Le 28 février dernier s’est achevée, à la Haye, l'audience de confirmation des charges retenues par le bureau du procureur de la Cour Pénale Internationale contre l’ancien président Ivoirien Laurent Gbagbo. Ce fut une assez lamentable et honteuse procédure.
J’ai écrit ici, et je maintiens qu’il est dans l’ordre des choses que Laurent Gbagbo et les autorités officielles du pays durant les dix ans qu’il passa à sa tête aient à s’expliquer et à répondre des crimes qui leur sont imputés. C’est bien le minimum.
Bon gré, mal gré ils dirigeaient au moins une partie de la Côte d’Ivoire quand bon nombre de violences ont été commises. Il serait insupportable que justice ne soit pas rendue. Mais de quelle justice parle-t-on exactement ? Pour quiconque a suivi l’audience de la semaine dernière, en fait pour quiconque a suivi l’attitude de la CPI depuis l’arrestation de Laurent Gbagbo en avril 2011, il est impossible d’y retrouver l’idéal de justice contenu dans le traité de Rome.
Le propre bureau du procureur de la CPI impute un peu moins d’un millier de meurtres, agressions sexuelles et autres violations des droits de l’homme au « camp Gbagbo »… sur les plus de 3000 supposément commis durant la crise post-électorale de 2010-2011. Le propre bureau du procureur de la CPI demande la condamnation de Laurent Gbagbo en tant que « co-auteur indirect » de ces crimes.
Ainsi, le premier procès de la "crise ivoirienne" conduit par la CPI concerne le "co-auteur indirect" supposé, d’un peu moins d’un tiers des crimes commis durant un cinquième des dix années de conflits en Côte d’Ivoire…
Le langage corporel des magistrats de la Haye, la semaine dernière était pénible à décrypter. Eux-mêmes savent, cela se voit, cela se sent, qu’en poursuivant sur cette voie la CPI s’instaure comme auxiliaire du pouvoir d’Alassane Ouattara et agit, consciemment ou non, comme caution morale de la liberté accordée à Foffié Kouakou et aux autres « commandants de zone » de la rébellion dirigée par Soro Guillaume. Et surtout comme voile aux violences qui aujourd'hui encore se produisent dans le pays.
Aujourd’hui, on l’oublie un peu, Guillaume Soro est président de l’Assemblée Nationale – et compte sur la protection d’Alassane Ouattara, pour le jour où la CPI penserait vouloir commencer à s’intéresser à son cas. Et les commandants de zone ont tous nommés « commandants de légions », officiers supérieurs de la nouvelle armée « réunifiée », responsables des principales garnisons militaires du pays, par Alassane Ouattara. Les crimes commis par ces hommes et/ou sous leurs ordres dans le centre, le Nord et surtout l’ouest de la Côte d’Ivoire, au cours de la dernière décennie défient même les limites pourtant lâches dans ce domaine, en Afrique occidentale.
Le problème, contrairement à ce qui est affirmé depuis le début par les partisans de Laurent Gbagbo, n’est pas le « deux poids, deux mesures » de la CPI, ni même la « justice des vainqueurs » conduite par le pouvoir d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire. Le vrai problème c’est que l’idée même de justice, dans le cadre de la crise ivoirienne, est désormais un non-sens. Quel qu’il soit le verdict de la CPI sera teinté et souillé. Il rappelle également l’incroyable impuissance de la Cour Pénale Internationale.
