Par Mahamadou N’fa Simpara, doctorant en Relations internationales à l’Université Mohammed V de Rabat, auteur chez l’Harmattan-Paris.
Le Forum sur la Coopération Sino-Africaine (FOCAC) de 2024, qui a eu lieu du 4 au 6 septembre à Pékin, s’est déroulé dans un contexte global marqué par une réévaluation profonde des dynamiques économiques et géopolitiques. Alors que la Chine affronte un ralentissement économique notable et réoriente ses stratégies industrielles et financières, cet événement offre une opportunité d’analyser les transformations en cours dans ses relations avec l’Afrique.
Le FOCAC 2024 a lieu à un moment charnière où les évolutions économiques internes de la Chine et les changements dans le paysage géopolitique mondial imposent un réexamen des relations sino-africaines. La Chine, confrontée à un ralentissement économique, ajuste ses priorités stratégiques, passant d’une focalisation sur les investissements en infrastructures à une réorientation vers l’industrialisation et la diversification des partenaires commerciaux. Ce changement de paradigme est d’autant plus pertinent dans le cadre des relations avec l’Afrique, un continent qui a longtemps été au cœur de la stratégie chinoise de coopération internationale.
L’évolution des relations commerciales entre la Chine et l’Afrique est particulièrement révélatrice. Alors que les échanges bilatéraux ont atteint un niveau record en 2023, la structure de ces échanges est en mutation. La Chine, en quête de diversification de ses sources d’approvisionnement en énergie et de réduction des risques géopolitiques associés, modifie son approche vis-à-vis des matières premières africaines. Cette réévaluation stratégique s’accompagne d’une augmentation des investissements chinois dans les secteurs minier et industriel en Afrique, reflétant une volonté de sécuriser des ressources critiques tout en soutenant le développement industriel du continent.
Parallèlement, les enjeux de la dette et de la stabilité monétaire deviennent centraux dans les relations financières sino-africaines. Avec un nombre croissant de pays africains confrontés à des pressions de dette, la Chine adapte ses mécanismes de financement pour répondre à ces défis. Le passage d’un financement axé sur les infrastructures à des investissements dans l’industrialisation et la stabilisation économique marque un tournant dans la coopération financière. La question de l’internationalisation du renminbi (RMB) et son impact potentiel sur les transactions bilatérales et la gestion des risques de change est également un aspect crucial de cette dynamique.
Ce FOCAC est donc l’occasion d’une analyse de ces réajustements stratégiques qui redéfinissent les relations sino-africaines. En examinant les nouvelles orientations commerciales, les changements dans les investissements et les défis financiers, il est possible de saisir les implications potentielles pour le développement économique en Afrique et les stratégies d’engagement de la Chine sur la scène internationale.
1. Dynamique Commerciale : Évolution des Commodités et des Marchés
Le FOCAC 2024 intervient dans un contexte de ralentissement économique en Chine et de réorientation de ses priorités commerciales. Historiquement, la relation commerciale entre la Chine et l’Afrique est caractérisée par un déséquilibre marqué. En 2023, la Chine est devenue le premier partenaire commercial bilatéral de l’Afrique, avec un volume commercial atteignant un niveau record de 282 milliards de dollars, en hausse de 1,5% sur un an[1]. Cependant, l’Afrique ne représente que 4,7 % du commerce mondial de la Chine, soulignant une asymétrie persistante.
La composition de ce commerce évolue également, influencée par les réajustements économiques internes de la Chine et les changements géopolitiques plus larges. Les exportations africaines vers la Chine, historiquement dominées par les matières premières non transformées, telles que le pétrole brut, voient un changement notable. La Chine diversifie ses importations pétrolières, se tournant davantage vers les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), la Russie et d’autres nations asiatiques. En 2023, la Chine a significativement augmenté ses importations de pétrole brut en provenance de Russie et de plusieurs producteurs asiatiques, réduisant sa dépendance au pétrole africain[2]. Par exemple, l’Angola, autrefois le deuxième plus grand fournisseur de pétrole de la Chine, a vu sa position dégringoler à la huitième place[3], ses exportations vers la Chine ayant chuté de manière marquée.
