Le 2e sommet Afrique-Inde s’est conclu la semaine dernière. L’Inde s’est engagée à débloquer 5 milliards de dollars de prêts en direction de l’Afrique pour les trois prochaines années. C’est l’occasion de s’intéresser aux spécificités du modèle indien et à l’exemple qu’il représente pour les pays africains.
Une puissance émergente
L’Inde a retrouvé sa dynamique de croissance d’avant-crise en 2010 avec un taux de croissance exceptionnel de 8.6%. Deuxième pays le plus peuplé au monde (1.2 Mds d’hbts), l’Inde pourrait occuper la position de 3e puissance économique mondiale dans les années 2020. Son secteur agricole performant le classe au rang de premier producteur mondial de nombreuses denrées alimentaires dont le lait, la banane ou encore les viandes bovines. Sa production industrielle est impressionnante : 4e producteur mondial de fer avec une production de 140 millions de tonnes et 8e producteur d'acier avec 31,8 millions de tonnes. De plus en 2005, l'inde était le 3e producteur mondial de charbon. L’Inde est aussi le berceau de multinationales telles que Tata et Mittal.
Un modèle dans l’industrie des services
La plupart des économies émergentes (les BRICS notamment) ont en commun ces réussites dans les secteurs primaires et secondaires. En effet, l’abondance des matières premières (pétrole, produits agricoles pour le Brésil, gaz pour la Russie) leur permet à leur secteur primaire de prospérer d’une part, et le coût réduit de la main d’œuvre leur permet d’occuper une place de choix dans la production industrielle mondiale, au grand de la main-d‘œuvre des pays développés.
Mais peu d’économies émergentes réussissent à attaquer le marché des services, chasse gardée des économies développées. Et c’est cela qui fait la spécificité de la puissance indienne : sa position impressionnante dans le secteur des services.
Les services représentent plus de la moitié du PIB national. Et environ un tiers des emplois sont dans ce secteur. Le secteur informatique a connu une croissance de 19% en 2010. L’Inde est aujourd’hui le pays privilégié de l’offshoring mondial pour les services informatiques, version politiquement correcte de délocalisation des emplois dans le service informatique… IBM, Accenture, SAP pour ne citer qu’elles, font partie des nombreuses sociétés européennes et américaines qui ont décidé de délocaliser une partie de leurs effectifs en Inde (ou de les renforcer) ou encore d'investir de fortes sommes dans ce pays pour y implanter une de leurs structures.
Un choix stratégique
En 1991, sous la conduite du populaire Mohammad Singh, l’Inde a entrepris une série de réformes pour passer d’un modèle de planification socialiste à un mélange libéral et social-démocrate. Le Gouvernement, à ce moment, le choix d’une insertion dans l’économie mondiale autour spécialisation centrée sur les services informatiques.
Dès lors, l’Inde s’est donné les moyens pour atteindre ces objectifs et a mis en place des politiques domestiques de soutien au secteur informatique. Des zones géographiques précises proposant des conditions fiscales avantageuses pour le secteur informatique nt été créées. Aujourd’hui, une vingtaine de zones spécialisées se font concurrence. L’Inde forme chaque 500 000 ingénieurs qui sont pour la plupart hautement qualifiés et bilingues. Parmi eux, 7500 sortent d’universités d’excellence dédiées à l’informatique.
Un exemple pour les pays africains
Finalement, deux facteurs peuvent expliquer cette réussite indienne dans l’informatique : un choix stratégique visionnaire et la pise en place de véritables politiques pour accompagner ce choix stratégique.
Les pays africains ont trop souvent tendance à axer leur développement sur les matières premières. Ce qui peut sembler naturel, vu les ressources abondantes dont la plupart dispose. En effet, de nombreux pays africains occupent des positions importantes dans la production de pétrole ou de denrées agricoles. C’est la fameuse « malédiction des ressources » théorisée par Richard Auty, pour expliquer que les pays les mieux dotés en matières premières se retrouvent à la traîne économiquement.
De fait, axant leur développement sur l’exploitation des matières premières, les pays africains font le choix du court-terme. L’exploitation des matières premières nécessite soit de la main-d’œuvre qualifiée étrangère (cas des industries extractives), soit de la main-d’œuvre locale peu qualifiée (cas de l’agriculture). Dans les deux cas, il n’y a pas de nécessité d’une main-d’œuvre locale qualifiée. L’exploitation des matières premières nécessite peu de planification, peu de stabilité. La preuve en est qu’elle est très souvent la première source de revenus même pour des pays peu stables politiquement. En cas de transition non démocratique par exemple, les premières industries sur lesquels s’appuient les régimes putschistes sont les industries extractives.
Pour une croissance à l’envers ?
En 1991, quand l’Inde décrétait l’excellence informatique comme une des cinq priorités pour les années à venir, au même titre que la réduction de la pauvreté, elle ne possédait aucune « matière première informatique », si ce n’est l’ambition d’être un leader mondial dans les services informatiques. Et elle a mis toute son économie au service de cette ambition.
