L'Afrique des Idées consacre une série de deux articles à la compréhension de l'émergence de l'islamisme militant en Algérie, qui a donné le jour en 2007 à la création d'al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aujourd'hui agent éminent de déstabilisation régionale dans le Sahara. Dans ce premier article, Sofia Meister propose un survol des conditions historiques du bourgeonnement de l'Islam politique et militant en Algérie. Dans un second article, elle abordera l'évolution géostratégique et idéologique d'AQMI et l'influence du groupe sur la vie politique algérienne, ainsi que son infiltration dans le conflit au Mali.
Retour historique sur les origines et les conditions de l'Islam politique
Souvent désignée comme la grande muette du Printemps arabe, l'Algérie a pourtant elle aussi connu les heurts du processus de démocratisation, à la fin des années 1980, initiée à l'issue de vagues d'agitation populaire. À la suite des réformes menées par le gouvernement de Chadli Bendjedid (1979-1992), l'Algérie avait été le premier pays en Afrique du Nord et au Moyen-Orient à réussir une transition démocratique et à s'ouvrir au multipartisme. Néanmoins, ces avancées décisives vont rapidement mettre en exergue la sclérose du parti au pouvoir depuis l’indépendance en 1962, le Front de libération nationale (FLN), et même, paradoxalement, devenir l'allié institutionnel objectif du Front islamique du Salut (FIS), créé en 1989. Celui-ci remporte, démocratiquement, les élections nationales du 26 décembre 1991, ce qui entraîne un coup d'État orchestré par les chefs d'état-major de l'armée algérienne.
La victoire d'un parti politique dont le programme visait à mettre fin au processus de sécularisation dans lequel s'était engagé la société algérienne a suscité de nombreuses interrogations. Ouvrant à un conflit que certains ont pu qualifier de « guerre civile », et dont le total des victimes s'élève entre 100 000 et 200 000 personnes, cette flambée de l'islamisme a obscurci le futur politique de l'Algérie. La lutte contre « l’hérétisme » de l'Algérie post-coloniale s'est faite en plusieurs temps. En premier lieu, les groupes islamistes armés s'attaquèrent aux principaux organes de l'État ; les attentats et les assassinats se concentrèrent ensuite sur les civils, et plus particulièrement l'intelligentsia algérienne : écrivains, artistes, universitaires représentaient ce qui rattachait encore l'Algérie indépendante à son passé colonial et à l'influence française.
Encore aujourd'hui, on a dû mal à éclairer avec précision les motivations des accès de violence qui ont saisi la société algérienne des années 1990. Pourquoi cet embrasement s'est-il produit, dans un pays qui semblait une figure de proue, depuis l'Indépendance, d'un modèle de société décolonisée aux orientations politiques progressistes?
La présence d'un Islam politique pré-colonial
En réalité, l'Islam politique est une vieille histoire algérienne. Cet Islam politique des origines, loin de pouvoir être assimilé de facto à la forme salafiste qu'il prendra progressivement après l'Indépendance, s'enracinait déjà dans les confréries soufies de la période anté-coloniale. Dès la fin du XVIIIe siècle, les mouvements de rébellion, inspirés par les principes islamiques, s'opposaient à l'inégalité du système socio-légal ottoman, opposant la dimension égalitaire de la métaphysique islamique à la discrimination socio-ethnique de l'Empire, qui apparaissait profondément inique. La confrérie soufie de la Qadiriyya, la plus importante d'entre toutes et la plus militante, appelait déjà à cette époque à l'instauration de la Shar'ia.
C'est tout particulièrement le combat d'Abd El Kader contre les forces coloniales françaises qui va faire de l'Islam une bannière théologique de résistance contre l'envahisseur. La réappropriation symbolique d'Abd El Kader après l'Indépendance algérienne a eu tendance à gommer la dimension islamique de sa campagne. Pourtant, par son programme militaire et l'administration de la Shar'ia dans les zones libérées, Abd El Kader a réussi à associer temporairement, mais concrètement les principes de justice sociale et de jihad. Jusqu'à sa capitulation, en 1847.
