Cela nous est arrivé à tous, au moins une fois : une vingtaine de gosses pénètrent sur l’aire de jeu, deux capitaines sont désignés, ils s’éloignent du groupe et choisissent à tour de rôle les joueurs de leur équipe. Et à mesure que le grain est séparé de l’ivraie, l’angoisse augmente. Bientôt nous ne sommes plus que deux, moi et un pauvre hère, bigleux, drépanocytaire et gaucher contrarié… qu’on choisit avant moi. Avec « le dernier choix », la chanteuse québécoise Lynda Lemay a composé l’hymne universel de ces laissés-pour-compte. Les enfants peuvent être de maléfiques petites bestioles, il n’y a que deux types d’adultes qui puissent les supporter : ceux qui n’en ont pas, et ceux qui ont des choses à se reprocher.
Cabinets d’avocats et cours de justice sont remplis de refoulés du terrain de foot, exilés des parquets, et autres pestiférés des aires de jeux qui se sont faits une raison : on ne peut pas être bon en tout. Et qui se vengent comme ils peuvent : « enfant, je voulais être basketteur, et puis j’ai eu la mention au bac…» Le plus important est d’identifier et exploiter son potentiel au maximum.
Pour d’étranges raisons, de nos jours, ces principes aussi clairs à l’échelle d’un individu cessent souvent d’opérer à l’échelle macro. La manie américaine du mètre et de la mesure envahit et obscurcit les idées et les discours. Tout ce qui compte se mesure. Tout ce qui se mesure doit ipso facto être important et demande remède ou réparation.
Il s’agit en partie de méthodes bien connues pour drainer des millions d’oisifs vers des sites internet. Faites votre bonne petite liste des « Pasteurs les plus riches », des « jeunes stars montantes des NTIC en Afrique» et des « chefs d’états avec un leadership d’excellence » et la moitié du travail de l’attaché de presse est achevée. Des listes arbitraires, farfelues ou assez convenues sur les « 100 femmes les plus puissantes », les « 100 livres qu’il faut avoir lu avant de mourir », les 10 lieux à visiter absolument, les 17 plus beaux hommes de la planète, les 46 enfants les plus intelligents de Tanzanie, (que sais-je ?) se multiplient. La presse les reprend, les organisateurs de conférence les collectionnent, les distributeurs de récompense les scrutent, les spécialistes du networking vendraient père et mère pour y figurer. Reflet de notre temps et de nos vanités.
Rien de cela ne serait grave, en soi, si cette obsession du rang et du classement n’empreignait pas les discours et prises de positions politiques, les stratégies de développement, les politiques économiques et sociales.
Le tristement célèbre classement de Shanghai est devenu (implicitement ou explicitement) l’Alpha et l’Omega des programmes académiques de biens des universités à travers le monde. Le monde universitaire a beau se plaindre, les rédacteurs du classement ont beau réitérer leurs mises en garde, n’empêche, le classement est entré dans les mœurs et les esprits.
Le classement « Doing Business » de la Banque Mondiale est – pour tous ses crimes et toutes ses faiblesses – l’indicateur de référence pour grands et petits entrepreneurs s’intéressant aux pays émergents ou en voie de développement.
Les organes de l’ONU publient chaque année une fournée de classements tous plus incompréhensibles les uns que les autres, mais que tout le monde est contraint d’accepter, de commenter et de prendre en compte : riches ou pauvres, tous à la même échelle, tous à la même écuelle. L’Angleterre et le Canada multiplient les plans visant à améliorer le classement du pays (plus que la situation réelle ou supposées des enfants) dans le classement du « bien-être des enfants » dans les 29 pays les plus riches du monde (l’UNICEF apparemment ne sait plus quoi faire des dotations qu’elle reçoit)
Tout le monde sait que les Objectifs du Millénaire de Développement sont à peu près une fumisterie, amplement dépendants des progrès de géants démographiques [document Word] comme la Chine, l’Inde, l’Egypte ou le Nigéria, mal conçus, mal prioritisés, souvent incomplets sinon bancals[i]. Evaluer annuellement l’évolution vers ces objectifs n’a à peu près aucun sens et est un gaspillage de ressources humaines et financières. Mais qu’y faire ? Chaque année, les pays n’ayant pas accompli de progrès s’exposent au courroux et au désaveu des ONG et bailleurs de fonds. Tout le monde est contraint d’intégrer les « progrès vers la réalisation » des OMD à ses analyses – et faire « comme si ».
