« Pourquoi voulez-vous qu’on me critique ? Moi je ne dirige rien, je n’ai pas le pouvoir, pas de compétences politiques ou administratives. C’est le peuple qui gère ses affaires, c’est lui qui détermine les lois et qui prend les décisions ». Voici les déclarations du colonel Kadhafi le 12 décembre 2007, à Paris, lors d’un entretien accordé à David Pujadas.
Pour tout citoyen d’une démocratie moderne, la mise en scène politique et le vocabulaire employé en Libye semble tout droit sorti de l’univers de Kafka. Le colonel Kadhafi n’est en effet ni Président, ni chef de gouvernement mais Frère Guide de la Révolution et Roi des Rois d’Afrique. En effet, tel que le prévoit le fonctionnement des institutions libyennes, le colonel Kadhafi n’est qu’un simple conseiller. Le peuple libyen, libre et seul maître du pouvoir, se réunit en congrès populaire pour discuter et décider des propositions faîtes par le Guide. Comme chacun de nous peut aujourd’hui le constater, la réaction et la réponse du Guide au soulèvement populaire sont en totale adéquation avec les présupposés théoriques énoncés ci-dessus.
L’auteur de ces lignes a vécu en Libye pendant 6 mois, entre janvier et juin 2009, et l’avenir de ce pays paraissait déjà particulièrement incertain. Le régime mis en place par Kadhafi depuis plus de 40 ans n’était pas préparé à affronter ni les évolutions sur la scène intérieure, ni les défis sur le plan international. Déjà en 2009, le Guide semblait être arrivé à un point de non-retour pour quatre raisons : son régime était largement déconnecté des réalités locales et de la population, il régnait une atmosphère de fin de règne qui n’arrangeait rien à l’immobilisme d’un régime miné par la corruption, les institutions publiques et les circuits décisionnels semblaient totalement paralysés et enfin la société civile était caractérisée par un grave manque de personnalités publiques et d’intellectuels à même de penser et de mettre en œuvre une quelconque réforme.
Le Guide et son régime sont en effet totalement déconnectés des réalités locales et de la population, en particulier de la jeunesse. Une des particularités de la Libye est son taux de fécondité très élevé, de l’ordre de 3,15 enfants par femme. La population est donc très jeune, avec une majorité d’habitants âgés de moins de 30 ans. Comme nous avons pu le constater au début du soulèvement populaire, ce sont principalement des jeunes non armés qui constituaient le corps des troupes des opposants. C’est le symptôme d’une jeunesse qui n’a rien à perdre, livrée à elle-même, avec une formation scolaire de très faible niveau et pour qui l’avenir n’offre aucune perspective (ni en terme de formation, ni en terme d’emplois). Une jeunesse qui s’ennuie et dont la caractéristique principale est d’être bien moins docile que ses aînés. La question des rapports entre hommes et femmes n’améliore guère le paysage. Comment en effet quitter le domicile familial pour se marier (les relations amoureuses ne sont possibles que dans le cadre du mariage) sans situation professionnelle et donc sans logement ?
C’est ici qu’apparaît le premier grand décalage entre le Guide et la réalité. Ce dernier continue en effet de mettre en avant l’identité bédouine et tribale de son pays alors que sa jeunesse (qui constitue on le rappelle la majorité de la population) ne rêve et n’aspire qu’aux éléments les plus clinquants de la société occidentale, sans toutefois y avoir accès (téléphone portable avec écran tactile, télévision écran plat, grosse voiture, etc.). C’est dans un tel contexte que la consommation de drogue dure (facilement disponible et à bas prix), de pornographie (télévision par satellite et internet) ainsi que la prostitution ont explosé.
Par ailleurs, grâce à la récente ouverture du pays sur l’étranger et l’accès aux grands médias arabes, la population libyenne s’est rendue compte du grand décalage en terme de développement entre son pays et les monarchies pétrolières du Golfe (en particulier dans le secteur de la santé et de l’éducation). Il apparaît alors clairement que les réelles volontés du Guide ne sont absolument pas d’emprunter la voie du développement ni de permettre à sa population d’élever son niveau de vie.
