Cette chronique clôt le chapitre de « Ce que je vois ».
Pour Alexandre Durand et Younes Benmoumen
Pourquoi donc irais-je encore à la guerre
Après ce que j'ai vu, avec ce que je sais ?
(…)
Tout ce que l'on apprend dans le regard des femmes
Ni le feu, ni le fer n'y pourront jamais rien
« L’amour et la guerre », Charles Aznavour
Durant les dernières semaines de sa vie, malade et très affaibli, George Orwell peaufinait et amendait un essai littéraire sur son compatriote, le très catholique et très réactionnaire Evelyn Waugh. Dans l’article inachevé qu’il laissa, Orwell note :
« En 1895, lorsqu’Oscar Wilde fut emprisonné, défendre l’homosexualité demandait une considérable dose de courage moral. Aujourd’hui, cela ne demanderait aucun courage du tout : la position équivalente aujourd’hui serait peut-être la défense de l’antisémitisme (…) De fait, on ne peut juger de la valeur d’une opinion simplement par la quantité de courage qu’il faut pour la professer.[i] »
Ce constat dispensé au passage – en guise d’introduction – m’a plongé dans des abîmes de tristesse aussi souvent qu’il m’a redonné espoir. La remarque d'Orwell rappelle certainement que rien n’est perdu d’avance et que, quelles que soient les pressions et oppositions, la victoire reste possible dans cette hasardeuse et marécageuse « lutte des idées ». Dans le même temps, en séparant comme il le fait courage et vérité, Orwell douche et anéantit bien des prétentions : on peut être mis en minorité à raison, « vox populi » et « hoi polloi » peuvent être dans le vrai contre « l’anticonformiste » drapé dans ses certitudes.
Il serait vain de nier la satisfaction et – peut-être – la fierté ressenties lorsqu’une de mes chroniques provoquait les foudres et les indignations des lecteurs : africanologues pour qui j’étais un suppôt de l’Empire, grenouilles de bénitier indignées par mes piques contre Celui-qui-Est, Ivoiriens par procuration pour qui toute critique de la « Bande à Soro » revenait à applaudir les "escadrons de la mort", Sénégalais excédés par mes « attaques » contre leur bien-aimée contrée, etc. Je mentirais en disant que la hantise de me retrouver « dans la majorité » n’a pas durci certaines de mes positions – ou poussé à participer à des polémiques sans grand intérêt ou enjeu.
Si l’échappatoire du courage comme garant de la vérité est éliminée, s’il faut autant de courage et de conviction pour soutenir les « Frères musulmans » Place Tahrir que pour être militant LGBT à Douala, que reste-t-il ? Même pas la sincérité qui n’est qu’une façon orgueilleuse de dire « sa vérité ».
L’aphorisme du québécois Albert Brie reste aussi vrai aujourd’hui qu’il y a trente ans : « les gens sincères seraient supportables s'ils n'avaient pas la naïve prétention de croire qu'ils disent la vérité parce qu'ils disent ce qu'ils pensent[ii]. » Il y a aujourd’hui presque autant de communistes convaincus que de sincères suppôts d’Ayn Rand, la sincérité des partisans du « Grand Israël » n’est peut-être pas inférieure à celle des défenseurs de l’Etat Palestinien.
Oh, je reste fidèle bien sûr à l’ensemble des notes publiées depuis plus de deux ans sur Terangaweb – l’Afrique des Idées. Je crois vraiment qu’il ne peut y avoir de discussion franche et virile que lorsque les différentes positions sont présentées de la façon la plus forte et claire possible, sans faux-fuyants ou essais d’accommodation. Je l’ai écrit ailleurs : les indécis m’horripilent.
L’entre-deux, les « d’un côté, mais de l’autre », bref l’absurde gymnastique pseudo-dialectique inculquée en classes de philosophie et de sciences politiques est un exercice trop académique et intellectuel, trop détaché des ardeurs de la polémique politique : si la vérité pouvait se taire, elle se terrerait quelque part « entre les deux » camps. Et si ma seule contribution à l’Afrique des Idées devait être d’avoir forcé la discussion et poussé les uns et les autres à clarifier leurs positions, qu’il en soit ainsi!
Dans « Les trois correspondants » (1896), Arthur Conan Doyle fait dire à un de ses personnages : « L’amour, la pauvreté et la guerre sont trois choses dont il est nécessaire d’avoir fait l’expérience si l’on veut se flatter d’avoir eu une vie complète. » Les seules guerres que j’ai connues étaient de papier, faites de polémiques et de vanités blessées ou alors vécues par procuration, dans des exils amers et brutaux entre Saint-Louis, Paris, Bogota et Bruges. Mais je tuerai le premier qui prétendra ces blessures psychiques anodines, feintes. Suivant Camus[iii], j’ai défendu dans ces pages la nécessité de ne parler de pauvreté que par expérience, « en connaissance de cause » ; les brûlures laissées par la faim et la privation restent ardentes, même quand le feu s’est éteint. Enfin, je dois confesser avoir accepté la généreuse proposition de Nicolas Simel Ndiaye et Emmanuel Leroueil de tenir chronique sur ce site – un peu – dans l’attente des gratifications d’habitude réservées aux hommes de lettres et aux « artistes », de Sartre à M. Pokora. Admettons simplement qu’entre post-adolescentes trop averties et compagnons d’infortune trop invertis, le labeur a été à moitié récompensé.
Savoir partir est un art assez délicat. La note de « trop » et le mot surnuméraire m’ont longtemps terrifié. Mon incapacité à respecter les délais administratifs m’avait conduit, une fois, à imaginer cette épitaphe :
« Joël Té-Léssia
1989 – 20XX
Mort à la dernière minute. »
Cette chronique aurait pu être une rétrospective des deux ans d’extraordinaire collaboration avec l’Afrique des Idées, un rappel du soutien constant de la direction et de la rédaction de notre organisation. Elle aurait pu être l’occasion de clore ou relancer certaines polémiques passées, de faire le point sur mes positions politiques et esthétiques – pour ce qu’elles valent – et évoquer leur évolution après « ce que j’ai vu ». Elle aurait pu enfin contenir une sélection des articles que j’ai le plus de plaisir à relire parmi la centaine rédigés depuis mars 2011. Ce ne serait pas utile. Les archives sont à disposition du lecteur. La séance est levée, le jury a quitté son box, le siège du président est vide, et le témoin est invité à abandonner le stand : il ne peut offrir ses doutes et inquiétudes qu’à une galerie de badauds désintéressés. C’est aux hésitations et incertitudes trop souvent tues dans mes articles que j’ai voulu consacrer cette dernière sortie.
Que vais-je donc faire de mes dimanches ?
[i] In 1895, when Oscar Wilde was jailed, it must have needed very considerable moral courage to defend homosexuality. Today it would need no courage at all: today the equivalent action would be, perhaps, to defend antisemitism. (…) one cannot judge the value of an opinion simply by the amount of courage that is required in holding it.
[ii] Le mot du silencieux, p.53, Fides, 1978
[iii] « Et pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l’ont vécue une intolérance qui supporte mal qu’on parle d’un certain dénuement autrement qu’en connaissance de cause. » Albert Camus, dans la préface de “La Maison du Peuple”, de Louis Guilloux.
Laisser uncommentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués par *
Chapeau, cher Joel !
Bon vent, de la part d'une grande Indécise
Kudos!
Bon vent à toi frère poète ! Un article en bouquet final annonçant la mort de Joël Christ (parce que partir c'est mourir un peu)…En espérant ton retour dans les colonnes de Terangaweb avant l'Apocalypse!