Par Christian Dior MOULOUNGUI, doctorant à l’Université Omar Bongo, Libreville/Gabon, enseignant de philosophie, auteur, analyste politique, cdmouloungui@gmail.com
Résumé
L’objectif de cet article est d’examiner la contribution d’Ebénézer Njoh Mouelle à l’éveil de la conscience africaine. Dans un monde marqué par l’ouverture (mondialisation politique, économique et culturelle), l’identité et le rôle de l’Africain semblent de plus en plus flous. On peut supposer que cette situation découle en partie de certaines pratiques héritées du passé et de défis structurels encore présents.
Ebénézer Njoh Mouelle, dans De la médiocrité à l’excellence, propose une analyse critique et rigoureuse de cette condition. À travers son regard philosophique, l’auteur invite à une réflexion sur l’importance de l’émancipation individuelle et collective, en dépassant les influences négatives du milieu pour atteindre une liberté et une rationalité qui permettent à l’Africain de s’affirmer pleinement comme acteur de son propre développement.
Mots-clés : Njoh Mouelle, Kierkegaard, Individu-Africain, Foule, Liberté, Rationalité, Irrationnel
Introduction
C’est à travers son œuvre ou sa pensée qu’un auteur reçoive un hommage du fait d’avoir contribué, à travers son œuvre, aux progrès de la société, en général, et ceux de la science, en particulier. Les hommages au penseur et philosophe Ebénézer Njoh Mouelle trouvent ici toute leur signification à l’appel à contributions lancé par le Cercle Camerounais de Philosophie (CERCAPHI). L’hommage que nous nous proposons ici de rendre au penseur et philosophe camerounais Ebénézer Njoh Mouelle se situe principalement au niveau de sa pensée, plus précisément sur sa contribution à l’éveil de l’Africain. Nous exprimons ici notre profond respect, admiration et reconnaissance à un philosophe critique et humaniste dont nous proclamons hautement la valeur et les mérites à travers sa production gigantesque des textes scientifiques qui animent aujourd’hui des débats intellectuels dans le monde scientifique, en général, et dans le cercle philosophique, en particulier.
Cela dit, le regard de ce philosophe est très aigu sur l’Africain instruit sous-développé ou la misère objective de l’Africain instruit qui, pour lui, ne permet pas à l’homme africain de développer les caractéristiques de liberté et de rationalité. Ce qui suscite en lui une sorte d’emprise dans l’univers de l’irrationnel, et donc la fermeture et l’allégeance aux logiques des pratiques occultes. D’après Ebénézer Njoh Mouelle, « La marque particulière du sous-développement c’est la misère objective, celle qui n’a pas besoin d’être consciemment vécue pour être. Elle s’appelle ignorance, superstition, analphabétisme »[1]. Pourquoi, malgré l’instruction, l’Africain instruit est-il prisonnier de l’irrationnel ? Parce qu’il est incapable de manifester les valeurs de liberté, de rationalité et de justice, « c’est-à-dire qu’il est pauvre d’esprit »[2], affirme Ebénézer Njoh Mouelle. Il s’agit ici, selon lui, de comprendre que cette condition « est la véritable misère, celle qui maintient ou ravale l’homme à l’état de sous-humanité par l’aliénation et le défaut de liberté qu’elle entraîne »[3].
En effet, le problème majeur qui sous-tend notre analyse autour de la pensée du philosophe Ebénézer Njoh Mouelle est de savoir comment confronter les caractéristiques de liberté et de rationalité chez l’Africain instruit en proie à l’anti-raison, à la misère objective, à l’état du sous-développement et à l’aliénation à la foule. Notre étude postule une renaissance africaine ouverte aux valeurs universelles de la raison, de la liberté et de la rationalité véritablement génératrice de l’Africain éveillé, voire de l’Individu-Africain dans les logiques relatives aux humanités endogènes et exogènes. Pour arriver aux résultats escomptés, nous utiliserons une approche analytique et critique qui, à partir de la lecture du texte De la médiocrité à l’excellence d’Ebénézer Njoh Mouelle, nous permettra effectivement de jeter les fondements philosophiques d’une nouvelle praxis de l’Africain éveillé. Éveillé vis-à-vis de lui-même, de son milieu et par rapport à l’universel. C’est dans cette logique que l’Africain instruit a la possibilité d’œuvrer à substituer à la médiocrité l’excellence[4]. Deux axes fondamentaux constitueront la trame de cette étude, à savoir : les causes de l’Africain sous-développé (1). Puis nous analyserons le rapport entre l’homme médiocre d’Ebénézer Njoh Mouelle et l’aliénation de la foule chez Sören Kierkegaard dans la prise de conscience de l’Individu-Africain (2).