Les évènements actuels mettent aussi au grand jour le rôle joué par la corruption dans le système mis en place par le Guide Kadhafi. La corruption constituait autant le ciment que la glu du régime libyen. Kadhafi assurait en effet la stabilité de son régime et son maintien au pouvoir par un subtil mélange de tribalisme et de corruption en s’achetant la loyauté des hommes forts et des seigneurs locaux. À la manière d’un chef d’orchestre qui de la pointe de sa baguette garantirait l’existence d’une mélodie harmonieuse, le Guide, du boutde son carnet de chèques, s’était fait l’arbitre des tensions tribales afin d’éviter la constitution de ligues hostiles qui auraient pu entrer en dissonance avec la voix du régime. Dans cette même logique de son maintien au pouvoir par la paix sociale, la population libyenne était conçue comme un client dont la fidélité devait s’acheter à bas coût. Les salaires étaient maintenus à un niveau assez bas mais toujours suffisant pour pouvoir s’approvisionner en produits subventionnés.
Le tissu socio-économique était d’ailleurs au stade embryonnaire. Même dans la région de Tripoli, seule zone sous influence directe du régime, la structure économique était très fragile. Elle était principalement constituée de bédouins, dont la sédentarisation remonte à l’accession au pouvoir du Guide en 1969, bien souvent rustres et ignares, occupés dans des emplois de faible niveau, dans une administration publique congestionnée, inefficace et corrompue. Le secteur privé était quant à lui assez peu développé, maintenu à son expression la plus primaire, que ce soit dans les services ou dans l’industrie.
Quant aux revenus issus de l’exploitation des ressources naturelles, une infime partie d’entre eux est investie en Libye. Il n’y a aucune volonté du Guide de créer une dynamique de développement. Bien au contraire, ces avoirs financiers sont gérés de façon tout à fait opaque avec l’aide de relais locaux en Europe centrale ou orientale et en Asie dont les pratiques sont tout autant douteuses. De cette manière, quiconque viendrait détrôner le Guide ne pourrait faire valoir les droits du pays que sur une infime partie de cette richesse. De plus, la politique panafricaine menée par Kadhafi est perçue par le peuple libyen comme une vaste entreprise de détournement de cet argent public. Une politique qui a pour conséquence d’accentuer le racisme traditionnel déjà présent parmi la population libyenne envers les Noirs.
En conclusion, le soulèvement populaire actuel est à mettre en lien avec ce grand décalage entre le régime de Kadhafi et sa population. Comme on peut le voir aujourd’hui à travers ses déclarations et sa réponse aux évènements, le Guide ne reconnaît pas, voire pire ignore les évolutions au sein de son pays. Bien au contraire, il se cache derrière ses lunettes de soleil afin de ne pas être aveuglé par l’éblouissante et cruelle réalité des souffrances de son peuple.
Youssef HALAOUA
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Merci Youssef pour cette analyse sociologique des causes de la révolte libyenne, extrêmement intéressante. Pour faire le lien avec l'édito de Simel sur l'exportation de ces révolutions d'Afrique du Nord au sud du Sahara, ce qui est frappant c'est que les causes structurelles ayant conduit à ces révoltes sont pareillement présentes dans bien des pays subsahariens (Angola, Zimbabwe, Cameroun, et même dans des démocraties comme l'Afrique du Sud).
Youssef, je me suis laissé dire que malgré la dureté et l'autoritarisme du régime de Kadhafi, ce dernier avait favorisé l'éducation et ce même pour les jeunes filles et qu'il y avait aussi eu des progrès dans le domaine social notamment avec la construction de logements sociaux. Qu'en est-il exactement? Kadhafi a t-il un bilan économique présentable ou faut-il vraiment tout jeter à la poubelle?
Il me semble qu'il est vrai que d'un point de vue économique et social -bien plus économique que social- la Libye avait emprunté une voie de réformes, depuis quelques années. A l'image des émirats pétroliers du Golfe, la capitale libyenne se transformaient peu à peu : tours, palaces, projets résidentiels et commerciaux de standing…
Je trouve que, comme l'a parfaitement mis en évidence Youssef dans l'article, il y a un abîme entre le Guide et le peuple libyen. Après avoir fait tirer sur sa population et l'avoir bombardé, ce qu'il nie catégoriquement d'ailleurs, il continue d'affirmer qu'il n'y a aucune manifestation dans son pays outre celles qui soutiennent le régime.
