Voilà un concept qui a été ressassé pendant des décennies sans qu’on ne sache aujourd’hui s’il existe une panacée au développement. Le chercheur Denis Cogneau a bien fait de rappeler qu’il s’agit d’un concept qui s’est substitué à la notion de « mise en valeur » des colonies. Ainsi, le développement, comme concept définissant le bien-être matériel d’une société, n’avait existé nulle part dans le monde avant les indépendances. Pourtant, il est aujourd’hui largement associé aux pays moins industrialisés et en particulier aux pays Africains. Dans la perspective de la prochaine révision des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), plusieurs voix s’élèvent pour réclamer la formulation d’un modèle de développement africain.[1] Quoique ce vœu soit légitime, il est nécessaire de s’interroger sur la pertinence et la signification même du développement.
Pour répondre à cette question, je ne m’attarderai pas sur l’approche philosophique développée par le prix Nobel d’Economie Armatya Sen qui voit le développement comme synonyme de davantage de libertés.[2] Au contraire, je vais remonter un peu plus loin dans le temps pour faire appel à un autre prix Nobel d’Economie en la personne du Sir Arthur Lewis. Son approche n’exclut pas la définition du Pr. Armatya Sen, mais elle a l’avantage d’être plus pragmatique.
Dans un article qu’il a publié en 1960 sur la problématique du développement, Lewis démontre que le développement n’est qu’une question de financement. Sa démonstration se décline en deux étapes. D’abord, il définit le développement comme l’élévation des conditions de vie au dessus de ce qu’il appelle la pauvreté inutile. Par pauvreté inutile, il entend la faim, la mort d’un bébé qu’on aurait pu éviter, le décès d’une personne suite à une maladie qu’on peut soigner ou d’un accident dont on peut se prémunir, l’usure précoce de la santé physique à cause de travaux pénibles surtout chez les femmes, et enfin l’ignorance et toutes les superstitions qu’elle engendre. Se développer revient donc à donner à chacun les moyens de s’élever au dessus de ces conditions.
Pour y parvenir, la seconde étape de sa démonstration recommande d’investir dans la recherche scientifique, l’accumulation du capital physique (infrastructures) et dans les qualifications professionnelles. Selon son analogie, si un pays n’était fait que d’or, il suffirait de les échanger contre des machines agricoles, des routes, des hôpitaux et des écoles pour constituer les capitaux nécessaires au développement. Il suffirait aussi de les utiliser pour financer la recherche scientifique et la formation professionnelle afin de disposer des nouvelles technologies et de la main d’œuvre qualifiée nécessaires à la production de tous les biens et services qui permettent à chaque citoyen d’échapper à la pauvreté inutile.[3] Cependant, que faire lorsqu’un pays ne dispose pas suffisamment de ressources naturelles, ayant valeur d’or, pour se développer de façon aussi mécanique ? C’est ainsi que Lewis, en conclut que la problématique du développement revient à se poser deux questions : Comment trouver le financement et comment l’allouer efficacement aux innombrables besoins ?
On s’aperçoit alors qu’il est peu pertinent de parler d’un modèle de développement pour l’Afrique lorsqu’on se base sur l’approche de Lewis, à moins que la recherche du modèle revienne à réfléchir sur l’identification et la création des sources de financement du développement. Il s’agira alors de s’interroger sur la place et le rôle des crédits et dons octroyés par les institutions multilatérales et bilatérales de financement du développement. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur l’utilisation des ressources financières générées par l’exploitation des ressources naturelles en Afrique. Plus important encore, cette approche du développement nous invite à explorer les moyens pour collecter des recettes fiscales dans des pays où le secteur informel représente entre 50 et 75% du PIB.[4]
La première question renvoie au vieux débat sur l’efficacité de l’aide publique au développement. Elle a déjà fait l’objet de plusieurs articles sur l’Afrique des Idées.[5] La conclusion générale qui s’y dégage est que l’aide peut ne pas être efficace lorsqu’elle est octroyée sans conditions ou lorsqu’elle n’est pas utilisée pour financer les projets ayant démontré leur efficacité. Sur ce dernier point, les méthodes d’évaluation des politiques de développement qui sont systématiquement conduites par la Banque Mondiale, en dépit de leurs limites, constituent une façon de rendre plus efficace l’aide au développement. Il ne reste plus qu’à souhaiter que cette approche soit généralisée à tous les projets de développement.
