’il est pauvre en esprit ». Parce que son comportement souscrit dans les ornières de l’irrationalité, avec la récurrence aux pratiques occultistes. D’après lui, « Le spectacle le plus affligeant en situation de sous-développement c’est celui de l’irrationalité dans son comportement de l’homme »[7].

L’intellectuel africain resterait captif, inconsciemment ou consciemment (à tort ou à raison), dans tout ce qui relève de l’ordre surnaturel et de l’irrationnel. C’est-à-dire, la superstition, les loges, la tradition aliénante et les obédiences occultes, voire les pratiques fétichistes. Cela sous-entend une conversion vers une société occulte, c’est-à-dire qui plonge l’Africain dans un État fétichiste. État dans lequel la crise apparaît bien évidente, avec pour aléas manipulation et misère du peuple. Le philosophe Fabien Eboussi Boulaga, dans son texte Les Conférences nationales en Afrique noire : une affaire à suivre, affirme : « L’État fétichiste entend fonctionner « sans son peuple », bien plus encore contre celui-ci, qui devient son opposé, « voire son ennemi » »[8]. Cet État fétichiste superpose la manifestation de certaines pratiques spécifiques comme les magies, les rituels et la communion avec les dieux, les ancêtres, dans l’objectif d’avoir une certaine ascension sociale et un pouvoir. Avec cet État fétichiste, on peut comprendre que les Africains retourneraient dans un État de nature qui est irréformable[9], estime Fabien Eboussi Boulaga.

Il s’agit donc de comprendre que c’est un État dans lequel règnent les différentes pratiques occultes qui éclipsent tout progrès de l’Afrique, à savoir : les sacrifices de sang, le prélèvement des organes, du serpent mari de nuit, l’homosexualité, etc. Comme le note Joseph Tonda, Sociologue et Anthropologue africain, « Le serpent mari de nuit, familial ou non, figure ainsi le serpent-pénis qui, à Libreville, est censé avoir des relations sexuelles avec de belles femmes riches à qui il vomirait de l’argent en échange »[10]. Par conséquent, pour montrer l’ampleur de la situation, Joseph Tonda  met l’accent sur la pratique de l’anus comme sexualité capturant des énergies : 

l’émergence de l’anus comme source de puissance matérielle et politique de la classe des hommes féminisés fait des élites dirigeantes ou dominantes une classe de consommateurs-consumateurs vidée de son « énergie », de ses « étoiles», de sa «force » par les « loges » occidentales, symboles de la puissance ou de la virilité blanches [11].

Cette pratique consiste, pour ceux qui la valorisent, à emmagasiner certaines puissances et énergies. Et en échange, pour ceux qui s’y soumettent, de recevoir des nominations et postes bureaucratiques de prestige, la vie de luxe et l’argent. D’après lui :

Au Gabon, et notamment à Libreville, des rumeurs d’épouses horrifiées par les anus ensanglantés de leurs maris sont légion depuis au moins cinq ans. Il s’agit donc d’anus impliqués dans des relations homosexuelles, caractéristiques, raconte-t-on, du monde politique, social et économique dit des « émergents ». Cette sexualité, dont l’anus est l’organe de référence, est considérée comme une nouvelle sexualité servant à capturer les « énergies » de ceux dont les anus sont violemment pénétrés par les « chefs émergents », figures de despotes capitalisant à leur avantage le stock de puissances constituées par ces « énergies », par les « étoiles » ou par les « forces » de la vie des autres, en échange des biens matériels, de l’argent et du prestige des fonctions auxquelles ils sont nommés[12].

Malgré la forte mobilisation des citoyens africains, en général, et gabonais, en particulier, pour dire non à ces crimes rituels et à certaines pratiques occultes,  les gouvernants continuent de mener la politique de la sorcellerie. Chris Olivier Mpaga l’affirme, dans son article « Sorcellerie politique versus politique de la sorcellerie : le cas du Gabon, et peut être ailleurs », en ces termes :

La forte mobilisation de la population gabonaise pour dénoncer la prolifération et l’accroissement des crimes dits  rituels semble n’avoir pas été écoutée par les gouvernants, accusés par les populations d’en être les principaux commanditaires, de recourir aux pratiques magico-religieuses dites sorcières, et à des fins de conservation du pouvoir[13].

Au final, il convient donc de comprendre que ces différentes pratiques occultes et l’aliénation à l’irrationnel ne sont que l’assouvissement aux prestiges de la politique, du social et de  l’économie. C’est effectivement la réalité de l’Africain instruit comme homme sous-développé, comme l’affirme Ebénézer Njoh Mouelle : « Le trait fondamental que nous voudrions souligner dans la situation de l’homme sous-développé est la méconnaissance de l’étendue de son pouvoir, et qui entraîne son abandonnement à l’irrationnel »[14]. In fine, cette situation de l’homme africain conduit inéluctablement à la condition du sous-développement du continent africain. Dans cette perspective, « Il se produit donc quelque chose comme un retour de l’homme instruit à un stade d’ignorance qu’il avait déjà franchi »[15]. Fabien Eboussi Boulaga pense qu’il va falloir mettre en évidence un certain « crédit comme force instauratrice immanente de toute constitution politique »[16]. C’est pour remédier, dit-il, à la crise étatique en Afrique. Dans l’exacte mesure où « les institutions humaines appartiennent toute au domaine de la croyance, du croire »[17].

  1. De l’homme médiocre de Njoh Mouelle à la foule de Sören Kierkegaard : Une prise de conscience de l’Individu-Africain

Selon Ebénézer Njoh Mouelle, « étymologiquement, l’homme médiocre est l’homme du milieu, c’est-à-dire l’homme du centre sans que par centre il faille entendre le noyau, le cœur dans l’ordre de l’excellence ou de l’essence »[18]. Le milieu ici revoie au grand nombre, et donc l’homme du milieu du fait qu’il appartient à la majorité, à la masse, à la foule. Nous pouvons ainsi dire que l’homme médiocre est celui qui se conduit non pas selon son entendement, mais consciemment ou inconsciemment se laisse conduire par la foule. Cet homme médiocre c’est l’Africain instruit qui vit en marge des caractéristiques de liberté et de rationalité. Or, Ebénézer Njoh Mouelle pense que l’adhérence totale de l’Africain instruit à la foule mène sûrement à la médiocrité[19]. Dans cette appartenance à la foule, dit-il, l’homme africain instruit renonce à la conscience de soi, devient un autre que soi, et donc pour être la masse : « l’homme renonce à son originalité et à sa liberté »[20]. Dans Un point de vue explicatif de mon œuvre[21]. Sören Kierkegaard voyait déjà cette aliénation et négativité de la foule dans l’affirmation de soi, de l’Individu-Africain. Ce qui lui aurait permis d’opposer l’individu à la foule. Loin de la conception du vulgaire estimant que « là où est la foule, là aussi est la vérité ; la vérité est dans la nécessité d’avoir pour elle la foule »[22], Sören Kierkegaard pense que la foule est le mensonge si l’on prétend en faire l’instance jugeant de ce qu’est la vérité. Pour lui, c’est l’individu, l’Individu-Africain, seul qui atteint le but et non la foule, la foule-africaine ; il ne tient pas sa valeur dans la comparaison avec d’autres personnes. La foule[23] (composée d’hommes humbles ou de grands, de riches ou de pauvres), c’est le mensonge ; ou bien elle provoque une totale absence de repentir et de responsabilité ou, elle atténue la responsabilité de l’Individu-Africain en la fractionnant. Mais c’est au nom de la foule illusoire que la culture des masses et les désastreuses conséquences de la Seconde Guerre mondiale que l’individu a subit une fraction négligeable face aux économies globalisées et aux systèmes politiques totalitaires.

