L'Afrique des Idées consacre une série de deux articles à la compréhension de l'émergence de l'islamisme militant en Algérie, qui a donné le jour en 2007 à la création d'al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aujourd'hui agent éminent de déstabilisation régionale dans le Sahara. Dans ce deuxième article, Sofia Meister revient sur l'expansion d'AQMI dans le Sahara et son inflitration dans le conflit malien.
Un millier d'hommes. C'est l'ensemble des effectifs dont dispose al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), qui représente pourtant un facteur majeur de déstabilisation de l'espace saharien, et depuis 2012, un acteur incontournable du conflit au Nord-Mali. Comment AQMI se retrouve-t-elle à peser de tout son poids dans l'équation malienne alors qu'il s'agit d'une organisation djihadiste par essence algérienne ?
Née des décombres du Groupe pour la Prédication et le Combat (GSPC) algérien, lui-même résultant d’un schisme avec le Groupe Islamique Armé (GIA), organisation islamiste phare des années 1990, al-Qaïda au Maghreb Islamique est une organisation fondamentalement duplice, traversée par des courants et des ambitions contradictoires. AQMI est fondée en décembre 2007 par Abdelmalek Droukdel l'ex-leader du GSPC, qui prête allégeance à Ben Laden ; les islamistes algériens, usés par la traque du gouvernement algérien, rencontrent un renouveau inespéré grâce à l'appropriation du label Al-Qaïda, depuis peu étendard de la menace terroriste mondiale. Si certains au sein d'AQMI veulent continuer le djihad contre l'État « apostat » algérien, d'autres veulent œuvrer à l'extension d'une zone d'influence, un véritable « émirat de guerre » au Sahara. L'objectif alors déclaré est d'instaurer la Shar'ia dans la zone qui correspond au « Grand Sahara », du sud-ouest algérien au nord du Tchad en passant par la Mauritanie.
AQMI naît ainsi au sein de ce foyer de tensions entre pan-islamistes et islamo-nationalistes. Droukdel négociera tant bien que mal l'affiliation de l'ex-GSPC à Al-Qaïda en promettant de continuer la lutte contre le régime algérien et ses institutions, tout en consacrant l'internationalisation des ambitions du groupe. Les lignes de fractures qui traversent AQMI lui sont consubstantielles – certains commentateurs parlent de trois sphères autonomes qui cohabitent sous la même appellation : AQMI des vétérans du GSPC et de la guerre civile algérienne, AQMI du Sahara, qui tente d'étendre la contagion islamiste au Sud, et AQMI en Europe, s'exprimant principalement à travers la djihadosphère, mais aujourd'hui souvent éclipsée par la propagande de l'État Islamique. Ainsi, AQMI est moins une structure digne de ce nom qu'un ensemble disparate d'îlots djihadistes, relativement indépendants, et impliqués dans une vaste étendue de trafics mafieux.
Les préoccupations d'AQMI s'orientent vers l'Irak dans un premier temps, avec la formation de candidats au djihad pour appuyer la résistance de leurs frères d'armes. Avec le retrait des troupes américaines d'Irak, les printemps arabes qui portent certains partis islamistes au pouvoir, le regard des djihadistes se tourne vers la frontière Sud de l'Algérie.
Espace traditionnel de transit de la moitié nord de l'Afrique, zone d'échanges pluriséculaire, le Sahara est une région-frontière au sein de laquelle se développent de nombreuses dynamiques centrifuges, informelles comme les réseaux d'immigration clandestine, et parfois criminelles comme le commerce de drogue et d'armes. Cœur géopolitique de la question touareg, peuple qui revendique périodiquement leur indépendance, les rouages territoriaux et géo-climatiques de cette zone sont plus propices à une culture de la clandestinité et de la mobilité et du flux qui deviendra de fait un pilier de la stratégie d'AQMI. Les islamistes tirent notamment parti de la sous-administration du Sahara et de l'immensité de son territoire. La fragilité des États qui le composent, Mauritanie, Mali, Niger, et les caractéristiques même de l'espace saharien vont permettre à AQMI de développer une véritable « mafia du sable ». La zone saharo-sahélienne, en ce qu'elle se prête plus particulièrement à la détention d'otages, finit par revêtir une importance capitale dans la stratégie d'extension du djihad. Le « Grand Sahara » est devenu, par pure stratégie, la zone de déploiement privilégiée de l'organisation terroriste.
Le mode opératoire d'AQMI s'est ainsi adapté à son nouveau milieu. Les alliances entre trafiquants et organisations terroristes sont légion. AQMI fait aujourd'hui partie intégrante des réseaux criminels qui sillonnent le Sahara et qui se structurent autour de trois grands trafics illicites : la drogue (cocaïne et cannabis), les armes légères et lourdes et l'immigration clandestine. Spécialiste de la question, Bernard Monnet parle à cet égard de « gangterrorisme ».
La zone IX, telle qu'elle est désignée par l'appareil exécutif d'AQMI a été dans un premier temps placée sous la responsabilité du célèbre Mokhtar Belmokhtar et correspond au « Grand Sahara ». Les séismes politiques qui traversent le Maghreb à la faveur des printemps arabes, avec notamment l'accession des islamistes au pouvoir, entraîne AQMI à délaisser le Maghreb pour pénétrer l'espace saharo-sahélien. A la faveur de la rébellion touareg du MNLA (Mouvement National de Libération de l'Azawad) qui secoue le Mali en 2012, AQMI s'infiltre parmi les groupes terroristes qui tentent d'imposer leur domination dans le nord du pays.
Pourtant, les maigres effectifs d'AQMI restent essentiellement algériens : AQMI n'a pas encore pu se départir de son algérianité profonde, ni éviter les schismes que cette identité de facto laissait présager. Cela peut être un frein conséquent aux stratégies expansionnistes du groupe à terme, d'autant plus que certains groupes islamistes plus locaux montent en puissance. Néanmoins, face à la nécessité d'investir les principales villes du Nord Mali (Kidal, Gao, Tombouctou), les alliances d'AQMI avec Al-Mourabitoun – issue de scission-fusion avec l'organisation-mère – ou encore la coopération ponctuelle avec Ansar Dine – émanation islamiste du MNLA – montrent les leçons apprises des échecs des années noires algériennes, et la volonté de s'inscrire dans la durée dans ce conflit malien.
Alors, comment lutter contre AQMI et ses héritiers ? La position de l'État algérien face à la question est complexe ; si son engagement dans la lutte régionale contre le terrorisme est bien pourtant bien visible, certains observateurs soulignent de possibles collusions entre l'appareil étatique et l'organisation terroriste. L'avantage que représente AQMI pour l'État algérien est de déplacer la menace terroriste au-delà des frontières du pays et de légitimer un appareil étatique fort. Cela engendre une accalmie prolongée en termes de sécurité dans le pays, mais également une vie politique algérienne exsangue. En outre, dans la perspective d'une menace terroriste internationalisée, l'État algérien apparaît comme le gendarme de la région aux yeux des États-Unis et de la France, sans pour autant faire preuve de volontarisme sur le terrain. La prise d'otages d'In Amenas, en 2013, dénote pour beaucoup un laxisme sécuritaire quasi volontaire.
AQMI continuera d'être un facteur de déstabilisation majeure au Sahara et au Nord Mali tant que la région échappera à tout contrôle étatique en fonctionnant sur de multiples féodalités, entretenues par une économie de trafic considérable. Seul le règlement de la question touareg au Sahara, à commencer par le statut de l'Azawad au Nord Mali pourra constituer un instrument de lutte efficace contre AQMI.
Sofia Meister
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