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Les causes de l’Africain sous-développé : L’irrationnel et l’occultisme
L’Africain subsaharien sous-développé ne doit pas être identifié dans sa condition matérielle de misère de pauvreté, de sous-alimentation, de malnutrition ou de maladie. Mais plutôt du fait qu’il soit incapable de manifester sa raison, voire certaines valeurs humaines telles que la liberté, la justice ou la rationalité. D’après Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, « Est misérable et sous-développé, celui qui, dans son comportement, ne manifeste pas ces caractéristiques de liberté et de rationalité. Il est pauvre homme et non nécessairement homme pauvre ; c’est-à-dire qu’il est pauvre d’esprit »[5]. Dans cette perspective, affirme Ebénézer Njoh Mouelle : « La misère dans le sous-développement n’est donc pas rigoureusement synonyme de faim »[6]. Ce qui traduit la réalité du sous-développement de l’Africain instruit est donc sa conversion de la liberté et de la raison dans l’irrationnel et l’occultisme. Au lieu d’éclairer et de participer au développement de son continent, l’intellectuel africain l’avilisse davantage par ses agissements. En un mot, c’est une sorte de misère objective de l’Africain, l’homme sous-développé. Selon Ebénézer Njoh Mouelle, cette misère objective se manifeste par le fait que l’Africain instruit ne met pas en exergue les valeurs humanistes telles que la rationalité et la liberté, et donc « qu’il est pauvre en esprit ». Parce que son comportement souscrit dans les ornières de l’irrationalité, avec la récurrence aux pratiques occultistes. D’après lui, « Le spectacle le plus affligeant en situation de sous-développement c’est celui de l’irrationalité dans son comportement de l’homme »[7].
L’intellectuel africain resterait captif, inconsciemment ou consciemment (à tort ou à raison), dans tout ce qui relève de l’ordre surnaturel et de l’irrationnel. C’est-à-dire, la superstition, les loges, la tradition aliénante et les obédiences occultes, voire les pratiques fétichistes. Cela sous-entend une conversion vers une société occulte, c’est-à-dire qui plonge l’Africain dans un État fétichiste. État dans lequel la crise apparaît bien évidente, avec pour aléas manipulation et misère du peuple. Le philosophe Fabien Eboussi Boulaga, dans son texte Les Conférences nationales en Afrique noire : une affaire à suivre, affirme : « L’État fétichiste entend fonctionner « sans son peuple », bien plus encore contre celui-ci, qui devient son opposé, « voire son ennemi » »[8]. Cet État fétichiste superpose la manifestation de certaines pratiques spécifiques comme les magies, les rituels et la communion avec les dieux, les ancêtres, dans l’objectif d’avoir une certaine ascension sociale et un pouvoir. Avec cet État fétichiste, on peut comprendre que les Africains retourneraient dans un État de nature qui est irréformable[9], estime Fabien Eboussi Boulaga.
Il s’agit donc de comprendre que c’est un État dans lequel règnent les différentes pratiques occultes qui éclipsent tout progrès de l’Afrique, à savoir : les sacrifices de sang, le prélèvement des organes, du serpent mari de nuit, l’homosexualité, etc. Comme le note Joseph Tonda, Sociologue et Anthropologue africain, « Le serpent mari de nuit, familial ou non, figure ainsi le serpent-pénis qui, à Libreville, est censé avoir des relations sexuelles avec de belles femmes riches à qui il vomirait de l’argent en échange »[10]. Par conséquent, pour montrer l’ampleur de la situation, Joseph Tonda met l’accent sur la pratique de l’anus comme sexualité capturant des énergies :
l’émergence de l’anus comme source de puissance matérielle et politique de la classe des hommes féminisés fait des élites dirigeantes ou dominantes une classe de consommateurs-consumateurs vidée de son « énergie », de ses « étoiles», de sa «force » par les « loges » occidentales, symboles de la puissance ou de la virilité blanches [11].