Eu égard à ce qui précède, chez Sören Kierkegaard, comme chez Ebénézer Njoh Mouelle, la faiblesse de l’homme médiocre, voire l’Africain instruit, (son renoncement à la liberté, à son jugement et à son originalité) vient du fait qu’il s’abandonne à l’oscillation de l’opinion, de son milieu, recherche l’apparent et le confort à tout prix, oubliant ainsi la réalité. Dans ce contexte, il est constamment soumis à la pression de la foule, voire de son milieu. Ce milieu dont il s’agit ici, pour Ebénézer Njoh Mouelle, revoie aux caractéristiques de la société close, « c’est un milieu fermé sur lui-même ou qui aurait tendance à rester fermé sur lui-même, égoïstement »[24]. Cette idée de société close, dont Ebénézer Njoh Mouelle fait référence à l’expression de Bergson, a toutes les caractéristiques du système hégélien contre lequel Sören Kierkegaard  s’insurge. Pour les deux auteurs, dans le système, il y a l’idée de clôture, de fermeture, qui sous-tend que la logique est établie et donc l’homme doit seulement s’y conformer. D’après le philosophe camerounais,  « L’idée de système elle-même ne fait qu’abonder dans le sens de la clôture et de la fermeture. C’est un système de problèmes définitivement et intégralement résolus »[25]. Selon le philosophe danois, « Le système les coordonne en un tout ferme »[26]. Pour ainsi dire, ces  deux penseurs sont hostiles à la logique et à l’abstraction de la pensée, et donc du système rationaliste perçu comme principe explicatif du cosmos. Selon Ebénézer Njoh Mouelle, dans le milieu ou la masse, il y a donc l’oubli de soi dans l’anonymat de la masse, annihilation de la volonté individuelle, ce qui occasionne une existence monotone et routinière[27]. C’est pourquoi Sören Kierkegaard estime que la foule ou la masse est l’expression de l’irresponsabilité et de la lâcheté :

Car tout homme qui se réfugie dans la foule et fuit ainsi lâchement la condition de l’individu (qui, ou bien a le courage de porter la main sur Caius Marius, ou bien du moins celui d’avouer qu’il en manque), contribue pour sa part de lâcheté à « la lâcheté » qui est la foule[28].  

La foule ainsi perçue est par excellence le milieu de l’anonymat le plus impersonnel et le plus susceptible de garder l’homme africain instruit dans la médiocrité. Car, la foule réduit l’homme, en général, et l’Individu-Africain, en particulier, à n’être qu’un exemplaire d’une espèce, elle réduit le dialogue au bavardage, la communion à la promiscuité. Dans une perspective des psychologues des foules, Sören Kierkegaard et Ebénézer Njoh Mouelle remarquent que l’homme connaît véritablement une mutation au sein de l’hyper individualité que développe la foule. Mais loin de gagner un supplément d’être, il devient une abstraction, et donc synonyme d’abandon de sa responsabilité. Sören Kierkegaard et Ebénézer Njoh ont la force et la profondeur d’esprit de comprendre que le milieu, ou la foule, est non seulement l’aliénation de la volonté individuelle, mais aussi l’ennemi de la vérité. Il faut être un homme exceptionnel ou un héros pour avoir l’énergie et le courage de s’opposer à la foule, au général. Sur le plan de la moralité[29] affirme Ebénézer Njoh Mouelle, et selon les normes de la vie-éthique ou de l’éthique général[30] estime Sören Kierkegaard, l’homme exceptionnel est présenté comme un non-conformiste du système, un fou de la société[31], un fossoyeur[32] de la morale close à laquelle se soumet le commun des mortels. Nous pouvons illustrer cette situation à travers deux témoins de la vérité qui furent justement deux incompris de la foule : Socrate et le Christ. Il ne pouvait en être autrement, car si la foule pardonne à ses suborneurs, elle ne peut accepter les témoins de la vérité : « Tout homme qui veut en vérité servir la Vérité est eo ipso martyr d’une façon ou d’une autre »[33]. Il faut, au contraire, tirer parti de cette incompatibilité entre le témoin de la vérité et la foule. Nul témoin de la vérité ne doit mêler sa voix à celle de la foule. Sören Kierkegaard et Ebénézer Njoh Mouelle mettent  l’accent sur le danger de la foule. Parce que, dans la foule, on ne peut plus penser en tant qu’individu, mais seulement en tant masse ou majorité dont les certitudes sont fondées sur l’opinion. Gaston Bachelard considérait la foule comme une opinion dont la pensée est incohérente, c’est-à-dire la foule pense mal. Ce qui veut dire que mal penser,  ce n’est pas penser. Parce que la foule fonde ses jugements sur la croyance, au-delà de la réalité et de la vérité.  Sur ce raisonnement, nous pouvons en déduire que la foule, l’opinion, ne pense pas. Il relève donc de la doxa, une croyance, une vision rudimentaire de la réalité. A contrario, si nous admettons que la foule pense, alors il a la prétention de faire figure de la vérité, mais une vérité intermédiaire entre la connaissance et l’ignorance, entre l’être et le néant. Dans ce cas, c’est une croyance dont la connaissance est insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement. Il convient donc de comprendre que la vérité est en dehors de la caverne[34], tout comme la réalité est le détachement de la foule, de la masse, du milieu. C’est pourquoi l’attitude du philosophe consiste à opérer l’écart vis-à-vis des choses, de prendre de la distance à l’égard des jugements, afin d’en avoir la possibilité de mesurer leur véracité et pertinence. Ce qui implique que le critère de normalité se fait respectivement selon l’éthique générale louée par la foule consistant à dire que l’homme normal est celui qui se comporte comme font la plus part des hommes[35]. Or, selon les deux auteurs, ce qui est considéré comme normalité ici relève purement de la médiocrité. D’ailleurs, « la loi du grand nombre n’est pas nécessairement une loi dictée par la raison »[36]. Ce qui sous-tend que le grand nombre n’est pas le critère de la normalité, mais plutôt la raison universelle. C’est dans ce sens que la communication horizontale permet de mieux valoriser le dialogue, qui ne peut s’instaurer que d’individu à individu. Car, dans l’anonymat de la foule, aucun dialogue véritable ne peut s’établir. Ou bien on ne transmet rien, ou bien on transmet n’importe quoi. En somme, la foule se compose en fait d’individus ; il doit donc être au pouvoir de chacun de devenir ce qu’il est, un Individu-Africain. Personne n’est absolument exclu de l’être, excepté celui qui s’exclut lui-même en devenant la foule. Devenir la foule, c’est au contraire la diversité de la vie ; même celui qui en parle avec les meilleures intentions risque d’offenser l’Individu-Africain. Mais le pouvoir, l’influence et la souveraineté de la foule méprisent l’Individu-Africain comme étant le faible et impuissant et qui, sur le plan temporel et mondaine, méprise la vérité éternelle qu’est l’Individu-Africain.

