Par Rodrigue Nana Ngassam, Docteur en Science Politique, Université de Douala, Cameroun
Situé au carrefour de cinq pays africains (Cameroun, Tchad, République centrafricaine, Niger et Nigéria), le bassin du lac Tchad fait face à un enchevêtrement de changements à long et court termes dont les effets s’additionnent et exacerbent les défis locaux. Le changement climatique modifie profondément le fonctionnement des écosystèmes, entraînant des perturbations durables. La forte croissance démographique exerce une pression accrue sur les ressources naturelles, tandis que l’insécurité croissante provoque des déplacements massifs de population, bouleversant ainsi la dynamique des territoires et l’accès aux ressources.
Quelle signification recouvre le bassin du lac Tchad ?
Le bassin du lac Tchad demeure une zone très fragile et exposée à divers stress, que le changement climatique et les facteurs anthropiques ont accentué. S’il ne fait consensus ni sur sa définition ni sur son contenu, on peut s’interroger tout de même sur les États qui doivent y être inclus ou, au contraire, en être exclus. La confusion sur son positionnement géographique en Afrique est tout aussi grande : fait-il partie de l’Afrique Centrale, du Soudan Central ou même, selon certains, de l’Afrique Occidentale ? En effet, le bassin du lac Tchad est une dépression endoréique qui couvre près de 8 % du continent africain et qui est entourée de huit pays, dont quatre ont un accès direct au lac : le Nigéria, le Niger, le Tchad et le Cameroun. Le Niger et le Tchad sont ceux qui occupent la plus grande partie du territoire partagé, à savoir 29 % et 44 % de la superficie totale du bassin versant. Le Cameroun et la République Centrafricaine n’occupent qu’environ 2 % et 9 % de la superficie du bassin, mais les trois quarts des apports en eau du lac proviennent des régions humides de ces deux pays.
Le bassin est une large plaine essentiellement composée de sable moyen à fin, entourée de montagnes culminant à 3 300 mètres dans le nord (massif du Tibesti), à 3 000 mètres dans le nord-ouest (massif du Hoggar) et à 3 300 mètres dans le sud-ouest (Plateau de l’Adamaoua) ; son altitude est de 180 mètres dans les « Pays Bas » (centre du bassin). La partie centrale du bassin se caractérise par deux paysages différents, délimités par le 14e parallèle N : les dunes de sable et l’absence de sources d’eaux de surface sont typiques de la partie nord (Kanem), tandis que le sud est composé d’une superposition de sable et d’argile bien irriguée par les deux principales rivières qui se jettent dans le lac : le réseau hydrographique du Chari-Logone (Tchad) qui fournit environ 95 % du volume annuel des apports d’eau au lac et le réseau du Komadougou Yobé (Niger) qui fournit environ 3 % de l’apport annuel, auxquels s’ajoutent les petits bassins de l’El Beïd, du Yedseram et Ngadda au Nigéria situés au sud du lac entre les deux bassins cités plus haut. Le climat dans cette zone est de type tropical se caractérisant par quatre zones climatiques qui concordent avec les différents types d’isohyètes.
Le bassin appartient à la zone sahélienne, où les pluies de mousson diminuent du sud au nord (de moins de 100 mm de précipitations annuelles dans le nord du Tchad, en Libye et en Algérie, à 1 500 mm dans le sud du bassin, le sud du Tchad et la République Centrafricaine). Le climat du bassin est classé en quatre catégories (du nord au sud) : le climat saharien se caractérise par moins de 100 mm de précipitations annuelles ; le climat sahélo-saharien a une moyenne pluviométrique annuelle comprise entre 100 et 400 mm ; le climat sahélo-soudanien, plus humide, a une moyenne pluviométrique annuelle comprise entre 400 et 600 mm ; le climat soudano-guinéen a une moyenne pluviométrique annuelle comprise entre 600 et 1 500 mm. La région se caractérise par des températures élevées tout au long de l’année et une humidité très faible, sauf pendant la saison des pluies de juin à septembre. Le changement climatique modifie durablement le fonctionnement des écosystèmes, la forte croissance démographique accentue la pression sur les ressources, la montée des insécurités provoque des déplacements majeurs de population qui bouleversent la fonction des territoires et les modalités d’accès aux ressources naturelles.