Quant à la deuxième question, le centre du développement de l’OCDE y a apporté une contribution à travers l’organisation en octobre 2013 d’une conférence sur l’utilisation des ressources naturelles pour investir dans les infrastructures et les ressources humaines en Afrique. A ce sujet, l’article du directeur du PNUD pour l’Afrique, M. Abdoulaye Dieye, apporte un éclairage intéressant. Il met en évidence deux contraintes majeures. D’abord, le fait que les recettes générées par les ressources naturelles soient en majorité capturées par les multinationales en tant que pourvoyeurs des capitaux nécessaires à leur exploitation. Ainsi, la capacité des Etats Africains à tirer partie de leurs ressources naturelles dépend des impôts et redevances qu’ils peuvent percevoir. A cet effet, l’initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) est un cadre assez convenable. La seconde contrainte est le manque d’experts en négociations des contrats entre un Etat et une entreprise multinationale. Il s’agit là d’un problème de manque de ressources humaines qualifiées à laquelle peu de réponses ont été apportées ; même si le PNUD travaille avec les Etats sur cette question.
Enfin, la troisième question concerne la fiscalité ; la capacité des Etats Africains à collecter les recettes fiscales nécessaires au financement du développement. Elle est très peu abordée aujourd’hui alors qu’elle est la plus pérenne de toutes les sources de financement. Cependant, l’autre question qu’elle soulève est de savoir s’il est utile de mettre à la disposition de gouvernements « corrompus » une partie des revenus d’une population majoritairement pauvre. Le bénéfice escompté dans cette situation ne vaudrait pas le sacrifice. Toutefois, la question pourrait être posée autrement : n’est-ce pas parce que les populations ne contribuent pas directement au financement du développement qu’elles ne demandent pas de compte à des gouvernements « corrompus » ? La question reste donc posée.
En définitive, il semble que la problématique du développement de l’Afrique ne se trouve plus nécessairement dans des modèles théoriques.[6] Les recettes du développement sont connues : science, capital et personnel qualifié. Pour les avoir il suffit de rechercher les moyens de financement et de les utiliser correctement. Les solutions de financement telles que l’aide au développement et les ressources naturelles ne suffisent pas pour garantir un développement harmonieux ; il est grand temps d’explorer la solution fiscale.
Georges Vivien Houngbonon
[1] Ecouter l’intervention du président du Centre de développement de l’OCDE lors du Forum Economique sur l’Afrique d’octobre 2013. Il y a aussi la CEDEAO qui a organisé un symposium pour réfléchir sur la question.
[2] Voir son ouvrage de référence sur le sujet: Development as freedom. On pourrait évoquer aussi les théories de la géographie, de la culture, de l’ignorance des dirigeants politiques et des institutions. Voir le livre de Acemoglu « Why Nations Fails » sur ces différentes théories. Quoiqu’elles permettent de comprendre pourquoi certaines nations sont plus riches que d’autres, elles ne permettent pas de formuler des politiques de développement opérationnelles.
[4] Voir le rapport de l’OCDE sur le sujet. On peut aussi ajouter à la liste le rôle de la philanthropie, c’est-à-dire le financement désintéressé de projets de développement par le secteur privé. Une réflexion sur le sujet a été menée par Tony Elumelu.
[6] Il ne s’agit pas ici de la problématique de la croissance à long terme qui est un tout autre sujet.
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Merci Georges-Vivien pour ces réflexions fort utiles! C'est vrai qu'il faut s'interroger sur le rôle des financements traditionnels, en particulier l'aide publique au développement. Rien de mieux en effet qu'une politique fiscale efficace. Mais j'ajouterai aussi le rôle du capital humain, que tu as évoqué dans l'article. Ce paramètre me semble essentiel dans toute théorie sur le développement. Des ressources humaines qualifiées, grâce à l'éducation, la formation, et l'expertise, facilitent le progrès. Enfin, dans le contexte africain, il est aussi fondamental de gérer l'aspect social. La politique fiscale peut y aider, lorsqu'elle est juste et équitable, c'est-à-dire qu'elle prenne en compte les inégalités.
Tu as raison de mettre l'accent sur le capital humain. Mais que vaut un ingénieur civil sans construction d'infrastructures ? Capital physique et capital humain sont plutôt complémentaires dans la production de bien-être. La question qui reste posée est de savoir dans quelle proportion les deux devraient être employés. On peut se faire une idée de cette proportion en utilisant la part du capital et du travail dans le revenu national : 2/3 pour le travail et 1/3 pour le capital.
Article d'une grande clarté et toujours aussi intéressant. Bravo et merci Georges-Vivien !