La CADE publie un Livret : « Bâtir des industries modernes et compétitives en Afrique » : quel est l’état actuel de l’industrie en Afrique ?
Le secteur industriel en Afrique se trouve dans une situation paradoxale : il représente des opportunités d’investissement énormes et abrite les plus grands gisements d’emplois ; mais il ne contribue actuellement qu’à hauteur de 1,1 à 1,2% de la valeur ajoutée manufacturière mondiale. L’analyse des différents paysages industriels, démontre qu’à l’exception de l’Afrique du sud, du Maroc, et de l’Egypte, et à l’exception de certaines industries extractives tournées vers l’export, les trois quarts des industries en Afrique ont une assez faible productivité par rapport à leur potentiel de développement.
Les raisons sont d’abord d’ordre structurel, du fait de l’insuffisance d’écosystèmes de production, du coût prohibitif et de l’inconstance en approvisionnement de l’énergie électrique ainsi que du manque de fonds propres conséquents pour les PME industrielles. C’est également dû à la faible structuration du marché de l’emploi dont la conséquence est l’inadéquation de l’offre et la demande d’emplois industriels.
Nonobstant tous ces obstacles, des leaders industriels africains, notamment du Nigéria, du Ghana, d’Egypte, du Maroc ou de la Côte d’Ivoire, commencent à s’imposer nationalement et régionalement, notamment dans l’agro-industrie et la construction ; ils ne sont néanmoins pas encore suffisants en nombre et en qualité, en marques de référence.
Pensez-vous que le développement de l’industrie soit une composante essentielle de la croissance que l’on observe actuellement en Afrique ? Ou l’Afrique peut-elle se reposer sur d’autres leviers ?
La contribution des secteurs industriels à la croissance du PIB a malheureusement baissé de 13% à 10,5% de 2000 à 2010, alors qu’elle est de 36% en Asie et de 18% en Amérique Latine. Nonobstant ce constat, selon nous, la priorité économique des différents Etats africains dans les 10 années à venir doit être la « croissance industrielle ». En effet l’essor industriel crée d’énormes effets induits sur le développement des autres secteurs économiques tels que les services, le transport, les télécommunications, la formation professionnelle, et surtout l’innovation technologique. Nous avons par exemple de plus en plus d’innovateurs scientifiques et technologiques africains, qui créent des concepts et des prototypes en Afrique. Mais le manque d’infrastructures et de productions industrielles les poussent à assembler et produire leurs découvertes plutôt en Asie, et pas encore en Afrique.
Mais attention, la construction d’industries pérennes doit être en phase avec le bien-être des populations et le respect de l’environnement : il est nécessaire de mettre l’accent sur de la production industrielle « propre » afin d’éviter des dégâts irréversibles sur la préservation de la biodiversité ainsi que sur la santé des populations
Alors que des pays comme le Maroc mettent aujourd’hui l’accent sur le haut de gamme industriel des secteurs automobiles et aéronautiques intégrés aux chaines de valeur mondiales, l’Afrique subsaharienne devrait se tourner vers les industries de biens de consommation courants (pour des marchés évalués à 1,1 trillions de dollars en 2012 et qui devraient atteindre 2 trillions de dollars en 2020), de construction et biens d’équipement. Sur la question de la transformation industrielle de matières premières et ressources naturelles, nos analyses sont plus nuancées, et nous le développons dans le livret.
Le développement de l’industrie en Afrique doit-il provenir du secteur public ou du secteur privé ?
Nous avons justement interpellé les « gouvernants » afin qu’ils définissent des politiques et stratégies industrielles de long terme en coopérant constructivement avec le secteur privé qui connaît les problématiques de terrain. Dans nos recommandations, nous proposons des cadres de travail à l’élaboration des cartographies des potentiels et des écosystèmes de production industrielle. Ce qui peut encore rebuter des investisseurs locaux et internationaux, au-delà de leurs propres connaissance d’une activité industrielle, c’est le manque de visibilité d’une stratégie et d’une politique industrielle globale, nationale, régionale et surtout l’inconstance des mesures incitatives et des cadres juridiques permettant de mieux investir et produire, de réaliser des économies d’échelle au niveau sous régional et régional.
Comment une industrie moderne peut-elle se structurer en Afrique ? Ne manque-t-on pas de compétences ?
Au-delà des problématiques d’infrastructures en énergie et en logistique routière ou de conservation des aliments pour les industries agroalimentaires, l’insuffisance de compétences qualifiées pour le secteur industriel freine la productivité. Que faut-il faire ? Nous préconisons dans nos 25 recommandations, au-delà de la création d’instituts aux nouveaux métiers industriels, de créer de vrais pôles de compétences industrielles par le biais l’enseignement supérieur intégré aux tissus industriels ou par la mise en place de formations professionnelles de reconversion pour les chômeurs. Ce qui permettrait de former aussi bien des ouvriers, techniciens supérieurs, ingénieurs, que des dirigeants d’entreprises africains eux-mêmes qui manquent d’humilité pour se remettre en question par rapport à leurs propres compétences, ou par rapport à l’analyse de la performance de leurs entreprises. Ces pôles d’activités ou de filières pourraient permettre la création d’écosystèmes de R&D et d’innovations. Dans les pays où ces pôles existent déjà nous recommandons de procéder à des évaluations et diagnostics d’impact en termes de création de valeurs économiques, techniques, et sociales.
De quel œil voyez-vous l’ouverture d’usines chinoises en Afrique ?
Notre principe de base est que le paradigme de « l’Afrique comme nouvel atelier du monde » est dangereux, procède d’une vision de court terme, de spécialisation dont l’impact réel en création de valeurs ajoutées dans les chaines mondiales d’approvisionnement reste faible. Même si les usines chinoises, et turques aujourd’hui, peuvent permettre dans certains pays comme l’Ethiopie d’embaucher des populations dites à « faibles revenus », ce ne doit pas être des constantes de solutions sociales pour les Etats africains. D’ailleurs des analyses détaillées démontrent que la plupart de ses emplois sont précaires, et ne favorisent pas la montée en gamme en compétences qualifiées, et non plus une montée en gamme des processus de production industrielle. Une véritable stratégie industrielle définie par des gouvernants politiques et économiques africains d’un pays, et qui incorporent des investissements étrangers, doit avoir pour socle de « mixer » les transferts de technologies à la libération endogène des capacités de création technologique, de mobilisation interne de capitaux de proximité, de faire éclore des industriels locaux solides qui peuvent créer des alliances stratégiques avec des investisseurs étrangers si besoin est ou évoluer seuls.
Comment les diasporas africaines peuvent s’intégrer au développement industriel de l’Afrique ?
ENDA et la CADE ont travaillé sur ces questions. Des analyses et des expériences de terrain que nous en tirons :il existe ce que j’appelle un « capital entrepreneurial » des diasporas africaines dont certains ont acquis des connaissances en ingénierie, en direction d’entreprise, en intelligence économique et stratégique dans les pays où ils exercent : USA, Canada, Europe, Australie, etc. A défaut d’investissements financiers de masse de ces diasporas dans les secteurs industriels, car cela demande en fonction des projets des levées de capitaux assez conséquentes, les Etats et entreprises africaines devraient « capter » et utiliser à bon escient ce savoir-faire des diasporas, ce « capital immatériel ». Mais à condition que ceux-ci sachent créer leurs propres écosystèmes d’offres et partenariats de transferts de compétences, et qu’ils ne soient pas coupés des réalités socio-culturelles africaines !
Interview réalisée par Rouguyatou Touré
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