Cette pratique consiste, pour ceux qui la valorisent, à emmagasiner certaines puissances et énergies. Et en échange, pour ceux qui s’y soumettent, de recevoir des nominations et postes bureaucratiques de prestige, la vie de luxe et l’argent. D’après lui :
Au Gabon, et notamment à Libreville, des rumeurs d’épouses horrifiées par les anus ensanglantés de leurs maris sont légion depuis au moins cinq ans. Il s’agit donc d’anus impliqués dans des relations homosexuelles, caractéristiques, raconte-t-on, du monde politique, social et économique dit des « émergents ». Cette sexualité, dont l’anus est l’organe de référence, est considérée comme une nouvelle sexualité servant à capturer les « énergies » de ceux dont les anus sont violemment pénétrés par les « chefs émergents », figures de despotes capitalisant à leur avantage le stock de puissances constituées par ces « énergies », par les « étoiles » ou par les « forces » de la vie des autres, en échange des biens matériels, de l’argent et du prestige des fonctions auxquelles ils sont nommés[12].
Malgré la forte mobilisation des citoyens africains, en général, et gabonais, en particulier, pour dire non à ces crimes rituels et à certaines pratiques occultes, les gouvernants continuent de mener la politique de la sorcellerie. Chris Olivier Mpaga l’affirme, dans son article « Sorcellerie politique versus politique de la sorcellerie : le cas du Gabon, et peut être ailleurs », en ces termes :
La forte mobilisation de la population gabonaise pour dénoncer la prolifération et l’accroissement des crimes dits rituels semble n’avoir pas été écoutée par les gouvernants, accusés par les populations d’en être les principaux commanditaires, de recourir aux pratiques magico-religieuses dites sorcières, et à des fins de conservation du pouvoir[13].
Au final, il convient donc de comprendre que ces différentes pratiques occultes et l’aliénation à l’irrationnel ne sont que l’assouvissement aux prestiges de la politique, du social et de l’économie. C’est effectivement la réalité de l’Africain instruit comme homme sous-développé, comme l’affirme Ebénézer Njoh Mouelle : « Le trait fondamental que nous voudrions souligner dans la situation de l’homme sous-développé est la méconnaissance de l’étendue de son pouvoir, et qui entraîne son abandonnement à l’irrationnel »[14]. In fine, cette situation de l’homme africain conduit inéluctablement à la condition du sous-développement du continent africain. Dans cette perspective, « Il se produit donc quelque chose comme un retour de l’homme instruit à un stade d’ignorance qu’il avait déjà franchi »[15]. Fabien Eboussi Boulaga pense qu’il va falloir mettre en évidence un certain « crédit comme force instauratrice immanente de toute constitution politique »[16]. C’est pour remédier, dit-il, à la crise étatique en Afrique. Dans l’exacte mesure où « les institutions humaines appartiennent toute au domaine de la croyance, du croire »[17].
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De l’homme médiocre de Njoh Mouelle à la foule de Sören Kierkegaard : Une prise de conscience de l’Individu-Africain
Selon Ebénézer Njoh Mouelle, « étymologiquement, l’homme médiocre est l’homme du milieu, c’est-à-dire l’homme du centre sans que par centre il faille entendre le noyau, le cœur dans l’ordre de l’excellence ou de l’essence »[18]. Le milieu ici revoie au grand nombre, et donc l’homme du milieu du fait qu’il appartient à la majorité, à la masse, à la foule. Nous pouvons ainsi dire que l’homme médiocre est celui qui se conduit non pas selon son entendement, mais consciemment ou inconsciemment se laisse conduire par la foule. Cet homme médiocre c’est l’Africain instruit qui vit en marge des caractéristiques de liberté et de rationalité. Or, Ebénézer Njoh Mouelle pense que l’adhérence totale de l’Africain instruit à la foule mène sûrement à la médiocrité[19]. Dans cette appartenance à la foule, dit-il, l’homme africain instruit renonce à la conscience de soi, devient un autre que soi, et donc pour être la masse : « l’homme renonce à son originalité et à sa liberté »[20]. Dans Un point de vue explicatif de mon œuvre[21]. Sören Kierkegaard voyait déjà cette aliénation et négativité de la foule dans l’affirmation de soi, de l’Individu-Africain. Ce qui lui aurait permis d’opposer l’individu à la foule. Loin de la conception du vulgaire estimant que « là où est la foule, là aussi est la vérité ; la vérité est dans la nécessité d’avoir pour elle la foule »[22], Sören Kierkegaard pense que la foule est le mensonge si l’on prétend en faire l’instance jugeant de ce qu’est la vérité. Pour lui, c’est l’individu, l’Individu-Africain, seul qui atteint le but et non la foule, la foule-africaine ; il ne tient pas sa valeur dans la comparaison avec d’autres personnes. La foule[23] (composée d’hommes humbles ou de grands, de riches ou de pauvres), c’est le mensonge ; ou bien elle provoque une totale absence de repentir et de responsabilité ou, elle atténue la responsabilité de l’Individu-Africain en la fractionnant. Mais c’est au nom de la foule illusoire que la culture des masses et les désastreuses conséquences de la Seconde Guerre mondiale que l’individu a subit une fraction négligeable face aux économies globalisées et aux systèmes politiques totalitaires.
