On estime aujourd’hui à 400 millions le nombre de citadins africains, dont 60% vivraient dans des logements insalubres. Les projections démographiques (à prendre avec précaution…) estiment qu’en 2050, l’Afrique comptera 1 milliard de citadins (50% du total de la population). Quand l’on sait que la plupart des villes, dont beaucoup d’infrastructures centrales datent de la colonisation, sont déjà débordées par l’afflux massif des dernières années, on comprend tout l’enjeu qui se pose pour l’avenir. Il y a bien sûr les questions de salubrité publique (ramassage et destruction des ordures, propreté des zones d’habitation, systèmes d’égouts, etc.), d’accès à l’eau courante et à l’électricité, de sécurité et de droit à un logement décent, tout simplement… Mais la ville doit aussi être pensée comme un acteur central du développement économique et social, et ne saurait se réduire à une simple question d’urbanisme : elle est aussi politique.
Les sociologues ont identifié depuis plusieurs années déjà ce relativement nouvel acteur que serait la « jeunesse urbaine paupérisée ». On y compte ces jeunes souvent issus de milieux ruraux, arrivés en ville plein d’espoirs de vie moderne et épanouissante, et qui se retrouvent à galérer pour survivre avec le strict minimum dans des conditions indignes ; on y compte également tous ces jeunes citadins éduqués, parfois jusqu’à un niveau universitaire, qui se retrouvent sans emploi, désœuvrés, et qui tiennent la société et/ou les autorités en place pour responsables de leur échec. Sous toutes les latitudes du tiers-monde, ce sont ces jeunes qui ont été le terreau et le fer de lance des dernières révolutions et des derniers mouvements contestataires. Ce sont eux également qui minent des comportements sociaux et culturels parfois séculaires par des contre-valeurs et des contre-comportements souvent choquants pour les anciennes générations. Il faut comprendre que ce phénomène, dont les premiers remous se font déjà sentir, n’en est encore qu’à ses balbutiements en Afrique et que s’il n’est pas canalisé dans les années à venir, il sera tout simplement incontrôlable, pour le meilleur ou pour le pire.
D’un point de vue plus économique, la ville du tiers-monde pose également le problème de l’économie au noir, toute cette économie de la débrouille qui fait vivre l’essentiel de la population mais qui échappe à tout recensement, à tout contrôle de l’Etat, ne bénéficiant pas en retour de son appui. Il ne fait pas de doute que le passage d’une économie informelle à une économie institutionnalisée est l’un des marqueurs essentiels témoignant de la maturité d’un espace économique, et également de son efficacité. Institutionnaliser l’économie au noir ne se décrète cependant pas ; c’est un travail de confiance et d’intérêts réciproques tangibles et bien compris qui permet d’enclencher ce processus, et donc un travail de proximité, notamment au niveau des villes.
En moyenne, 80% du produit national brut des différents pays africains est produit dans les villes ; si la part qui reviendrait à l’économie informelle est difficilement quantifiable, on conçoit aisément qu’elle occupe une position stratégique centrale, ne serait-ce que par le nombre de personnes qu’elle fait vivre.
On se rend donc compte qu’aussi bien en ce qui concerne les modes de mobilisations socioculturels et politiques, ainsi que les modes d’organisation économiques, la ville, et non l’Etat ou les ensembles régionaux, peut se révéler être l’échelon le plus pertinent. Cela ne veut bien entendu pas dire que ces autres échelons soient obsolètes et inutiles, mais cela montre l’importance du concept de subsidiarité (« agir à l’échelon d’action le plus pertinent et le plus proche des citoyens pour un sujet donné »). Or, dans les discours comme dans les actes, trop de pays africains ne conçoivent leur politique de développement, pour peu qu’ils en aient une, qu’au niveau macro de l’Etat ou de la coopération régionale et internationale.
Les pays du Maghreb ont en cela une grande longueur d’avance sur l’Afrique subsaharienne, le défi des villes, qui s’y pose avec la même acuité, est pris à bras le corps et la décentralisation dans un pays comme le Maroc est une politique qui a déjà porté ses fruits.
Si l’on considère l’Afrique subsaharienne, les collectivités locales n’y disposent en moyenne que de 2% des ressources publiques, contre 40% pour les principaux pays en développement dans le monde, et 75% en ce qui concerne les pays développés européens. En France, les différentes collectivités territoriales (régions, départements, communes) effectuent 73% du total de l’investissement public !
C’est donc un véritable aggiornamento de l’action publique et de la politique qui s’impose. Aggiornamento administratif qui devrait se conclure par une réelle politique de décentralisation se concrétisant par des transferts de responsabilités et de ressources financières (ce qui n’empêche pas les contrôles de l’Etat pour éviter gaspillages ou détournements de fonds) ainsi que de participation citoyenne accrue au niveau local, que ce soit à travers les instances politiques ou associatives, afin de faire participer le plus de personnes possible à la chose publique.
Aggiornamento politique parce que les registres de mobilisation, de conception de la vie et de la citoyenneté changent à l’échelon des mégalopoles, que les défis des villes sont suffisamment importants pour être pris en compte en tant que tels et non comme une sous-section de problèmes qui ne se conçoivent principalement, pour l’instant, qu’à l’échelon national ou international. Si nous partons du principe que nous ne vivrons pas dans le meilleur des mondes et que tous les jeunes ne trouveront pas un emploi une fois arrivés sur le marché du travail, il va falloir inventer ou se réapproprier des modes de mobilisation de la jeunesse urbaine qu’ont déjà investi certains mouvements politiques ou religieux démagogues.
C’est au prix de ces deux aggiornamentos que l’Afrique se donnera les moyens de relever le défi des villes dans les décennies à venir, et donc de tenir toutes les promesses du dynamisme de sa population.
Emmanuel Leroueil
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