Fatou Bensouda, procureure de la CPI, n’a probablement jamais été plus honnête que lorsqu’elle déclare à Jeune Afrique : « notre rôle est de nous assurer que leurs principaux auteurs seront poursuivis, mais nous ne pouvons engager des poursuites contre tous. » En revanche, elle ne peut pas être sérieuse lorsqu’elle ajoute : « L'action de la CPI permettra de faire éclater la vérité pour faciliter la réconciliation. (…) Mais, rassurez-vous, aucune partie prenante à la crise ne sera épargnée. »
Bien sûr que les crimes commis par les soutiens d’Alassane Ouattara resteront impunis tant qu’il aura besoin de leur appui pour se maintenir au pouvoir. Faut-il le rappeler? La CPI ne dispose d'aucun pouvoir de police et ne peut intervenir qu'à la demande des Etats. Et bien évidemment, le procès de Laurent Gbagbo à la Haye qui aurait pu – s’il avait eu un sens, s’il s’était déroulé en même temps que celui d'un des responsables du camp d'en face – Soro Guillaume, qui sait? à défaut d’avoir Alassane Ouattara lui-même à la barre des accusés – aider à repartir les responsabilités et commémorer la mémoire de toutes les victimes, s’oriente vers une pitrerie préchrétienne où un bouc émissaire doit porter seul les péchés du peuple.
Comme s’il y avait un peuple (quiconque croit encore aux chimères d'une "réconciliation" n'a qu'à faire un tour sur n'importe lequel des forums "Facebook" qui s'organisent spontanément sur le site www.abidjan.net pour perdre toute illusion.)
Comme si aujourd’hui encore, à l’instant même où j’écris ces lignes, les sbires du régime proches du régime de Ouattara ne sillonnaient pas les camps de réfugiés, à la recherche de « sympathisants » de Gbagbo.
J’écrivais qu’il fallait souhaiter longue vie à Guillaume Soro, dans l’espoir qu’un jour ou l’autre, une alternance politique en Côte d’Ivoire lui fasse perdre la protection dont il bénéficie, et qu’il puisse répondre – lui et la racaille qui l’entoure – du coup d’état manqué de septembre 2002 et de la barbarie qui s’en suivit.
J’avais tort, la vieille maxime « justice delayed is justice denied » s’applique aussi à l’Afrique. Au moins autant que le Traité de Rome.
Joël Té-Léssia
PS : Il va sans dire que cette chronique n'engage que moi, et ne prétend nullement représenter la position "officielle" de Terangaweb et de ses membres.
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Très bel article Joël. La faiblesse des preuves du procureur est tout de même hallucinante! Ne serait ce que l'idée de poursuivre un "co-auteur indirect" avant les "auteurs directs" est complètement folle….
Analyse très équilibrée !!!
Il me semble que les motivations derrières cette procédure n'ont rien à voir avec la recherche de la vérité. Attendons pour voir la suite de la procédure.
Je suis d'accord avec Georges. Joel, tu te surpasses 🙂 Ce sont des dessous qu'il n'est pas évident à déceler. Espérons que la justice internationale s'en rendra compte, les compétences africaines étant à l'épreuve (Madame le Procureur de la CPI est Gambienne).
Sur l'analyse que tu livres du double-jeu auquel se livre la CPI, je ne trouve rien a redire,
Cet article en dit long sur les forces qui s'exercent en coulisse pour enterrer au plus tot l'histoire racontée par les vaincus. Toutefois , ton analyse sur l'impossibilité de la reconciliation est elle factuelle ou conceptuelle ? En gros, je te sais "rétif" au "si", mais comme tu l'emploies dans ton titre, je vais m'y essayer … selon toi, si ADO, n'avait pas pris sur lui d'envoyer GBAGBO a la Haye, mais plutot de le juger et de livrer ensuite une amnistie generale, en suivant le processus classique des schémas de "verité et reconciliation", y' aurait il eu un mal plus profond, qui aurait tout de même contribué a attisé les rancoeurs et désirs de revanche ? Ma question est volontairement naive car personne ne pourrait livrer une vérité sur ce scénario, mais je voudrais un ressenti personnel … le désir naturel de justice des victimes ici, ne se serait il pas effacé devant le nécessaire vivre ensemble ?
Je crois que les deux questions sont liées de façon très indirecte. Procès ou pas procès, verdict ou pas verdict, la société ivoirienne est, à mon avis, profondément divisée et pour très longtemps. Et Alassane Ouattara est la figure la plus clivante que ce pays ait jamais connu. Et son impact persistera bien après son passage au pouvoir. Je ne crois pas que la Côte d'Ivoire s'en remettra un jour.