Eu égard à ce qui précède, chez Sören Kierkegaard, comme chez Ebénézer Njoh Mouelle, la faiblesse de l’homme médiocre, voire l’Africain instruit, (son renoncement à la liberté, à son jugement et à son originalité) vient du fait qu’il s’abandonne à l’oscillation de l’opinion, de son milieu, recherche l’apparent et le confort à tout prix, oubliant ainsi la réalité. Dans ce contexte, il est constamment soumis à la pression de la foule, voire de son milieu. Ce milieu dont il s’agit ici, pour Ebénézer Njoh Mouelle, revoie aux caractéristiques de la société close, « c’est un milieu fermé sur lui-même ou qui aurait tendance à rester fermé sur lui-même, égoïstement »[24]. Cette idée de société close, dont Ebénézer Njoh Mouelle fait référence à l’expression de Bergson, a toutes les caractéristiques du système hégélien contre lequel Sören Kierkegaard s’insurge. Pour les deux auteurs, dans le système, il y a l’idée de clôture, de fermeture, qui sous-tend que la logique est établie et donc l’homme doit seulement s’y conformer. D’après le philosophe camerounais, « L’idée de système elle-même ne fait qu’abonder dans le sens de la clôture et de la fermeture. C’est un système de problèmes définitivement et intégralement résolus »[25]. Selon le philosophe danois, « Le système les coordonne en un tout ferme »[26]. Pour ainsi dire, ces deux penseurs sont hostiles à la logique et à l’abstraction de la pensée, et donc du système rationaliste perçu comme principe explicatif du cosmos. Selon Ebénézer Njoh Mouelle, dans le milieu ou la masse, il y a donc l’oubli de soi dans l’anonymat de la masse, annihilation de la volonté individuelle, ce qui occasionne une existence monotone et routinière[27]. C’est pourquoi Sören Kierkegaard estime que la foule ou la masse est l’expression de l’irresponsabilité et de la lâcheté :
Car tout homme qui se réfugie dans la foule et fuit ainsi lâchement la condition de l’individu (qui, ou bien a le courage de porter la main sur Caius Marius, ou bien du moins celui d’avouer qu’il en manque), contribue pour sa part de lâcheté à « la lâcheté » qui est la foule[28].
La foule ainsi perçue est par excellence le milieu de l’anonymat le plus impersonnel et le plus susceptible de garder l’homme africain instruit dans la médiocrité. Car, la foule réduit l’homme, en général, et l’Individu-Africain, en particulier, à n’être qu’un exemplaire d’une espèce, elle réduit le dialogue au bavardage, la communion à la promiscuité. Dans une perspective des psychologues des foules, Sören Kierkegaard et Ebénézer Njoh Mouelle remarquent que l’homme connaît véritablement une mutation au sein de l’hyper individualité que développe la foule. Mais loin de gagner un supplément d’être, il devient une abstraction, et donc synonyme d’abandon de sa responsabilité. Sören Kierkegaard et Ebénézer Njoh ont la force et la profondeur d’esprit de comprendre que le milieu, ou la foule, est non seulement l’aliénation de la volonté individuelle, mais aussi l’ennemi de la vérité. Il faut être un homme exceptionnel ou un héros pour avoir l’énergie et le courage de s’opposer à la foule, au général. Sur le plan de la moralité[29] affirme Ebénézer Njoh Mouelle, et selon les normes de la vie-éthique ou de l’éthique général[30] estime Sören Kierkegaard, l’homme exceptionnel est présenté comme un non-conformiste du système, un fou de la société[31], un fossoyeur[32] de la morale close à laquelle se soumet le commun des mortels. Nous pouvons illustrer cette situation à travers deux témoins de la vérité qui furent justement deux incompris de la foule : Socrate et le Christ. Il ne pouvait en être autrement, car si la foule pardonne à ses suborneurs, elle ne peut accepter les témoins de la vérité : « Tout homme qui veut en vérité servir la Vérité est eo ipso martyr d’une façon ou d’une autre »[33]. Il faut, au contraire, tirer parti de cette incompatibilité entre le témoin de la vérité et la foule. Nul témoin de la vérité ne doit mêler sa voix à celle de la foule. Sören Kierkegaard et Ebénézer Njoh Mouelle mettent l’accent sur