Mais ce qui me paraît pire encore, c'est la piètre estime, voire le mépris dans lequel il tient la population. Il continue, par exemple, d'alléguer des aberrations telles que : les "rebelles" sont manipulés par Al-Quaida qui leur fournirait des pillules hallucinogènes…
Comme l'a souligné Manu, ton article Youssef est d'autant plus intéressant qu'il analyse des éléments structurels et des signes avant coureurs de faillite qui sont apparus au grand jour grâce au contexte révolutionnaire qu'on connait aujourd'hui. En te lisant, on comprend qu'une telle situation en Libye ne pouvait qu'exploser un jour, même si il est bien entendu plus facile de le dire a posteriori. Or, les symptômes évoqués pour la Libye existent également dans beaucoup d'autres pays d'Afrique même si les dirigeants en place refusent de l'accepter (lire à ce propos l'interview du Président Sénégalais parue dans SlateAfrique http://www.slateafrique.com/793/abdoulaye-wade-sans-heritier)
Sur la question du bilan économique de Kadhafi, l'un des enseignements des révolutions de 2011 est qu'en dépit de situations économiques qui peuvent être acceptable comme celles de la Tunisie ou encore de la Libye, les populations expriment un besoin de libertés sociales et politiques qu'on a longtemps cru freiner grâce à une réussite ou pseudo réussite économique.
Autre chose qu'on a tendance à oublier, Kadhafi grâce à sa rente pétrolière, arrosait en argent pas mal de chefs d'Etat africains qui aujourd'hui se gardent bien pour certains de le critiquer officiellement…
Je ne reviendrai pas sur tous les éléments très justes que vous avez tous apportés. Je me concentrerai plutôt sur la fin de ton article Youssef où tu montres l’autodéfense d’un Kadhafi aveugle face aux changements d’un peuple qu’il traite de « rebelle ».
Après avoir joué la carte de l’opposition contrôlée par l’étranger, Kadhafi s’est réfugié dans un jeu selon moi extrêmement pervers consistant à brandir à l’Occident le spectre du terrorisme et de l’immigration en cas de départ forcé. Là où beaucoup d’analystes politiques ont observé une tentative de chantage, j’ai pour ma part vu cela comme la démarche d’un leader acculé dans ses bases arrière par sa propre population, en situation de faiblesse extrême face à la force d’un mouvement dont il n’entend pas les tenants.
Ce jeu est pervers en ce sens que les menaces qu’il brandit sont réelles. Et depuis le début des révoltes en Afrique du Nord cette stratégie du « moindre mal », consistant à préférer la dictature stérile au terrorisme, fait précisément le jeu du terrorisme, apparaissant comme le seul système –nettement devant la démocratie- capable de mettre à bas la dictature. Un comble.
On assiste tous à ce qui se passe en Lybie et les violences qui y sont rapportés, c'est un fait.
Tout d'abord, j'ai lu à plusieurs occasions que des réformes étaient mises en place et des changements en voie de réalisation, néanmoins, je continue à me demander à partir de quel moment ces changements auraient commencés à se sentir au niveau des populations? La Lybie aurait-elle été différente, même avec des réformes, avec ce même Khadafi à sa tête?
De plus, concernant les positions des nations européennes, je dois avouer que j'en ai eu assez de voir un tel jeu d'hypocrisie. Certains ne partageront pas mon avis mais attendre que les populations se fassent "massacrer", comme l'ont dit les médias, pour enfin daigner les aider est d'une absurdité. Le pire, c'est que je crains à présent que cela ne soit plus d'une grande utilité.
Et dans ce cas, il faut se demander quelle aurait été la position de ces mêmes États si la révolution n'avait pas pris une telle ampleur : tant que le peuple ne se fait pas tuer aux yeux du monde, son dirigeant est-il est l'ami de tous?