Au final, l’homme médiocre est l’homme mécanisé[37] par la foule. Parce que l’Africain médiocre suit la volonté des autres, des occidentaux. Ce qui fait qu’il soit faible, et se contente de reproduire ce que les autres font et disent, et donc accepter ce que la majorité lui impose. Mais l’expression authentique de la liberté, voire de l’existence, est la manifestation de l’individu-singulier[38]. C’est le prototype de l’Africain éveillé, c’est-à-dire l’Individu-Africain. Celui qui suit inexorablement sa propre volonté. Il ne se laisse pas gouverner par une pression extérieure, parce qu’il  sait qu’il a des choix  personnels à faire qui détermineront son existence. Dans ce cas de figure, l’existence est donc une action intérieure de la liberté appelée à faire des choix décisifs et personnels. Pour le philosophe danois, c’est la condition humaine, sa tâche authentique d’être humain, et donc une volonté de chercher la vérité pour soi : « l’existence comme puissance de décision, comme possibilité d’être et de néant, comme doute et comme foi, est une action intérieure de la liberté appelée à faire des choix décisifs »[39]. Le philosophe camerounais ne peut rester indifférent face à cette réalité existentielle en affirmant que « là où le choix n’existe plus, la conscience s’annule  et l’avenir est fermé »[40].

CONCLUSION

Nous voici au terme de notre analyse. Notre thème « L’Individu-Africain comme métamorphose de l’Africain médiocre. Regard philosophique d’Ebénézer NJOH MOUELLE », nous a invité à une investigation particulière de la spécificité de l’application de la philosophie d’Ebénézer Njoh Mouelle face à la misère objective et à l’état de sous-développement mental de l’homme médiocre, l’Africain instruit. Nous avons présenté l’intérêt d’Ebénézer Njoh Mouelle pour la question de la prise de conscience de l’Individu-Africain à l’égard de l’influence de l’irrationnel et de l’emprise de la foule, en nous appuyant sur son texte De la médiocrité à l’excellence et les textes d’autres auteurs, pour développer notre argumentation. Cependant, nous n’avons pas la prétention ici d’avoir épuisé l’exhaustivité de la pensée philosophique d’Ebénézer Njoh Mouelle. Ce faisant, nous n’avons scruté qu’une partie de l’iceberg de l’immensité de sa philosophie.

Ebénézer Njoh Mouelle et le réveil de l’Africain comme Individu-Africain. Voilà ce qui a constitué la trame de notre analyse, et donc a nourri notre réflexion. L’effort de cette réflexion constitue notre modeste contribution aux Mélanges en l’hommage à l’illustre et éminent philosophe Ebénézer Njoh Mouelle dont nous proclamons  hautement la valeur et les mérites. Après avoir exploré la pensée d’Ebénézer Njoh Mouelle, dans son ouvrage De la médiocrité à l’excellence, nous nous sommes retrouvés à l’idée de nos préoccupations de départ qui est la nécessité de se questionner sur les causes de l’emprise de l’Africain instruit dans la médiocrité nonobstant son fort taux d’alphabétisation. La lecture de la pensée philosophique d’Ebénézer Njoh Mouelle nous a permis de comprendre que l’Africain instruit succombe dans la médiocrité par ses agissements, à tel point où il reflète l’armure de l’ignorant analphabète. A ce titre, Ebénézer Njoh Mouelle n’en pense pas moins ; « l’homme instruit de l’Afrique sous-développée étonne par ses agissements quelquefois semblables à ceux de l’ignorants analphabète »[41]. C’est l’affirmation de la misère objective de l’Africain instruit du fait par son comportement il « ne manifeste pas les caractéristiques de liberté et de rationalité »[42], estime Ebénézer Njoh Mouelle. Ce qui justifie la complicité de l’Africain instruit (l’intellectuel du pouvoir) pour garantir le pouvoir tyrannique. Julien Benda, dans La trahison des clercs[43], reproche aux intellectuels le fait de se convertir à la politique au détriment des valeurs cléricales, et donc la quête de la raison, de la justice et de la vérité. Nous avons donc là une sorte de retournement de veste de l’Africain instruit. Pour lui, ce qui est  important, pour emprunter l’expression François Bayart, c’est la politique du ventre[44] : « Les Africains eux-mêmes parlent de « politique du ventre » ; l’expression, d’origine camerounaise, renvoyant à une conception de l’appareil d’Etat perçu comme lieu d’accès aux richesses, aux privilèges, au pouvoir et au prestige pour soi et pour les membres de son clan »[45]. En substance, l’Africain instruit (l’intellectuel du pouvoir) est l’adepte du clientélisme politique traduisant ainsi la situation de sous-développement en Afrique subsaharienne. D’après Charles Zacharie Bowao, dans La Tragédie du Pouvoir. Une Psychanalyse du Slogan Politique, « Certains juristes et autres journalistes s’illustrent par la trahison des clercs, plutôt que par l’honnêteté technocratique. La ruse partisane prend le dessus sur la sérénité citoyenne »[46].

En somme, notre étude tente de légitimer la conception qu’Ebénézer Njoh Mouelle ait de l’Africain instruit comme l’homme médiocre. Cette conception ne se comprend nullement pas comme une absence de l’Africain instruit dans la participation au développement de l’Afrique sous-développée. Encore moins, comme un acte de mépris à l’égard de la classe d’élites intellectuelles africaines. C’est pourquoi Ebénézer Njoh Mouelle en appelle les intellectuels africains à la métamorphose de l’Individu-Africain[47], afin de promouvoir l’excellence et d’extirper la médiocrité.            