le danger de la foule. Parce que, dans la foule, on ne peut plus penser en tant qu’individu, mais seulement en tant masse ou majorité dont les certitudes sont fondées sur l’opinion. Gaston Bachelard considérait la foule comme une opinion dont la pensée est incohérente, c’est-à-dire la foule pense mal. Ce qui veut dire que mal penser, ce n’est pas penser. Parce que la foule fonde ses jugements sur la croyance, au-delà de la réalité et de la vérité. Sur ce raisonnement, nous pouvons en déduire que la foule, l’opinion, ne pense pas. Il relève donc de la doxa, une croyance, une vision rudimentaire de la réalité. A contrario, si nous admettons que la foule pense, alors il a la prétention de faire figure de la vérité, mais une vérité intermédiaire entre la connaissance et l’ignorance, entre l’être et le néant. Dans ce cas, c’est une croyance dont la connaissance est insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement. Il convient donc de comprendre que la vérité est en dehors de la caverne[34], tout comme la réalité est le détachement de la foule, de la masse, du milieu. C’est pourquoi l’attitude du philosophe consiste à opérer l’écart vis-à-vis des choses, de prendre de la distance à l’égard des jugements, afin d’en avoir la possibilité de mesurer leur véracité et pertinence. Ce qui implique que le critère de normalité se fait respectivement selon l’éthique générale louée par la foule consistant à dire que l’homme normal est celui qui se comporte comme font la plus part des hommes[35]. Or, selon les deux auteurs, ce qui est considéré comme normalité ici relève purement de la médiocrité. D’ailleurs, « la loi du grand nombre n’est pas nécessairement une loi dictée par la raison »[36]. Ce qui sous-tend que le grand nombre n’est pas le critère de la normalité, mais plutôt la raison universelle. C’est dans ce sens que la communication horizontale permet de mieux valoriser le dialogue, qui ne peut s’instaurer que d’individu à individu. Car, dans l’anonymat de la foule, aucun dialogue véritable ne peut s’établir. Ou bien on ne transmet rien, ou bien on transmet n’importe quoi. En somme, la foule se compose en fait d’individus ; il doit donc être au pouvoir de chacun de devenir ce qu’il est, un Individu-Africain. Personne n’est absolument exclu de l’être, excepté celui qui s’exclut lui-même en devenant la foule. Devenir la foule, c’est au contraire la diversité de la vie ; même celui qui en parle avec les meilleures intentions risque d’offenser l’Individu-Africain. Mais le pouvoir, l’influence et la souveraineté de la foule méprisent l’Individu-Africain comme étant le faible et impuissant et qui, sur le plan temporel et mondaine, méprise la vérité éternelle qu’est l’Individu-Africain.
Au final, l’homme médiocre est l’homme mécanisé[37] par la foule. Parce que l’Africain médiocre suit la volonté des autres, des occidentaux. Ce qui fait qu’il soit faible, et se contente de reproduire ce que les autres font et disent, et donc accepter ce que la majorité lui impose. Mais l’expression authentique de la liberté, voire de l’existence, est la manifestation de l’individu-singulier[38]. C’est le prototype de l’Africain éveillé, c’est-à-dire l’Individu-Africain. Celui qui suit inexorablement sa propre volonté. Il ne se laisse pas gouverner par une pression extérieure, parce qu’il sait qu’il a des choix personnels à faire qui détermineront son existence. Dans ce cas de figure, l’existence est donc une action intérieure de la liberté appelée à faire des choix décisifs et personnels. Pour le philosophe danois, c’est la condition humaine, sa tâche authentique d’être humain, et donc une volonté de chercher la vérité pour soi : « l’existence comme puissance de décision, comme possibilité d’être et de néant, comme doute et comme foi, est une action intérieure de la liberté appelée à faire des choix décisifs »[39]. Le philosophe camerounais ne peut rester indifférent face à cette réalité existentielle en affirmant que « là où le choix n’existe plus, la conscience s’annule et l’avenir est fermé »[40].
