Quelques jours avant mon premier voyage au Sénégal, ma mère invita des camarades de classe à la maison. Une après-midi assez éprouvante en fait, mi- goûter, mi- gala de fin d’année, avec des allures de levée du corps. Les 1800 km entre Abidjan et Dakar paraissaient une infinité. Bon gré, mal gré, j’allais « à l’étranger ». Vers la fin du goûter, un ami s‘approcha, me prit dans ses bras et avec un air de parfaite gravité, me donna ce conseil : « Tu vas au Sénégal, restes tranquille. Ne dis pas que tu es Ivoirien, personne ne sera au courant… »
Je ris encore, en y pensant. D’abord à cause de l’air de conspirateur que ce gosse avait pris pour faire cette injonction – je doute que Jean Moulin ait jamais reçu de consignes aussi strictes. Ensuite parce que de tous les accents ouest-africains, l’ivoirien est peut-être le plus distinct : on peut reconnaître un Ivoirien rien qu’à son rire.
Et que mon ami n’ait pas été « au courant » de ce fait est facilement explicable : l’idée même d’un « accent ivoirien » nous était inaccessible. L’accent, c’était les autres : les Burkinabés, les Sénégalais, les Français, etc. Les panégyriques dressés à longueur d’années par les médias et les hommes politiques sur « l’Unité Africaine » s’arrêtaient ici : pour l’enfant que j’étais et pour ses amis, le Sénégal était certes plus ou moins en Afrique, mais restait certainement une terre étrangère, inconnue et dangereuse. Il me faudrait m’y faire petit, ne pas soulever trop de poussière, me fondre dans la masse autant que possible, sinon… Quoi exactement ? Personne ne le savait. Mais « prudence d’abord »
Je ne referai pas ici le bilan des années passées au Prytanée Militaire de Saint-Louis. Il y eut de bons et de moins bons moments, mais le moins que je puisse dire c’est que jamais le Sénégal ne me sera une terre étrangère. Ni le Mali, ni la Guinée, ni le Niger, Ni le Tchad, ni le Gabon, ni la Centrafrique, ni aucun autre pays dont des ressortissants se trouvaient dans cette école. Après avoir passé un tiers de ma vie dans ce milieu – ajouter « cosmopolite » serait idiot – l’idée de « construire une unité africaine » me paraissait saugrenue. Nous paraissait à tous saugrenue. Il n’y avait rien à bâtir. Cette unité allait de soi. Nous avions vécu l’intégration africaine dans la chair et dans nos esprits, pendant que technocrates et afrocrates, fonctionnaires internationaux en manque d’idées et d’inspiration, en faisaient de sirupeux discours à Accra ou à Nairobi.
Et ce chemin de Dakar a été depuis emprunté par des milliers d’Ivoiriens, pour qui aussi, le Sénégal est une autre terre natale. Le même mouvement se produit et s’accélère à travers le continent, physique ou sur les réseaux sociaux. Quand en octobre 2012, après les esclandres qui avaient suivi le match Côte d’Ivoire-Sénégal, le gouvernement Ivoirien décida – avec la plus crasse arrogance – « d’inviter » les Ivoiriens au calme, les réseaux sociaux étaient déjà inondés de messages d’amitié et de paix, échangés entre citoyens libres de l’espace économique et politique ouest-africain. Pour sûr la création d’un passeport commun aux pays de la CEDEAO était une décision politique et le fruit d’un accord entre états. Mais la réalisation pratique de cette liberté avait précédé le choix politique, en Afrique de l’Ouest, comme en Afrique Centrale ou Australe. A travers le continent, les frontières héritées de Berlin ont depuis longtemps cessé de faire sens. L’intégration de l’Afrique se fera, avec ou sans le soutien de Nairobi.
Le 25 Mai 2013 marque le cinquantenaire de l’Organisation de l’Unité Africaine, ancêtre de l’Union Africaine. L’évènement a été célébré comme il se doit : dans le faste et les polémiques. Pendant ce temps, à travers tout le continent, de petites mains déterminées s’échinent à faire de ce rêve une réalité. Que ce soit au Prytanée Militaire de Saint-Louis (qui fête ses 80 ans en 2013 également) ou à l’école supérieure interafricaine d’électricité de Bingerville, ou dans mille autres classes, cours de récréation et dortoirs où de jeunes africains, de tous les pays, apprennent, vivent, mangent et couchent ensemble. Où l’unité de l’Afrique se construit par le bas et par le geste, loin des discours et des rubans – comme une évidence.
Le défi des 50 prochaines années de l’intégration Africaine sera de mettre la politique au diapason des réalités. Et faire en sorte que plus jamais aucun enfant africain n’ait à se préoccuper de son accent.
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