Ré-islamisation de l'identité et résistance anti-coloniale
À la suite d'Abd El Kader, l'Islam deviendra la carte à jouer politique et identitaire de ceux qui rejettent le joug colonial. Dès le début du XXe siècle par ailleurs, l'Islam en Algérie participe de ce vaste mouvement de régénération théologique qui secoue le monde musulman. La visite d'un intellectuel égyptien de taille comme Mohammed 'Abduh en 1903, contribue à la diffusion dans le pays des courants islamistes moyen-orientaux.
Le mouvement de l'Islah, qui précède les partis politiques islamistes, débute dans les années 1920. Représenté par l'Association des Oulémas Musulmans Algériens, la doctrine islahiste prône la revivification spirituelle des mœurs par une ré-islamisation de la société, notamment à travers l'éducation en langue arabe dans les madrasas. Bien que déclaré apolitique dans un premier temps, le courant de l'Islah participera très tôt à la prise de conscience d'un imaginaire national écrasé par l'entreprise coloniale. Un imaginaire national qui ouvrira la voie à l'indépendance. Le FLN, quant à lui, ralliera un grand nombre de partisans en exaltant l'identité musulmane de la population colonisée.
Le malaise social algérien
Après l'indépendance, l'Algérie devient rapidement un terreau fertile pour la contestation islamiste. Fragilisée par une baisse brutal du prix du pétrole et par une hausse de la valeur du dollar, la société algérienne des années 1980 se trouve en proie à un chômage massif et à une crise du logement alarmante. Les promesses avortées du socialisme algérien laissent de nombreux laissés-pour-compte, qui voient dans le modèle libéral défendu par le FIS une alternative désirable.
Tout bourgeonnement idéologique majeur est toujours indissociable du contexte socio-économique dans lequel il se produit. Ainsi, les années 1980 sont marquées par une puissante vague d'agitation politique et de soulèvements populaires, souvent réprimés dans le sang par le pouvoir en place. Peu à peu, la présence des factions islamistes dans les mouvements, les cortèges et les manifestations de contestation est l'astuce qui permet à l'islamisme de se constituer un véritable capital de visibilité et de légitimité politiques.
L'Algérie post-coloniale est ainsi secouée par de puissants et profonds antagonismes sociaux et économiques profonds. La « dépersonnalisation » féroce engendrée par l'édifice colonial laisse les Algériens désorientés sur leur(s) propre(s) identité(s). La fracture linguistique entre Francophones, Arabophones, et Berbérophones produit des groupes sociaux relativement distincts ; la remise en cause de la position « traditionnelle » de la femme algérienne, dont la mobilité sociale s'accroit, entraîne un flou identitaire majeur sur lequel les Islamistes s'appuient. Selon la sociologue Séverine Labat, le malaise social, capitalisé par les Islamistes, devient le terme d'une équation qui se joue sur le plan culturel.
Qualifiée par certains de schizophrénie culturelle, l'identité nationale algérienne semble alors une source de problèmes. Alors que le FLN au pouvoir soutient en théorie le socialisme révolutionnaire, la langue arabe et l'Islam comme piliers de l'identité nationale, la langue et à la culture française délimitent des groupes socialement privilégiés. L'identité nationale algérienne vacillait entre l'héritage républicain inspiré de l'ancienne puissance coloniale et les principes de la société islamique. En tous les cas, l'échec politique de fusion de ces deux héritages, sans doute lié à la force et l'acuité des traumatismes passés, a entrouvert la porte aux Islamistes qui s'y sont précipités. Par la voie des urnes dans un premier temps, puis par l'action terroriste dans un second, la nébuleuse islamiste s'est puissamment implantée dans le paysage politique algérien contemporain et elle est devenue un facteur majeur de déstabilisation géopolitique au Sahara.
Sofia Meister
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