CONCLUSION
Nous voici au terme de notre analyse. Notre thème « L’Individu-Africain comme métamorphose de l’Africain médiocre. Regard philosophique d’Ebénézer NJOH MOUELLE », nous a invité à une investigation particulière de la spécificité de l’application de la philosophie d’Ebénézer Njoh Mouelle face à la misère objective et à l’état de sous-développement mental de l’homme médiocre, l’Africain instruit. Nous avons présenté l’intérêt d’Ebénézer Njoh Mouelle pour la question de la prise de conscience de l’Individu-Africain à l’égard de l’influence de l’irrationnel et de l’emprise de la foule, en nous appuyant sur son texte De la médiocrité à l’excellence et les textes d’autres auteurs, pour développer notre argumentation. Cependant, nous n’avons pas la prétention ici d’avoir épuisé l’exhaustivité de la pensée philosophique d’Ebénézer Njoh Mouelle. Ce faisant, nous n’avons scruté qu’une partie de l’iceberg de l’immensité de sa philosophie.
Ebénézer Njoh Mouelle et le réveil de l’Africain comme Individu-Africain. Voilà ce qui a constitué la trame de notre analyse, et donc a nourri notre réflexion. L’effort de cette réflexion constitue notre modeste contribution aux Mélanges en l’hommage à l’illustre et éminent philosophe Ebénézer Njoh Mouelle dont nous proclamons hautement la valeur et les mérites. Après avoir exploré la pensée d’Ebénézer Njoh Mouelle, dans son ouvrage De la médiocrité à l’excellence, nous nous sommes retrouvés à l’idée de nos préoccupations de départ qui est la nécessité de se questionner sur les causes de l’emprise de l’Africain instruit dans la médiocrité nonobstant son fort taux d’alphabétisation. La lecture de la pensée philosophique d’Ebénézer Njoh Mouelle nous a permis de comprendre que l’Africain instruit succombe dans la médiocrité par ses agissements, à tel point où il reflète l’armure de l’ignorant analphabète. A ce titre, Ebénézer Njoh Mouelle n’en pense pas moins ; « l’homme instruit de l’Afrique sous-développée étonne par ses agissements quelquefois semblables à ceux de l’ignorants analphabète »[41]. C’est l’affirmation de la misère objective de l’Africain instruit du fait par son comportement il « ne manifeste pas les caractéristiques de liberté et de rationalité »[42], estime Ebénézer Njoh Mouelle. Ce qui justifie la complicité de l’Africain instruit (l’intellectuel du pouvoir) pour garantir le pouvoir tyrannique. Julien Benda, dans La trahison des clercs[43], reproche aux intellectuels le fait de se convertir à la politique au détriment des valeurs cléricales, et donc la quête de la raison, de la justice et de la vérité. Nous avons donc là une sorte de retournement de veste de l’Africain instruit. Pour lui, ce qui est important, pour emprunter l’expression François Bayart, c’est la politique du ventre[44] : « Les Africains eux-mêmes parlent de « politique du ventre » ; l’expression, d’origine camerounaise, renvoyant à une conception de l’appareil d’Etat perçu comme lieu d’accès aux richesses, aux privilèges, au pouvoir et au prestige pour soi et pour les membres de son clan »[45]. En substance, l’Africain instruit (l’intellectuel du pouvoir) est l’adepte du clientélisme politique traduisant ainsi la situation de sous-développement en Afrique subsaharienne. D’après Charles Zacharie Bowao, dans La Tragédie du Pouvoir. Une Psychanalyse du Slogan Politique, « Certains juristes et autres journalistes s’illustrent par la trahison des clercs, plutôt que par l’honnêteté technocratique. La ruse partisane prend le dessus sur la sérénité citoyenne »[46].
En somme, notre étude tente de légitimer la conception qu’Ebénézer Njoh Mouelle ait de l’Africain instruit comme l’homme médiocre. Cette conception ne se comprend nullement pas comme une absence de l’Africain instruit dans la participation au développement de l’Afrique sous-développée. Encore moins, comme un acte de mépris à l’égard de la classe d’élites intellectuelles africaines. C’est pourquoi Ebénézer Njoh Mouelle en appelle les intellectuels africains à la métamorphose de l’Individu-Africain[47], afin de promouvoir l’excellence et d’extirper la médiocrité.