En Afrique subsaharienne le mot d’ordre est à « l’émergence », peu importe ce que cela peut bien signifier. Le plus important est de grimper au classement. Qui a vraiment envie que son pays vienne après la Centrafrique ? Quelles que soient les raisons légitimes[ii] derrière la réévaluation du PIB du Ghana publiée en décembre 2012 – et qui a vu l’économie de ce pays croître de 60% en un tournemain – il est certain que des considérations de rang et de statut ont facilité la décision. Au Gabon, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Bénin, au Rwanda et partout ailleurs, le compte-à-rebours est déclenché, qui atteindra cet envié statut avant 2015 ? 2020 ? 2030 ? Qui dit mieux ?
Qu’on se comprenne bien : le drame ne vient pas de la planification stratégique dont les mérites (et les faiblesses) ont été justement étudiés par l’Afrique des Idées. Il vient du fétichisme autour des chiffres, du besoin de mesurer coûte que coûte le « progrès », du manque de discernement si persistant en Afrique et qui transforme toute information sur le « rang » d’un pays en urgence nationale.
Quand le monde applaudit la proportion de femmes rwandaises au Parlement (56,3% – 1er rang mondial) qui a le temps de se rappeler que les pesanteurs sociales et les normes traditionnelles empêchent les femmes d’accéder pleinement à la propriété terrienne, alors même que 8 fermiers sur 10 sont des… fermières[iii] ?
Quand des Sénégalais s’alarment du rang de leur pays dans le classement mondial de la vitesse d’internet, se rendent-ils compte à quel point leurs plaintes sont puériles devant les progrès exceptionnels réalisés en moins de dix ans dans leur pays ? Et surtout ont-ils pris la peine de voir que dans ce même classement Malte et l’Île de Jersey viennent avant les Etats-Unis, le Canada, La France et l’Espagne ; La Mongolie avant l’Irlande et Monaco ? C’est dire l’importance de ce critère…
Quand les chiffres s’amoncellent et que statistiques et projections tantôt sinistres, tantôt exubérantes sur le présent et le potentiel de l’Afrique se succèdent, quand la presse et les experts n’ont plus que cela à la bouche, quand des indices deviennent non plus des indicateurs mais les objectifs absolus des politiques publiques, il est plus qu’urgent de se rappeler ce vieux précepte anglais : il y a trois types de mensonges – les mensonges, les gros mensonges et les statistiques.
[i]Pour une “critique” plus modérée des OMD, on pourra se reporter à Jagdish Bhagwati, « Repenser les OMD » http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2010/09/pdf/bhagwati.pdf.
[ii] « Revising GDP estimates in Sub-Saharan Africa: Lessons from Ghana” Morten Jerven1 and Magnus Ebo Duncan, The African Statistical Journal, Volume 15, August 2012 http://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Publications/ASJ15%20Section1%20Eng.pdf
[iii] « La politique de réforme agraire rwandaise et la nouvelle loi foncière vue sous l’angle du genre » par An Ansoms et Nathalie Holvoet http://www.ua.ac.be/objs/00178897.pdf
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Très bel article! Merci Georges de nous remettre la puce à l'oreille concernant l'ubiquité des statisques et leur manque bien trop fréquent de qualité, d'objectivité et surtout d'informativité.
Je voulais dire "Merci Joël". Il est temps d'aller me coucher, je crois.