Indications  bibliographiques

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[1] Ebénézer Njoh Mouelle De la médiocrité à l’excellence, Yaoundé, Éditions CLE, 1972, p. 29-30.

[2] Ibid., p. 33.

[3] Ibid., p. 30.

[4] Ibid., p. 152.

[5] Ibid., p. 33.

[6] Ibid., p. 28.

[7] Ibid., p. 30.

[8] Fabien Eboussi Boulaga, Les Conférences nationales : une affaire à suivre, Paris, Éditions Karthala, 1993, p. 102.

[9] Ibid., p. 123.

[10] Joseph Tonda, « Fanon au Gabon : sexe onirique et afrodystopie », Politique africaine, Paris, Éditions  Karthala, 2016, p. 115.   

[11] Ibid., p. 134.

[12] Ibid., p. 133.

[13] Chris Olivier Mpaga, « Sorcellerie politique versus politique de la sorcellerie : le cas du Gabon, et peut être d’ailleurs », in Revue semestrielle de l’IRSH (Institut de recherche en sciences humaines, Cenarest, Libreville-Gabon), Éditions Publibook, 2016, p. 75.

[14] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 31.

[15] Ibid., p. 42.

[16] Fabien Eboussi Boulaga, Les Conférences nationales : une affaire à suivre, Op. cit., p. 126.

[17] Ibid., p. 130.

[18] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 48.

[19] Ibid., p. 49.

[20] Ibid., p. 50.

[21] Sören Kierkegaard, Un point de vue explicatif de mon œuvre, Paris, tradition de Tissot, Éditions de l’Orante, 1966-1996.

[22] Gérard Chomienne, « L’Individu. Note 1, sur la dédicace « à l’individu » », in Les philosophes, Paris, Éditions Hachette Livre, 1998. p. 385.

[23] Pour Sören Kierkegaard, le mot foule ne désigne pas spécialement le peuple, mais tout groupe agissant en tant que collectivité.

[24] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 49.

[25] Ibid., p. 50.

[26] Sören Kierkegaard, Post-Scriptum, Paris, Éditions Gallimard, Trad. Knud Ferlov, 1941, p. 5.

[27] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 50.

[28] Gérard Chomienne, « L’Individu. Note 1, sur la dédicace « à l’individu » », Op. cit., p. 387.

[29] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 153.

[30] Sören Kierkegaard, Crainte et Tremblement, trad. Par Charles Le Blanc, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2000, p. 18.

[31] Ibid., p. 18.

[32] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 153

[33] Sören Kierkegaard, Œuvres Complètes, Paris, 1966-1986, t. 16, p. 86.

[34] Cf. Platon, La République, Livre VII, trad. R. Baccou, Paris, Éditions Coll. GF, Flammarion, 1996.

[35] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit.,  p. 52

[36] Ibid., p. 52.

[37] Ibid.

[38] Dans la philosophie kierkegaardienne, l’individu-singulier désigne l’être particulier, irréductible à l’espèce, infiniment supérieur au collectif de la foule. Parce que la foule est le mensonge. L’individu-singulier, au contraire, c’est le réveil de l’esprit, celui en lequel s’affirme la vocation à l’existence subjective. Il est l’expression de l’existence pure, authentique, que l’Individu-Africain devrait incarner.

[39] France Farago, Comprendre Kierkegaard, Paris, Éditions Armand Colin, 2005,  p. 106.

[40] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 55.

[41] Ibid., p. 40.

[42] Ibid., p. 33.

[43] Cf. Julien Benda, Trahison des clercs, Paris, Éditions Grasset, 2003.

[44] Cf. Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Éditions Fayard, 1989. 

[45] François Bastien, Bayart (Jean-François), L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, (« L’espace du politique »), 1989. In Politix,vol. 3, n°9, Premier trimestre 1990. En Vert et contre tout ? L’écologie en politique, p. 94.

[46] Charles Zacharie Bowao, La Tragédie du Pouvoir. Une Psychanalyse du Slogan Politique, Paris, Éditions Dianoïa, p. 29.

[47] Nous montrons ici que l’Individu-Africain est l’Africain éveillé, critique et intègre manifestant ainsi les caractéristiques de liberté et de rationalité. Dit autrement, c’est l’Africain qui incarne les valeurs cléricales, à savoir : la raison, la justice et la vérité. C’est le propre du quotidien de l’intellectuel africain authentique.

Autopsie de la vague des coups d’État en Afrique francophone (2020-2023)

La vague de coups d’État militaires qui a frappé le continent africain ces trois dernières années interpelle et requiert une exégèse. Le Mali a ouvert le bal en août 2020 puis mai 2021 suivi par le Tchad (avril 2021), la Guinée (septembre 2021), le Soudan (octobre 2021), le Burkina Faso (janvier et septembre 2022), le Niger (juillet 2023) et le Gabon (août 2023). En dépit de leurs similarités, ces prises de pouvoir par la coercition ont des divergences. Une typologie sera effectuée afin d’apprécier leurs propriétés spécifiques. L’analyse se focalisera sur les coups d’État au Sahel occidental et au Gabon. Leurs principaux déterminants seront mis en exergue et des recommandations seront formulées afin de tenter de les endiguer.

Mythes, technologies, humain et non humain…Achille Mbembé en méditation sur la communauté terrestre

Avec la « Communauté Terrestre » (2023, la Découverte), Achille Mbembé clot sa trilogie sur le devenir du Vivant entamée avec « Politique de l’inimitié » (2016, la Découverte) où il a décortiqué la figure de l’ennemi dans un chaos de guerres et de ségrégations et ensuite « Brutalisme » (2020, la Découverte) qu’il a consacré au devenir artificiel de l’humanité et à son pendant, le devenir-humain des machines. 

Depuis la publication des premiers travaux de ce philosophe, nous suivons une pensée évolutive à la quête d’une harmonie dans « un monde en combustion » et qui, à chaque ouvrage, nous livre un nouveau maillon qui se greffe à la chaîne symbiotique du vivant. Progressivement, nous voyons interagir des savoirs humains et non humains, visibles ou invisibles, à priori éloignés, parfois même en guerre (Science vs Mythes). Ils accomplissent sous nos yeux des mouvements d’harmonisation longs et précis- la ressemblance avec le Tai Shi est frappante- pour atterrir sur une matrice fluide qui respire profondément. C’est cette matrice ou cette lecture de différentes combinaisons que nous propose le philosophe pour continuer à habiter la Terre. « Aujourd’hui, la question centrale consiste à s’interroger sur la manière dont les formes complexes de vie pourraient être reproduites, soutenues, rendues durables, préservés et universellement partages à l’ombre d’une catastrophe cosmique potentielle », explique Achille Mbembé dans son nouvel ouvrage. 