Indications bibliographiques
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[1] Ebénézer Njoh Mouelle De la médiocrité à l’excellence, Yaoundé, Éditions CLE, 1972, p. 29-30.
[2] Ibid., p. 33.
[3] Ibid., p. 30.
[4] Ibid., p. 152.
[5] Ibid., p. 33.
[6] Ibid., p. 28.
[7] Ibid., p. 30.
[8] Fabien Eboussi Boulaga, Les Conférences nationales : une affaire à suivre, Paris, Éditions Karthala, 1993, p. 102.
[9] Ibid., p. 123.
[10] Joseph Tonda, « Fanon au Gabon : sexe onirique et afrodystopie », Politique africaine, Paris, Éditions Karthala, 2016, p. 115.
[11] Ibid., p. 134.
[12] Ibid., p. 133.
[13] Chris Olivier Mpaga, « Sorcellerie politique versus politique de la sorcellerie : le cas du Gabon, et peut être d’ailleurs », in Revue semestrielle de l’IRSH (Institut de recherche en sciences humaines, Cenarest, Libreville-Gabon), Éditions Publibook, 2016, p. 75.
[14] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 31.
[15] Ibid., p. 42.
[16] Fabien Eboussi Boulaga, Les Conférences nationales : une affaire à suivre, Op. cit., p. 126.
[17] Ibid., p. 130.
[18] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 48.
[19] Ibid., p. 49.
[20] Ibid., p. 50.
[21] Sören Kierkegaard, Un point de vue explicatif de mon œuvre, Paris, tradition de Tissot, Éditions de l’Orante, 1966-1996.
[22] Gérard Chomienne, « L’Individu. Note 1, sur la dédicace « à l’individu » », in Les philosophes, Paris, Éditions Hachette Livre, 1998. p. 385.
[23] Pour Sören Kierkegaard, le mot foule ne désigne pas spécialement le peuple, mais tout groupe agissant en tant que collectivité.
[24] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 49.
[25] Ibid., p. 50.
[26] Sören Kierkegaard, Post-Scriptum, Paris, Éditions Gallimard, Trad. Knud Ferlov, 1941, p. 5.
[27] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 50.
[28] Gérard Chomienne, « L’Individu. Note 1, sur la dédicace « à l’individu » », Op. cit., p. 387.
[29] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 153.
[30] Sören Kierkegaard, Crainte et Tremblement, trad. Par Charles Le Blanc, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2000, p. 18.
[31] Ibid., p. 18.
[32] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 153
[33] Sören Kierkegaard, Œuvres Complètes, Paris, 1966-1986, t. 16, p. 86.
[34] Cf. Platon, La République, Livre VII, trad. R. Baccou, Paris, Éditions Coll. GF, Flammarion, 1996.
[35] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 52
[36] Ibid., p. 52.
[37] Ibid.
[38] Dans la philosophie kierkegaardienne, l’individu-singulier désigne l’être particulier, irréductible à l’espèce, infiniment supérieur au collectif de la foule. Parce que la foule est le mensonge. L’individu-singulier, au contraire, c’est le réveil de l’esprit, celui en lequel s’affirme la vocation à l’existence subjective. Il est l’expression de l’existence pure, authentique, que l’Individu-Africain devrait incarner.
[39] France Farago, Comprendre Kierkegaard, Paris, Éditions Armand Colin, 2005, p. 106.
[40] Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Op. cit., p. 55.
[41] Ibid., p. 40.
[42] Ibid., p. 33.
[43] Cf. Julien Benda, Trahison des clercs, Paris, Éditions Grasset, 2003.
[44] Cf. Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Éditions Fayard, 1989.
[45] François Bastien, Bayart (Jean-François), L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, (« L’espace du politique »), 1989. In Politix,vol. 3, n°9, Premier trimestre 1990. En Vert et contre tout ? L’écologie en politique, p. 94.
[46] Charles Zacharie Bowao, La Tragédie du Pouvoir. Une Psychanalyse du Slogan Politique, Paris, Éditions Dianoïa, p. 29.
[47] Nous montrons ici que l’Individu-Africain est l’Africain éveillé, critique et intègre manifestant ainsi les caractéristiques de liberté et de rationalité. Dit autrement, c’est l’Africain qui incarne les valeurs cléricales, à savoir : la raison, la justice et la vérité. C’est le propre du quotidien de l’intellectuel africain authentique.
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