Cette tendance reflète les préoccupations stratégiques de la Chine en matière de sécurité énergétique dans un environnement géopolitique volatil. Néanmoins, le rôle de l’Afrique dans le paysage énergétique chinois n’est pas entièrement en déclin. Si les importations de pétrole brut diminuent, les investissements chinois dans les secteurs minier et minéral africains augmentent. En 2010, les exportations africaines de minéraux vers la Chine ont atteint près de 10 milliards de dollars[4]. Les investissements stratégiques de la Chine dans l’extraction et le traitement de ces ressources témoignent de son engagement à long terme envers les matières premières critiques nécessaires à ses industries de haute technologie.
Parallèlement, le rôle de l’e-commerce dans le commerce sino-africain prend une ampleur croissante. Les plateformes telles que le kenyan Kilimall, Tmall d’Alibaba, Tmall, considérée comme le deuxième plus grand site de commerce électronique au monde après Taobao, JD.com spécialisée dans la vente d’appareils électroniques ont offert aux producteurs africains un accès direct au plus grand marché d’e-commerce mondial. Les ventes de produits africains, en particulier ceux agricoles, ont connu une forte augmentation, soulignant l’appétit croissant des consommateurs chinois pour les produits africains[5]. Ces développements, bien qu’encore naissants, indiquent une possible transformation de la structure du commerce sino-africain. À mesure que les pays africains améliorent leurs normes agricoles et exploitent les plateformes numériques, le déficit commercial avec la Chine pourrait progressivement se réduire, offrant un partenariat économique plus équilibré.
2. Réorientations des Investissements : De l’Infrastructure à l’Industrialisation
Au cours de la dernière décennie, les investissements chinois en Afrique se sont largement concentrés sur le développement des infrastructures. Cependant, les années récentes ont vu un changement de cette approche, motivé par le ralentissement économique interne de la Chine et les besoins évolutifs des pays africains. Avec le ralentissement de la croissance économique domestique en Chine et les rendements incertains des investissements en infrastructure en Afrique, les investisseurs chinois portent désormais une attention croissante aux projets d’industrialisation sur le continent.
Cette transition de l’infrastructure à l’industrialisation représente une évolution stratégique de l’engagement chinois en Afrique. Lors du Sommet BRICS 2023 en Afrique du Sud, les responsables chinois ont souligné leur intention de coopérer avec les pays africains sur l’industrialisation, comme une continuation et un affinement des politiques précédentes[6]. Cette approche vise à intégrer des composants industriels dans les projets d’infrastructure existants, visant à accroître la productivité et à faire passer les pays africains de l’exportation de matières premières à des activités de fabrication et de transformation plus sophistiquées.
Une caractéristique significative de cette nouvelle approche d’investissement est l’implication accrue des entreprises privées chinoises, en particulier des PME. Alors que les coûts du travail en Chine et en Asie du Sud-Est augmentent, certains investisseurs chinois cherchent à relocaliser leurs bases de production en Afrique, où les salaires sont plus bas. Cependant, des défis tels que l’infrastructure déficiente et le soutien limité à la chaîne d’approvisionnement ont limité le succès de la fabrication offshore en Afrique. Malgré ces défis, certains fabricants chinois ont réussi à établir des opérations en Afrique, particulièrement dans des secteurs répondant à la demande locale, tels que le ciment, les plastiques, les produits pharmaceutiques et l’électronique.
3. Naviguer dans les Défis de la Dette et de la Monnaie
Face à une dette croissante et à des pressions sur les devises, le rôle financier de la Chine en Afrique évolue. Tandis que les prêts traditionnels pour les infrastructures deviennent moins courants, les banques chinoises se concentrent de plus en plus sur la stabilisation fiscale et le soutien aux pays africains par des mécanismes financiers plus innovants.