Tout au long de son parcours, ce philosophe camerounais a été porteur d’une quête : Il nous a d’abord livré une analyse de la condition noire, du « postcolonialisme » à « la raison Nègre »[i], qui a mis en exergue les blessures traumatiques et transgénérationnelles occasionnées par le capitalisme impérialiste des puissances européennes. Dans une seconde étape de son cheminement, Mbembé nous a dévoilé les déchirures d’un monde brutalisé, porteur de balafres profondes appelés Frontières, traversé de haine et de rejet de l’autre et qui, pour finir, se trouve transmuté dans l’ère computationnelle des machines et des biotechnologies. Dans cette ère artificielle, on ne sait plus qui de l’homme ou de la machine est le sujet ou l’objet; les deux s’incorporant tels des avatars au pouvoir mutant[ii]. On serait ainsi tenté de penser ces machines comme la nouvelle religion de l’homme, un miroir dont il se sert pour admirer son intelligence et qui, sans conscience, pourrait hélas l’engloutir. 

Puiser des mythes africains 

Dans « la Communautés Terrestre », Achille Mbembé ajoute à son assemblage les mythes ancestraux africains pour démontrer, sur un ton un peu plus poétique que dans ses autres livres, à quel point l’homme fait partie d’un Tout et que ce Tout doit être appréhendé d’une façon systémique si nous voulons affronter la crise écologique. Cette pensée a de quoi déranger les héritiers du scientisme philosophique occidental. Il y a cinq siècles, Descartes et Bacon avaient peut-être raison d’imposer la Science (et donc l’Homme) face à une Nature omnipotente dominée par des superstitions aussi sinistres que délirantes. Mais de nos jours, alors que la pensée occidentale a déconnecté l’homme de toute spiritualité, est-il toujours opportun de continuer à dénigrer les mythes animistes ? Est-il sensé de priver l’humanité d’une partie de ces archives ancestrales qui concourent à nous éclairer sur les combinaisons du vivant ? 

Si nous voulons continuer à habiter la Terre, il est peut-être opportun d’aller voir comment les peuples anciens faisaient communauté avec des entités non humaines et de s’en inspirer au même titre que les autres ressources actuellement à notre disposition, conseille le philosophe. L’Afrique laboratoire du devenir humain nous livre à ce titre d’insondables gisements, notamment chez les Dogons[1] et les Bambaras[2], choisis par Mbembé comme corpus d’étude. 

Au fur et à mesure que l’auteur dévoile l’héritage de ces deux cultures, des liaisons improbables commencent à faire sens. Comme par exemple, la conception de « la force vitale » de l’homme chez les Dogons qui, pour se nourrir ou guérir, a besoin d’entrer en contact avec les végétaux. Il est fascinant aussi de voir comment les Dogons s’imaginaient le cosmos, ses forces vivantes et comment ces dernières entraient en résonnance dans un mouvement de « correspondance biologique » : Chacune des parties de l’univers se projetant dans l’être humain qui est, lui-même, l’une des expressions privilégiées du microcosme. 

La Terre, une entité globale, une utopie

La Terre, dans ce contexte de résonnance, est la condition de notre survie. C’est grâce à elle que nous pouvons exister. Elle est un corps vivant, elle nous génère et se regénère mais elle ne nous appartient pas (Exit tout dogme juridique de la propriété !). Nous n’en sommes que les habitants, les gardiens, les passants. « Par terre, il ne faut pas entendre le sol, la parcelle, mais une vie qui se renouvelle dont la valeur est littéralement incalculable et qui échappe à tout pouvoir absolu de maitrise. Il s’agit d’un corps vivant, animé, dont l’une des propriétés est par ailleurs d’être une matière susceptible de rendre possible la vie ».

Ainsi définie, la Terre est une circulation de flux entre les communautés qui l’habitent et qui ne se limitent pas uniquement à l’humain. Ces communautés terrestres, il faudra les distinguer des universalismes pensés par l’homme pour l’homme[iii]. La Terre n’est plus que « universelle », elle porte en elle toutes les manifestations de la vie, par conséquent toutes les traces de l’en-commun : Du « Tout Monde » défendu par les pères de la philosophie africaine, Achille Mbembé nous propose de passer à un « Tout Planétaire ». Toutes les formes du cosmos (les fleuves, l’air, les microbes, les virus, les minéraux, les planètes, les montagnes, les énergies souterraines…) viennent faire corps avec le « nouvel animisme » qu’incarnent les technologies et les dispositifs artificiels. Mais en effectuant ce passage, il faudra garder à l’esprit que s’il y a bien une constante dans cette communauté terrestre interreliée, c’est la finitude des espèces. Nous devons désormais faire la paix avec notre mort.  

« Si nous avons su vivre avec constance et tranquillité, nous saurons mourir de même. Les philosophes se vanteront à ce sujet tant qu’il leur plaira, mais il me semble que la mort est bien le bout, non pas pour autant le but de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pas pour autant son objet ». (Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre XII)


[1] Les Dogons sont un peuple du Mali à l’origine animiste et croyant en un seul Dieu créateur : Amma. La légende voulait que Amma se tenait dans un œuf. Il créa la parole avec sa salive et la première graine apparut. Elle contenait tout ce dont le monde avait besoin : la terre, l’eau et le feu. Amma créa alors des couples de jumeaux avec à chaque fois un mâle et sa jumelle.

[2] Les Bambaras sont une éthnie mandinque originaire du Mali mais qui s’est étendue sur l’Afrique sahélienne. A l’origine, l’esprit Yo a engendré Faro, le dieu de la parole et de la pluie bienfaisante, qui, à son tour, créa Mousso Koroni, la mère nourricière. 


[i] Achille Mbembé, De la Postcolonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, 2000, Karthala, Paris et Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, 2013, la Découverte, Paris. 

[ii] Pour comprendre la supervision permanente de nos comportements de nos émotions par les différents algorithmes et la big data, lire l’excellent Shoshana Zubbof, l’âge du capitalisme de surveillance, 2020, Zulma, Paris. 

[iii] Voir à ce niveau l’évolution des concepts d’universalisme depuis le siècle des lumières européen jusqu’aux mouvements de décolonialisme (notamment « l’universalisme de surplomb » de Merleau Ponty, le « Tout-Monde » de Aimé Césaire, « l’universalisme pluriel » de Bachir Diagne…). 