Les difficultés rencontrées par le bassin du lac Tchad
Le type de pluviométrie enregistrée dans le bassin du lac Tchad correspond à une climatologie sahélienne, caractérisée par une grande variabilité et une imprévisibilité notoire. En 20 ans, les isohyètes de la pluviométrie moyenne se sont déplacées de 180 km vers le sud. Par conséquent, les zones qui enregistraient une pluviométrie moyenne de 320 mm ne reçoivent plus que 210 mm. Le bilan hydrologique général du bassin est affecté par l’étroite interaction entre la pluviométrie, l’évaporation, les apports latéraux au lac et l’infiltration des eaux souterraines sous l’étendue du lac Tchad. L’évaporation par les surfaces d’eau libre ou par le sol, plus l’eau transpirée par la végétation, constitue la part dominante du bilan hydrique du bassin actif du lac. Le bassin du Chari apporte seulement 3,8 % de l’eau tombée sur son bassin, le reste étant retourné dans l’atmosphère par évapotranspiration. La quantité perdue par évapotranspiration étant relativement peu variable d’une année à l’autre, c’est la quantité d’eau qui parvient aux fleuves qui varie fortement.
Les propriétés du sol dans le bassin du lac Tchad varient considérablement à travers la région et influencent grandement l’hydrologie de la zone. Les déficits pluviométriques enregistrés pour la première fois en 1972 sont restés inchangés jusqu’à présent, malgré quelques débordements occasionnels de courte durée. L’effet cumulatif de la sécheresse et de la désertification a conduit à l’assèchement progressif du lac Tchad, qui mesurait au Paléolithique environ 315 000 km² de superficie et atteignait 160 mètres de profondeur. D’autres facteurs comme la construction des barrages en amont des cours d’eau, la dégradation des forêts, l’érosion des sols, la salinisation progressive des sols et des nappes phréatiques, et l’accentuation de l’ensablement, ont entraîné une baisse de la fertilité des terres, le déboisement et les feux de brousse, posant de sérieux problèmes environnementaux. Ces problèmes ont des répercussions économiques majeures pour les populations vivant sous le seuil de pauvreté.
On observe une véritable baisse de 60 % de la production halieutique induite par le retrait du lac Tchad, la dégradation des terres et des pâturages entraînant une baisse des capacités de production agricole de la région, des disponibilités de fourrage, ainsi qu’une réduction du cheptel et de la biodiversité. Le rétrécissement du lac Tchad est également accentué par le problème épineux de la croissance démographique. Il faut souligner que d’ici 2025, la population de cet espace dépassera 36 millions d’habitants, selon les projections faites à partir du chiffre actuel de 22 millions. L’explosion démographique et les migrations des éleveurs, pêcheurs et réfugiés environnementaux, partis à la suite de la désertification en quête de moyens de subsistance, entraînent une concurrence et même des conflits pour l’utilisation des ressources en eau limitées du bassin.
Les répercussions pour le bassin lac Tchad
Il est indéniable que le changement climatique et la surexploitation ont des répercussions indélébiles sur le bassin du lac Tchad. Les migrations des populations vers les rives de ce lac augmentent la pression sur les ressources naturelles du bassin lacustre, entraînant des conflits sociaux principalement dus à l’appropriation de l’espace libéré par le retrait du lac. On constate que les berges et les îles, autrefois désertes, voient leur densité démographique atteindre localement 60 habitants par kilomètre carré. Les principaux facteurs de polarisation des migrants dans ces lieux résident dans la richesse de l’écosystème et la disponibilité en eau. Pour garantir la survie de leur famille, les migrants développent des activités qui intensifient la pression sur le lac Tchad et son environnement, notamment sur les ressources en eau, les terres inondables, les pâturages, les poissons et autres espèces animales déjà menacées.
La pêche, autrefois l’activité la plus attractive, rencontre aujourd’hui d’énormes difficultés. Certaines espèces de poisson se raréfient, voire disparaissent, obligeant les pêcheurs à se reconvertir dans des secteurs agricoles ou pastoraux. L’agriculture gagne en importance dans la région en raison de l’apparition de terres fertiles dues au retrait des eaux ou à la coupe abusive de bois pour la production d’énergie. Quant à l’élevage, ce secteur d’activité connaît un développement exponentiel. Avec la dégradation du couvert végétal, les éleveurs deviennent de plus en plus mobiles, à la recherche de pâturages de meilleure qualité sur les berges du lac Tchad. La faune n’est pas épargnée et subit de graves atteintes dues au braconnage. Des espèces comme le lion ou le rhinocéros ont complètement disparu, tandis que d’autres, comme l’hippopotame et l’éléphant, sont menacées de disparition.