Avec 21 pays africains[7] à haut risque de détresse de la dette, selon les données 2023 du rapport sur le commerce et le développement de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED)[8], l’approche de la Chine en matière de restructuration de la dette est cruciale. En 2020, les créanciers publics et privés chinois détenaient environ 17% de la dette extérieure de l’Afrique[9], et les négociations sur l’allègement et la restructuration de la dette sont devenues un point focal des relations financières sino-africaines. Les 10 pays les plus endettés envers la Chine (Angola, Éthiopie, Kenya, Zambie, Nigéria, Cameroun, Soudan, Congo, Égypte, Ghana ) lui doivent à eux seuls 100 milliards de dollars constituant 71,7% du stock globale de la dette chinoise à l’Afrique représentent[10].
L’accord de juin 2023 entre la Zambie et ses créanciers officiels, dont la Chine, dans le cadre du Cadre Commun du G20[11], marque une étape significative. L’accord, qui privilégie les extensions de remboursement plutôt que l’allègement de la dette, est considéré comme un précédent pour les futures négociations. Cette approche permet à la Chine de travailler dans un cadre multilatéral tout en maintenant ses principes et traditions.
À mesure que la Chine ajuste sa stratégie de prêt en Afrique, elle devrait se concentrer davantage sur les projets industriels. Des plateformes telles que le Fonds de Développement Chine-Afrique et le Fonds de Coopération en Capacité Industrielle Chine-Afrique pourraient jouer un rôle croissant dans le financement de ces projets. Par ailleurs, la Chine émerge comme un prêteur de dernier recours, fournissant des prêts de secours aux pays en détresse. Entre 2000 et 2021, les banques d’État et les entreprises chinoises ont accordé des prêts de secours d’une valeur de 70 milliards de dollars à 13 pays à revenu faible et intermédiaire, dont sept en Afrique.
En outre, la turbulence économique mondiale, combinée aux graves pressions sur les devises en Afrique, offre une opportunité pour la Chine de promouvoir l’internationalisation de sa monnaie, le renminbi (RMB). Actuellement, la majorité des transactions transfrontalières entre la Chine et l’Afrique sont effectuées en dollars américains, exposant les pays africains aux volatilités externes, telles que la dépréciation des devises et l’inflation.
Bien que le RMB ne soit pas susceptible de remplacer le dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale dominante à court terme, son rôle dans les transactions bilatérales entre la Chine et l’Afrique pourrait se renforcer. Les échanges de devises centrales et la dénomination des prêts politiques en RMB sont des domaines où le rôle international du RMB pourrait se développer. Le Système Pan-Africain de Paiement et de Règlement (PAPSS), visant à réduire la demande de devises étrangères en augmentant la convertibilité des devises locales dans le commerce intra-africain, pourrait également faciliter une utilisation accrue du RMB dans le commerce sino-africain.
Les liens économiques croissants de la Chine avec l’Afrique, soutenus par l’internationalisation progressive du RMB, pourraient aider les pays africains à atténuer les impacts des chocs économiques externes et à réduire leur dépendance au dollar américain. Cependant, cette transition nécessitera une gestion prudente, car l’intégration du RMB dans les économies africaines pourrait également introduire de nouveaux risques, notamment en termes de volatilité monétaire et de stabilité financière.`
En conclusion, le FOCAC 2024 marque une étape cruciale dans l’évolution des relations sino-africaines, signalant une transition significative dans les priorités stratégiques de la Chine. Confrontée à un ralentissement économique interne, la Chine ajuste ses priorités, se détournant des investissements massifs en infrastructures pour se concentrer sur l’industrialisation et la diversification de ses partenariats commerciaux en Afrique. Cette réorientation répond à la nécessité de sécuriser des ressources critiques tout en soutenant le développement industriel sur le continent. Les investissements chinois se dirigent désormais davantage vers les secteurs minier et industriel, reflétant une volonté de renforcer les capacités locales tout en répondant aux besoins croissants de diversification énergétique.