Restitution des biens culturels africains : l’immense défi

Le mercredi 4 novembre 2020, le Sénat français a adopté le projet de loi restituant au Bénin et au Sénégal des biens culturels amenés en France à l’époque coloniale : 26 œuvres réclamées par Cotonou, prises de guerre du général Dodds dans le palais de Béhanzin, après les sanglants combats de 1892. Le Sénégal, de son côté, est maintenant propriétaire d’un sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall, grande figure religieuse et résistant sénégalais du XIXème siècle. 

Cette restitution, intervenue suite à un engagement du président français Emmanuel Macron lors d’une visite à Ouagadougou en novembre 2017- visite qui a été suivie d’un éminent rapport commandé à Bénédicte Savoy, professeure au Collège de France et historienne de l’art, et à Felwine Sarr, écrivain et économiste sénégalais- reste cependant un premier pas d’un parcours plus long: « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique», avait assuré le président français sous les applaudissements.  

Dans leur rapport de 232 pages, intitulé « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain : Vers une nouvelle éthique relationnelle », Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont clairement expliqué que le sujet des restitutions soulève des questions plus profondes. Ils évoquent la nécessité d’une révision des paradigmes hérités de la colonisation pour rendre justice à une mémoire africaine profondément blessée.

« Parler d’œuvres d’art et de restitutions du patrimoine africain en Afrique, c’est ouvrir un chapitre, un seul, dans une histoire plus vaste et certainement plus difficile. Derrière le masque de la beauté, la question des restitutions invite en effet à mettre le doigt au cœur d’un système d’appropriation et d’aliénation, le système colonial, dont certains musées européens, à leur corps défendant, sont aujourd’hui les archives publiques », est-il souligné dans le rapport.

Une restitution au cas par cas

Malgré le signal fort qu’il envoie, le projet de loi restituant les œuvres d’art au Bénin et au Sénégal est donc loin d’être à la hauteur des enjeux. Juridiquement parlant, il s’agit d’une dérogation au code du patrimoine français qui impose d’une façon claire et absolue l’inaliénabilité des collections publiques françaises, leur imprescriptibilité et leur insaisissabilité. En clair, les objets d’art français ne peuvent être destitués/ôtés du domaine public et donnés à d’autres. Une des seules manières de les faire circuler passe par des échanges ou des dépôts-prêts. Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont donc eu raison de souligner que le véritable défi de la restitution des œuvres patrimoniales africaines reste la réforme de ce Code. Ils proposent d’y introduire une procédure ad hoc adaptée pour les besoins de la restitution des objets africains.

Près de 88.000 œuvres d’art d’Afrique subsaharienne sont détenues dans les collections publiques françaises, dont 70.000 au seul Musée du Quai Branly. Dès le lendemain des indépendances, plusieurs acteurs africains n’ont eu cesse de réclamer leur restitution. Ils se sont toujours heurtés au mur de l’inaliénabilité et du silence, tant ces sollicitations exhumaient des sévices coloniaux encore inavoués à l’époque. En 1970, l’Unesco allait cependant briser ce silence en adoptant une convention qui interdit le commerce de biens spoliés pendant la période coloniale. En 1978, dans un discours historique, son directeur, Mahtar Mbow, lançait un appel aux anciennes puissances coloniales « pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable ».

« Du British Museum (69 000 objets d’Afrique) au Weltmuseum de Vienne (37 000), du musée Royal de l’Afrique centrale en Belgique (180 000) au futur Humboldt Forum de Berlin (75 000), des musées du Vatican à celui du quai Branly (70 000) en passant par les nombreux musées missionnaires protestants et catholiques en Allemagne, aux Pays-Bas, en France, en Autriche, en Belgique, en Italie, en Espagne : l’histoire des collections africaines est une histoire européenne bien partagée », rappelle le rapport Savoy-Sarr.

Les restes humains, une mémoire douloureuse

Avant l’adoption du projet de loi instituant la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal, les rares restitutions ayant échappé au principe de l’inaliénabilité étaient les restes humains, mais toujours via une loi d’exception dérogeant aux textes applicables en matière de patrimoine et de domanialité publique. En 2002, la France a ainsi restitué la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, appelée la « Vénus hottentote», à l’Afrique du Sud. La même année, elle a envoyé à la Nouvelle Zélande une vingtaine de têtes maories.

En juillet 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Alger où, battant campagne pour la présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », Paris a restitué les crânes des 24 résistants ayant été décapités dans une bataille près de la ville de Constantine en 1849. Auparavant entreposés dans le Musée de l’Homme, ces crânes seront dignement inhumés dans leur terre d’origine en Algérie.

Quels critères pour la restitution ?

A chaque fois qu’il est posé, le sujet de la restitution des biens culturels rouvre une plaie mémorielle qui n’a jamais été pansée. Il pose aussi des questions d’applicabilité qui sont loin d’être tranchées.      La recherche d’une plus grande sécurité juridique constitue certes un préalable indispensable pour mener à bon port tout projet de restitution. Mais au-delà d’une réforme du Code du patrimoine français, la difficulté sera, comme le font remarquer plusieurs experts, de retracer l’itinéraire des œuvres pour pouvoir statuer sur des questions sujettes à controverses. A titre d’exemple, ces biens proviennent-ils d’un butin de guerre confirmé comme celui des trésors béninois et sénégalais ? Ont-ils atterri en France via des réseaux de pilleurs ou de marchands peu scrupuleux qui les ont acquis à des prix dérisoires ? Ou est-ce plutôt le résultat de transactions justes et équitables et dans ce cas pourquoi parler de restitution ?

De la même manière, il sera nécessaire d’aller creuser l’origine géographique des biens- l’Afrique des frontières étant une donnée coloniale contemporaine- et veiller à mettre en place des mécanismes pratiques qui permettront de faire rayonner ces biens restitués aussi bien au sein de leurs communautés d’origine que parmi d’autres peuples qui en exprimeraient l’envie (libre circulation).     Ce projet multiforme ne pourrait aboutir que dans le cadre d’un projet commun franco-africain, estiment les experts, où seront définis les critères de restitution et une expertise conjointe qui se penchera sur l’origine (ou les origines) supposées des objets en question pour arriver à un consensus scientifique.

Un nid à polémiques

Une telle conjugaison des efforts entre l’Afrique et la France sera d’autant plus salutaire qu’elle permettra d’aplanir de nombreuses résistances idéologiques soulevées par la restitution des biens culturels. « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme », dénonçait M. Stéphane Martin, ancien président du Musée du quai Branly, sur les colonnes du journal Le Monde diplomatique (Août 2020).

Depuis la publication du rapport Savoy-Sarr, l’opinion publique a en effet eu droit à tout type de questions, les plus légitimes comme les plus farfelues : Les gouvernements africains sauront-ils préserver ces trésors ? Ont-ils des infrastructures convenables qui vont les protéger de la déperdition ? Et s’ils se mettaient à les revendre ?