Enfin, la réduction de la surface du lac Tchad est à l’origine de tensions et de conflits dans la région. Plusieurs conflits naissent de la surexploitation des ressources naturelles immédiatement disponibles et accessibles. Poussés par des impératifs de rentabilité dans leurs secteurs économiques respectifs, agriculteurs et éleveurs se retrouvent souvent en conflit. De vives tensions autour du partage de l’eau conduisent également à des différends frontaliers entre les États partageant le lac. Chaque pays cherche à s’approprier le maximum de ressources en eau et les potentialités économiques qu’elles recèlent. Quand ce ne sont pas les États, ce sont les communautés aux intérêts divergents qui se disputent les ressources, auxquelles viennent s’ajouter de très nombreux méfaits commis par des individus peu scrupuleux, des bandes criminelles ou des groupes terroristes comme Boko Haram qui écument la région.
L’urgence de sauver le bassin du lac Tchad
Le changement climatique dans le bassin du lac Tchad a des conséquences humanitaires dévastatrices, touchant le Nigéria, le Niger, le Tchad et le Cameroun. Les populations affectées par cette crise ont des besoins importants en eau potable, nourriture, abris, soins de santé, etc. Leurs histoires racontent leur souffrance, leur résilience, leur solidarité et leurs espoirs. Aujourd’hui, la gravité de la situation oblige les États qui partagent ce fleuve à le préserver. Il faut rappeler qu’entre 2017 et 2021, treize études ont été réalisées sur la biodiversité, l’hydrologie, la culture et les aspects socio-économiques du bassin. Elles ont permis une meilleure connaissance des risques hydroclimatiques, de la qualité de l’eau, de la diversité biologique et culturelle, ainsi que de la variabilité et de la résilience climatique de cet espace. Deux outils ont été élaborés : un portail sur la qualité de l’eau dans le bassin du lac Tchad et une plateforme de suivi des inondations et des sécheresses. Ces outils permettent le contrôle de la pollution du lac et de ses affluents, ainsi que la surveillance des aléas météorologiques.
Nonobstant ces études, de nombreux défis se posent encore au bassin du lac Tchad. Sur le plan écologique, il y a un besoin urgent de conservation de la biodiversité, de gestion des écosystèmes et de leur réhabilitation. Il s’agit concrètement de mettre en place un programme approprié de conservation qui implique la restauration de la végétation pour améliorer la texture du sol et réduire l’évaporation et l’évapotranspiration, ainsi que la création de zones protégées telles que des parcs. La restauration du lac Tchad et de son écosystème est cruciale, car elle entraînera la restauration des terres humides, constituant la deuxième plus large zone humide d’Afrique, et contribuera au recul du désert. Sur le plan socio-économique, il s’agit de mieux gérer les activités agricoles, pastorales et piscicoles, de réduire la pauvreté, de promouvoir la planification participative et la gouvernance inclusive. Sur le plan sécuritaire, il faut souligner que le bassin du lac Tchad est devenu une zone de conflits où sévissent diverses bandes criminelles. Les pays de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) doivent renforcer leur coopération pour promouvoir l’intégration, la paix et la sécurité régionales dans l’ensemble du bassin.
Enfin, il est essentiel d’éduquer, de sensibiliser et d’informer les communautés sur les risques d’une surexploitation des ressources naturelles de cet espace et sur la nécessité de les préserver pour l’équilibre de l’écosystème et pour les générations futures. Il va sans dire que sans une inclusion des communautés locales, toute politique visant à sauver le bassin du lac Tchad est vouée à l’échec. Même si l’histoire des populations dans le bassin du lac Tchad a été largement liée aux conditions climatiques auxquelles elles ont su s’adapter, il est crucial d’attirer leur attention sur les règles de gestion des biens communs. Cela permettrait d’éviter les conflits pour l’accès aux ressources naturelles, entre autochtones et allochtones, sédentaires et transhumants, ainsi qu’au sein de groupes dont les besoins divergent. La formation et le renforcement des capacités sur la gestion pacifique des ressources naturelles pourraient également permettre d’obtenir des résultats tangibles dans le domaine de la restauration d’écosystèmes dégradés (mares, plaines dunaires) et de promouvoir des activités génératrices de revenus basées sur l’économie verte. Autant de perspectives qui pourraient permettre au bassin du lac Tchad de retrouver son identité d’antan et de réduire les menaces auxquelles il est exposé.
Bio de l’auteur:
Dr Rodrigue Nana Ngassam est titulaire d’un Doctorat/PhD en Science Politique de l’Université de Douala. Il est membre de l’Académie de Géopolitique de Paris et expert auprès du Réseau d’expertise et de formation francophone pour les opérations de paix (REFFOP).
Leave a comment
Your e-mail address will not be published. Required fields are marked with *