Imaginons qu’un pays d’Afrique Noire décide aujourd’hui d’être à l’horizon 2030 un leader mondial des services informatiques. Ce plan sera décliné en différentes politiques dans les différents secteurs de l’économie. Les programmes scolaires devront être adaptés pour permettre de former des futurs spécialistes du domaine. Des pôles de compétitivité seront créés pour permettre l’émulation ainsi que les rapprochements entre milieu universitaire et milieu industriel. Des programmes pour permettre aux étudiants locaux de se former dans les universités de référence mondiale seront mis en place. Les entreprises du secteur informatique pourront bénéficier d’avantages fiscaux pour encourager les différentes initiatives dans le domaine. Les autres secteurs bénéficieraient de manière collatérale des investissements consentis dans le secteur informatique.
Sur le plan politique même, l’idéal serait même que l’industrie des services devienne incontournable dans l’économie nationale. En effet, le fonctionnement de l’industrie des services nécessite beaucoup plus de stabilité politique et économique que l’industrie extractive. On imagine donc que personne dans le pays n’aurait intérêt à créer des troubles politiques. La pérennité de la principale source de revenus de l’économie nationale permettrait donc de garantir une certaine paix nationale.
Quand on regarde le poids grandissant des entreprises de services (Microsoft, IBM) sur les bourses mondiales, on comprend la pertinence du choix stratégique de l’Inde. Les pays africains en voie de développement ont la chance de pouvoir anticiper sur les futures tendances du monde. Plutôt de vouloir à tout prix profiter des ressources innées, ils gagneraient en mettre en place de véritables dynamiques de croissance sur des secteurs porteurs, qui leur permettraient à la fois d’irriguer les autres domaines de l’industrie et de faciliter leur insertion sur la scène mondiale. Et si en 2050, le champion mondial de la robotique était africain ?
Ted B.
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Merci pour cet article très intéressant. Je retiens comme principale leçon du modèle indien le développement de l'économie des services, le secteur tertiaire. Pour suivre ce chemin, cela implique que les pays africains haussent encore le niveau scolaire, au-delà de l'alphabétisation, il va falloir être en mesure de former autant d'ingénieurs, médecins, techniciens qualifiés, nécessaires pour le développement des services.
Je suis par contre moyennement convaincu par l'argument selon lequel une économie des services aurait plus besoin qu'une autre de stabilité politique, et qu'elle favoriserait même cette stabilité…
L’exemple de l’Inde est un bon choix car ce pays avait dans les années 60 des conditions de vie semblables à celles de certains pays africains aujourd’hui. Mais l’Inde qui à l’époque ne pouvait même pas garantir à ses habitants la sécurité alimentaire ne s’est pas lancée dans le développement des services. Elle a décidé d’abord de devenir un champion agricole. Dans les années 70, elle a réussi une révolution verte qui lui a permis de passer d’une productivité très faible au rang de premier producteur mondial de nombreuses denrées alimentaires. Dans le même temps et grâce à la meilleure alimentation de sa population et aux exportations agricoles , elle s’est dotée des ressources énergétiques de base garantissant au moins l’électricité pour la plupart et a nettement amélioré l’éducation de sa population. C’est fort de ces éléments qu’en 1991, l’Inde se lance dans la conquête des TIC.
Il serait illusoire pour nombre de pays africains de vouloir brûler ces étapes. Comment lancer une industrie des services conquérante quand on a des coupures de courant récurrentes de Cotonou à Johannesbourg, qu’une partie importante des populations ne franchit pas l’éducation primaire, que la sous-alimentation bat son plein ?
D'autre part, je ne suis pas d’accord avec l’amalgame entre les industries extractives et l’agriculture. L’exploitation des matières premières concerne les industries extractives. Et comme l’ont montré plusieurs, ces dernières ne profitent, en général, pas aux économies locales. Soit. Mais l’agriculture, c’est une toute autre histoire. Une révolution verte participe bien du développement comme l’ont montré les pays émergents.
Enfin, il n’est pas exact de dire que le développement de l’agriculture nécessite une main d’œuvre peu qualifiée. C’est le cas pour l’agriculture peu performante des pays africains aujourd’hui. Mais pour vraiment devenir une puissance exportatrice, il faut du capital donc probablement un développement du crédit agricole, il faut des ingénieurs agronomes, il faut des mécaniciens, il faut des ingénieurs pour gérer le stockage, la logistique et le développement des transports, il faut des instructeurs pour former les agriculteurs à l’utilisation des engrais, il faut développer l’éducation agricole etc.
A la lecture de ce texte, je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux articles de Tite sur la révolution agricole, concernant les économies émergentes (http://terangaweb.com/terangaweb_new/?p=1882) et les pays africains (http://terangaweb.com/terangaweb_new/?p=1389). Je pense que les présentes remarques de Tite se comprennent mieux après consultation de ces deux textes.
J’ai aussi tendance à penser qu’un développement imminent du tertiaire au détriment du primaire n’est pas forcément la meilleure des solutions. J’ai peut-être trop en tête la pyramide de Maslow. Je pense aussi à la nécessité quasi-absolue d’être auto-suffisant d’un point de vue alimentaire pour ne pas dépendre des cours des denrées alimentaires volatils et haussiers.
A propos de la qualification de la main d’œuvre, je pense que cela dépend du niveau de développement agricole dont on parle. Il me vient en tête l’interview de René Ngiriye, exploitant agricole, diplômé en Chimie et en Bioindustrie : http://terangaweb.com/terangaweb_new/?p=1024