Le débat a donné lieu à certaines polémiques biaisées, mais il a tout de même ouvert quelques pistes qui poussent à réfléchir : les musées africains sont-ils obligés de suivre le modèle de leurs pairs occidentaux en matière d’exposition et de préservation ? S’était exprimée aussi, la plus grande crainte des acteurs culturels français : Va-t-on vider les musées en France ? Comment s’adapter face aux retombées économiques de ces restitutions ? Ces questions sont directes, réelles mais surtout politiques, vu la quantité de trésors dont regorgent les musées hexagonaux. Et il va sans dire que tout alignement en faveur d’une restitution plus importante envers l’Afrique nécessitera un courage politique loin d’être gagné à la veille de l’échéance présidentielle de 2022.

Du côté des marchands d’art et des collectionneurs privés, fief de la part la plus importante des œuvres africaines, souvent intraçables et non recensées, le projet de restitution fait grincer des dents même si le milieu se réserve d’exprimer une franche opposition au principe. Certains galeristes de bonne volonté, comme Robert Vallois, ont même créé un collectif de marchands d’art pour financer le nouveau musée de la Récade au Bénin, où sont exposées des œuvres africaines tirées de leurs collections. « Ça n’a coûté rien à personne, à part à nous », précise-t-il à l’agence AFP. 

Un contexte qui pousse à l’action

En s’engageant solennellement dans la restitution des biens culturels à l’Afrique, la France a posé la première pierre d’un chantier historique. Mais l’approche d’une restitution au cas par cas, fragmentée et jonchée d’obstacles, ne pourra pas tenir longtemps face à la pression exercée par des débats militants liés aux décolonisations ou au rééquilibrage des rapports Nord-Sud. La France pourrait même se faire devancer par certaines anciennes puissances coloniales comme l’Allemagne qui semble avoir saisi le sens de la séquence historique en cours bien avant le discours de Macron à Ouagadougou. Sensibilisée à la question des spoliations juives sous l’ère nazie, Berlin n’a pas eu de mal à aborder la question de la restitution des biens africains et avait entamé plusieurs démarches envers la Namibie, le Togo ou la Tanzanie. A contrario, c’est en Belgique où le débat est le plus enflammé en raison d’une colonisation congolaise particulièrement sanglante. Quant à la Grande-Bretagne, elle semble tâtonner, le British Museum rechignant encore à se prononcer sur la question des restitutions bien qu’il soit saisi de plusieurs demandes venant d’autres pays.

Pour mener à bien ce projet de restitution, il va sans dire qu’un autre tabou doit être levé : celui d’éveiller les consciences politiques africaines, là où les politiques publiques ont échoué malgré une implication de plus en plus forte de la société civile. Dans les musées africains, la valeur originelle des objets est oubliée au détriment de sa valeur esthétique…

Nadia Lamlili, Nadine Mbaïbedje Mogode

Membres du Think Tank « L’Afrique des Idées »

Références

Manuel Valentin, 2019. « Restituer le patrimoine « africain » », Les nouvelles de l’archéologie [En ligne], mis en ligne le 06 septembre 2019, consulté le 21 octobre 2020. http:// journals.openedition.org/nda/5953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nda.5953

Sarr F. & Savoy B. 2018. Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle : rapport commandé par le Président de la République, rendu le 23 novembre 2018.http://www.icom-musees.fr/ressources/rapport-sur-la-restitution-du-patrimoine-culturel-africain-vers-une-nouvelle-ethique

Armelle Mabon sur les vraies raisons du massacre de Thiaroye

Alors que l’on s’apprête à commémorer le soixante-dixième anniversaire du massacre de Thiaroye, Armelle Mabon, historienne française qui a travaillé durant près de 15 ans sur le sujet, conteste aujourd’hui la version officielle des faits qu’elle qualifie de « mensonge d’Etat ».

source photo Diawara.org

Le massacre de Thiaroye s‘est déroulé le 1er décembre 1944 dans un camp militaire à Dakar au Sénégal. Selon la version officielle, 1300 tirailleurs sénégalais qui venaient d’être libérés des Fronstalag (camps de prisonniers de l’armée allemande situés en France) transitèrent à Thiaroye avant de rentrer dans leurs pays respectifs. Ils venaient du Sénégal, Mali, Bénin, Côte d’Ivoire, Centrafrique, Tchad, Gabon et Togo. À la suite d’une mutinerie dans le but d’obtenir le paiement total de leur solde de captivité, ils prirent en otage un membre de l’armée française, le général Dagnan, jusqu’à obtenir satisfaction. Se sentant humiliés, les soldats français ont décidé de faire une démonstration de force en bombardant le camp à l’aide d’automitrailleuses.

Le bilan officiel retenu à ce jour de cette mutinerie est de 35 morts, 35 blessés et 34 condamnations.

Le 12 octobre 2012, alors en déplacement à Dakar, François Hollande déclarait :

« La part d'ombre de notre histoire, c'est aussi la répression sanglante qui en 1944 au camp de Thiaroye provoqua la mort de 35 soldats africains qui s'étaient pourtant battus pour la France. J'ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu'elles puissent être exposées au musée du mémorial »

La déclaration du Président français n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde.

Toutefois, c’est en 2000, qu’Armelle Mabon, a commencé à fouiller les archives sur Thiaroye. Et la disparition de documents militaires n’a fait qu’augmenter ses doutes 

« J’ai commencé par m’interroger sur ces pièces disparues puis je me suis poser la question que je n’aurais jamais du me poser : Et si les rapports étaient mensongers ? Et si il n’y a pas eu du début jusqu’à la fin une machination ? » explique-t-elle.

Près de sept décennies plus tard, il ne fait plus aucun doute 

Je peux désormais certifier que c’est un mensonge d’Etat.

En 2003, elle est l’auteur du documentaire Oubliés et trahis. Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains (Grenade productions)Mais c’est en 2010, dans son ouvrage Les prisonniers de guerre "indigènes", Visages oubliés de la France occupée (Ed. La Découverte) qu’elle expose clairement ses doutes sur la version officielle du massacre de Thiaroye.

À la suite de ses recherches, elle constate que le mensonge se porte sur trois aspects : la falsification des rapports militaires, la spoliation dont les tirailleurs furent victimes et enfin le caractère prémédité du massacre. Toutes ses révélations se basent sur des pièces d’archives et des rapports militaires qui proviennent des Archives Nationales d’Outre Mer (ANOM) et du Service Historique de la Défense (SHD).