En parallèle, les défis liés à la dette et à la stabilité monétaire des pays africains constituent un élément clé de la coopération financière sino-africaine. La Chine, adaptant ses mécanismes de financement, se concentre désormais sur des projets industriels et des stratégies de stabilisation économique. Les négociations sur la restructuration de la dette, comme celles observées avec la Zambie, illustrent l’évolution de la politique chinoise qui favorise des solutions multilatérales tout en respectant ses principes traditionnels. L’internationalisation du renminbi (RMB) représente également une dimension importante de cette dynamique, offrant aux pays africains une alternative au dollar américain et potentiellement renforçant leur résilience face aux chocs économiques externes.
Ce réajustement stratégique souligne la complexité croissante des relations sino-africaines dans un contexte mondial en mutation. Tandis que la Chine et l’Afrique naviguent ensemble dans cette nouvelle phase, le succès de leur partenariat dépendra de leur capacité à gérer ces transitions de manière efficace et équilibrée. La coopération future pourrait offrir des opportunités substantielles pour un développement économique renforcé en Afrique, mais nécessitera une gestion prudente des risques associés aux ajustements économiques et monétaires. Le FOCAC 2024, en définitive, ouvre la voie à une redéfinition stratégique qui pourrait remodeler de manière significative le paysage des relations entre les deux parties.
[1] Jevans Nyabiage, China-Africa trade hit US$282 billion in 2023 but Africa’s trade deficit widens, with commodity prices a key factor, Février 2024, https://www.scmp.com/news/china/diplomacy/article/3250552/china-africa-trade-hit-282-billion-2023-africas-trade-deficit-widens-commodity-prices-key-factor
[2] Karine Ishii, Camille Macaire, Arthur Stalla-Bourdillon, La Chine allège sa facture énergétique grâce au pétrole russe décoté, Banque de France, 27 Septembre 2023, https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/publications/la-chine-allege-sa-facture-energetique-grace-au-petrole-russe-decote
[3] Zainab Usman and Tang Xiaoyang, How Is China’s Economic Transition Affecting Its Relations With Africa?, carnegie endowment for international peac, May 2024, https://carnegieendowment.org/research/2024/05/how-is-chinas-economic-transition-affecting-its-relations-with-africa?lang=en
[4] China’s Critical Mineral Supply Chains in Africa, United States Institute for Peace, June 2023, https://www.usip.org/events/chinas-critical-mineral-supply-chains-africa
[5] L’agriculture devient un nouvel axe de la coopération économique et commerciale entre la Chine et l’Afrique, https://french.xinhuanet.com/20230929/f7ca14572cda4581a0e8865db3edbd6b/c.html
[6] Carien du Plessis and Tannur Anders, China says African countries want industrialisation over infrastructure, Reuters, August 2023, https://www.reuters.com/world/china-says-african-countries-want-industrialisation-over-infrastructure-2023-08-22/
[7] Ces 21 pays sont : République Démocratique du Congo, Burundi, Malawi, Cameroun, Mozambique, Centrafrique, Sao-Tomé-et-Principe, Tchad, Somalie, Comores, Soudan, Djibouti, Zambie, Ethiopie, Zimbabwe, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Kenya, Sierra-Leone, Soudan du Sud
[8] CNUCED, Global Trends and Prospects, Trad and development Report Update, April 2023, https://unctad.org/system/files/official-document/gdsinf2023d1_en.pdf
[9] Deborah Brautigam, Chinese Debt Relief: Fact and Fiction, The Diplomat, April 2020, https://thediplomat.com/2020/04/chinese-debt-relief-fact-and-fiction/
[10] Junior, Konan, Top 10 des pays africains les plus endettés auprès de la Chine, Sika Finance, Juillet 2021, https://www.sikafinance.com/marches/top-10-des-pays-africains-les-plus-endettes-aupres-de-la-chine_29328
[11] Vera Songwe and Ishac Diwan, Freiner l’agitation alimentée par la dette dans les marchés émergents, Project Syndicate, August 2024, https://www.project-syndicate.org/commentary/strategy-for-addressing-developing-country-debt-problems-by-vera-songwe-and-ishac-diwan-2024-08/french
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