Il y a des livres qui changent le monde. Il y en a qui décrivent des changements de monde. Il se trouve que La flèche de Dieu est un des ouvrages faisant partie de ces deux catégories. On pourrait même dire sans se contredire que c’est un classique, d’inspiration classique, qui n’est pas du tout classique. En d’autres termes, c’est devenu rapidement une référence incontournable de la littérature mondiale, qui s’inspire de la période dite classique, mais qui prend ses distances avec les normes habituelles du roman colonial. De fait, La flèche de Dieu (1964) constitue, avec Le monde s’effondre (1958) et Le malaise (1960), ce que l’on a appelé la « trilogie africaine » de l’auteur Nigérian Chinua Achebe. Il est parmi les romans les plus lus de l’Afrique anglophone.
Son accession au rang de classique s’explique tout d’abord par la richesse de sa description de l’univers Ibo (populations du sud-est du Nigéria) au début des années vingt. L’organisation familiale et sociale, les divinités, les guerres tribales, le rôle des rumeurs et des palabres, les cérémonies de mariage, de deuil ou de culte nous sont décrits dans leur complexité et leurs influences réciproques. Le lecteur savoure au passage des analyses quasi-anthropologiques et de délicieux éclairs de sagesse Ibo, qui valent leur pesant d’igname, comme ce proverbe cité par le héros : « Lorsque l’on serre la main et que la secousse se ressent au-delà du coude, c’est que cette poignée de main est devenue autre chose ». Ces sociétés « indigènes » vont être confrontées à l’arrivée des colons anglais. Les modalités et les conséquences de cette mise en relation sont présentées dans ce roman, et elles vont avoir une forte portée symbolique, qui dépasse le cadre des Ibos et du Nigéria. C’est la fin d’un monde qui s’accompli devant nos yeux, avec l’inéluctabilité d’une destinée qui semble décidée par les dieux. Si Ezeulu, le grand prêtre du dieu Ulu se voit comme son messager, il se demande aussi si les « hommes blancs » eux même ne seraient pas les flèches d’Ulu. Mais en choisissant de punir les villages d’Umuaro, il a causé l’abandon du culte d’Ulu par les villageois et leur conversion au christianisme : ne serait-il donc pas malgré lui la flèche du dieu chrétien ? Ces thématiques de la revanche et du religieux se mêlent à d’autres thèmes universels (pouvoir et concurrence, hiérarchie et réputation, devoir et fierté, immobilisme et changement) pour former un mix explosif capable de toucher un large public.
Le succès de l’ouvrage s’explique également par son inscription dans un certain héritage classique hérité de l’antiquité gréco-romaine. Ezeulu, prêtre-roi, fait figure de héros classique. Eût-il été grec, il aurait sûrement été apparenté à un demi-dieu. Messager et interprète du plus puissant des dieux des villages d’Umuaro, il possède un grand nombre d’enfants et de femmes, inspire le respect de beaucoup et la crainte du reste. Caractère supérieur, homme d’une droiture et d’une fierté hors du commun, il va être perdu par son hubris dans un contexte de crise.
L’inéluctabilité de la défaite (des incertitudes demeurent concernant la manière dont elle va faire irruption), la conscience qu’a Ezeulu des évènements tragiques à venir, et son incapacité simultanée à agir à leur encontre à cause des dilemmes internes qui l’accablent, en font une véritable tragédie classique. Aux signes annonciateurs du contrôle britannique, le rêve de la survie des sociétés traditionnelles laisse vite place à la frustration de la captivité, au cauchemar de la famine et à la destruction d’un monde. « Lorsque deux frères se battent, c’est un étranger qui ramasse la récolte » dit un proverbe Ibo. L’auto désintégration d’Umuaro laisse la main libre à l’administration britannique d’Otiji-Egbe (« celui qui brise les fusils ») et au christianisme de John Goodcountry, le pasteur local.
Malgré ces inspirations classiques difficilement dissimulables, c’est un roman fortement anti-conventionnel que signe Chinua Achebe. L'auteur a recours à un style original, qui réussit à incorporer l’oralité Ibo au texte littéraire. La multiplication des proverbes et des chants, ainsi que l’usage intensif d’échanges ibo non traduits confèrent au roman un niveau d’authenticité culturelle inégalé. De même, son rejet de la représentation traditionnelle des « indigènes » dans la littérature coloniale est clair. Si dans Au cœur des ténèbres de Conrad ou dans de nombreux livres occidentaux de l’époque coloniale, les individus colonisés sont décrits de manière simple et stéréotypés, il va s’amuser à inverser ironiquement les canons du genre. C. Achebe va ainsi montrer la complexité des individus et de la société d’Umuaro, et essayer d’expliquer pourquoi les ibos ont si peu résisté à l’invasion britannique. A l’inverse, sa description des colons anglais, réalisée avec une légère touche humoristique, est stylisée et simplifiée à l’extrême.
Enfin, contrairement aux récits coloniaux qui mettaient en valeur l’exotisme, le mystère et l’irrationalité des peuples natifs, ce roman réaliste met l’accent sur la rationalité mise en œuvre dans tous les domaines de la vie, des stratégies de contrôle des hommes de pouvoir et de la rationalité instrumentale des divinités au processus d’adaptation perpétuelle des traditions, qui évoluent en faveur d’une plus grande fonctionnalité. Les Ibos ne sont ni idéalisés, ni diminués, et les colons ne sont pas ouvertement critiqués : il s’agit plutôt pour Chinua Achebe de rendre compte de ce qu’a été un monde avant son effondrement, afin de lutter contre les forces de l’oubli qui sont les pires ennemis des civilisations sans écriture.
D’autres ennemis (partagés avec les civilisations de l’écriture), sont sans nul doute les ravages de l’alcool. Or, « le seul médicament contre le vin de palme est le pouvoir de dire non » nous rappelle Ezeulu. Quant à l’envie de lire La flèche de Dieu, il me semble que vous aurez du mal à vous en soigner…pour votre plus grand bien !
« J’ai vidé mon sac de mots. Je vous salue tous »
Maxime Chaury
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La trilogie d'Achebe allie c'est notoire! la détente dans tous les registres au point qu'il serait presque impropre de parler du comique terme peut-etre équivoque, pour le contexte.Autant il est prudent de ne pas parler de comique,autant le tragique est là ,comme une guigne aux trousses de certains personnages.Ceux qui tuent ne sont-ils pas mus par une force supérieure? meutre du python sacré, le coup de fusil qui se trompe de cible;celui d'ikemefuna ;de l'homme au cheval de fer…sont des actes aussi graves(sérieux ) dont les conséquences ne laissent pas indemne la communauté dans le Monde s’effondre,en tout cas.
La trilogie d'Achebe allie c'est notoire! la détente dans tous les registres au point qu'il serait presque impropre de parler du comique terme peut-etre équivoque, pour le contexte.Autant il est prudent de ne pas parler de comique,autant le tragique est là ,comme une guigne aux trousses de certains personnages.Ceux qui tuent ne sont-ils pas mus par une force supérieure? meutre du python sacré, le coup de fusil qui se trompe de cible;celui d'ikemefuna ;de l'homme au cheval de fer…sont des actes aussi graves(sérieux ) dont les conséquences ne laissent pas indemne la communauté.
Le romancier nigerian est décédé. Une grande plume. Un grand détecteur de talent.