Malgré tout, Thiaroye conserve toutefois de nombreuses zones d’ombre, à commencer par le nombre de tirailleurs présents sur le camp. Là, déjà, pour Armelle Mabon un premier doute s’installe 

« Nous ne pouvons pas déterminer aujourd’hui combien ils étaient. D'après les archives, 1200 ou 1280 ou 1300 ex-prisonniers de guerre sont arrivés à Dakar. Alors qu'il existe un document officiel de la Marine en AOF avec ce chiffre de 1300 » explique-t-elle.

Au départ de Morlaix en Bretagne, 2000 tirailleurs étaient présents. Parmi eux, 300 ont refusé d’embarquer car ils n’ont pas perçu le quart des soldes de captivité, ce qui amène le chiffre à 1700. Si le chiffre officiel fait état de 1300 hommes présents à Thiaroye, où sont passés les 400 tirailleurs restants ? Pour y répondre, Armelle Mabon a une explication 

« J’ai trouvé une archive, datant 21 novembre 1944, au Sénégal, où il est écrit que 400 hommes avaient refusé de monter sur le Circassia (nom du bateau) à Casablanca, je ne sais pour quelle raison, donc cela fait 1300. ». Sauf qu’un document vient démentir cette version « Un rapport nommé Lemasson, Chef d'escadron qui était sur le Circassia avec les ex-prisonniers de guerre (ci-joint), dit que sur les 24 heures où le bateau a fait escale à Casablanca, il n’y a eu aucun problème. J’imagine bien que si 400 hommes avaient refusé de monter à Casablanca un rapport l’aurait signalé comme pour les 300 de Morlaix. Là, non ! » 

De là à dire que ces 400 hommes ont été exécutés à Thiaroye, Armelle Mabon ne va pas jusque là mais reste convaincue que des documents ont été falsifiés voire détruits.

L’historienne s’aperçoit également que les différents rapports (il y en a une vingtaine) sont incohérents sur la nature de la mutinerie 

« Une circulaire officielle (ci-jointe) émanant du Ministère de la guerre, avait indiqué que les soldes devaient être payés pour ¼ à l’embarquement et les ¾ restants au moment du débarquement. Il se trouve que si des personnes ont refusé d’embarquer à Morlaix c’est parce qu’ils n’avaient strictement rien reçu » elle poursuit, « Arrivés à Dakar, tous ces hommes connaissaient leur droit, à savoir récupérer les ¾ restants et pour certains d’entre eux, la totalité. Les officiers sur place, pour une raison que j’ignore, ont décrété qu’ils ne percevraient pas ces rappels de soldes. Ce qui a provoqué un mouvement de protestation. Le général Dagnan a parlé avec eux. On dit qu’il a été pris en otage, c’est absolument faux ! ». 

Surpris que les tirailleurs, qui véhiculaient une image de combattants obéissants et dévoués pour la patrie se révoltent, les officiers français décident d’entreprendre une démonstration de force et de maintien d’ordre prévue le 1er décembre au matin. Et c’est à la suite du massacre que se met en place la supposée falsification d’archives 

« Comme ils n’ont pas voulu les payer et ensuite il y a eu ce massacre, ils ont organisé une falsification afin de montrer que ces hommes avaient des réclamations illégitimes. »

Rendre les revendications des tirailleurs illégitimes et par la même occasion l’utilisation de la force légitime serait le but de la machination pour Armelle Mabon  

« Cette incroyable circulaire n° 6350 du 4 décembre 1944 émanant du ministère de la Guerre (direction des Troupes coloniales) indique qu’il y a eu un changement au moment du paiement des soldes de captivité. Auparavant c’était ¼ à l’embarquement puis ¾ au débarquement mais  bizarrement au 4 décembre c’est la totalité à l’embarquement. Donc officiellement ils ont pu rendre illégitime les revendications de ces ex prisonniers de guerre en faisant croire qu’ils avaient perçu la totalité des soldes avant l’embarquement ». Ce qui est plus grave à ses yeux c’est que le massacre a été prémédité, preuve à l’appui « Le rapport Lemasson du 1er décembre 1944 mentionne qu'à 6h45 il a été informé que les forces armées doivent réduire les rebelles. Cependant les forces de l'ordre n'ayant pas eu leur vie menacée avant 6h45, c’est donc la veille qu’a été décidé cette démonstration de force visant à faire taire les mutins. De plus, le rapport Leberre, qui est disponible au SHD, parle d’une réunion la veille au soir avec un ordre oral au commandant des automitrailleuses, ce qui vient corroborer mon hypothèse. Evidemment, ni ce commandant ni Lemasson n'ont été entendus durant l'instruction » déplore-t-elle.

Une ultime interrogation subsiste concernant le nombre de victimes de ce massacre. Elle se veut plus prudente mais ne se fait pas d’illusions 

« Je crois qu’on n’arrivera jamais à quantifier le nombre de morts. Je ne vais pas dire qu’il y a eu 400 morts à Thiaroye. Je dis juste que vraisemblablement, il y a eu beaucoup plus que 35 morts où même 70. Nous avons la certitude que le chiffre officiel de 35 morts n'est pas exact car j’ai retrouvé grâce au Ministère de la Défense, 5 dossiers de victimes. Parmi elles, un dossier concerne un mort à l'hôpital de Dakar des suites de ses blessures mais il n'est pas recensé sur la liste des 11 décédés à l'hôpital. Donc 35 plus un ca fait 36. Mais on est loin du compte, c’est évident. A l’époque, ils ont voulu camoufler une hécatombe ».

Si elle parle de 400 morts, ce n’est pas anodin : c’est le nombre exact de soldats qui auraient refuser d’embarquer à Casablanca.

Malgré tout, si on ne peut pas refaire l’histoire, et ça Armelle Mabon en est bien consciente, on peut la réparer. C’est pour cette raison qu’elle réclame un procès en révision, 70 ans après ! 

« Il faut voir les choses en face. Il y a eu un procès avec des condamnations lourdes donc il faut faire œuvre de justice, reconnaître les faits. C’est la première chose à faire ». 

Elle ose même une comparaison avec une affaire qui a secoué la France au début du 19e siècle 

« Thiaroye n’est pas sans rappeler l’affaire Dreyfus. Ce n’est pas une histoire de bordereau, c’est encore pire. On a inventé des pièces à conviction pour le procès afin de faire croire que ces hommes travaillaient pour les allemands alors que la plupart étaient résistants !» concède-t-elle avec émotion.

Armelle Mabon est tout de même optimiste pour une issue favorable de sa demande de procès en révision et, malgré les critiques d’historiens dont elle est l’objet, elle attend un signe fort de la Garde des Sceaux Christiane Taubira.

Propos d'Armelle Mabon recueillis Kalidou SY

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