Islamistes. Voilà un mot qui en effraie plus d’un aujourd’hui, à tort ou à raison. Se revendiquant terre de tolérance depuis des millénaires, la Tunisie ne pensait pas un jour avoir à composer avec cette entité qu’on peine souvent à définir. Mais l’expérience démocratique suppose que la voie doive aujourd’hui être ouverte à tous les Tunisiens, quel que soit leur bord politique. Dès lors, le parti Ennahda s’est attelé à une lourde tâche, celle de se modeler une nouvelle réputation, et de chasser les fantômes des expériences précédentes, algérienne pour n’en citer qu’une. Seulement a-t-il réellement fait son mea culpa ?
Quand, le 30 Janvier 2011, Rached Ghannouchi (photo) – leader historique du mouvement islamiste Ennahda en exil à Londres depuis 22ans – annonçait son retour à Tunis, d’aucuns ont tiré la sonnette d’alarme. Entre fascination et répulsion, les journaux se sont emparés du personnage afin d’en percer le mystère, en en faisant de la sorte l’homme politique tunisien le plus interviewé (loin devant le président provisoire Fouad Mbazaa, invisible médiatiquement). A cette époque, celui-ci niait farouchement toute accusation d’opportunisme, se présentant comme un simple citoyen heureux de fouler sa terre patrie après vingt ans d’exil, sans ambition politique. Six mois plus tard, c’est un tout autre visage qu’il nous livre, remplissant des stades entiers et présentant un discours pour le moins lissé et édulcoré, destiné au public le plus modéré et à un Occident inquiet de voir un islamisme radical prendre racines à ses frontières. Se faisant, il nous entraine dans les coulisses d’une lutte acharnée pour la conquête du pouvoir, dont l’arène est aussi bien la rue que la mosquée…Comme l’affirme l’universitaire Raja Ben Slama, « Les islamistes font de la politique dans les mosquées et prient dans la rue ».
La mosquée, nouvelle chaire de campagne politique ?
Il est évident qu’Ennahda part avec une considérable avance sur ses adversaires, même les plus compétents, car elle dispose d’un atout de taille : la mosquée. Malgré les mises en garde du Ministre des affaires religieuses, M. Laroussi Mizouri, contre l’instrumentalisation de ces lieux de culte à des fins politiques, la réalité sur le terrain est bien différente. En effet, bien que n’incitant pas directement les fidèles à voter pour leur parti, les islamistes sapent les chances de leur antagonistes par le biais des imams qui, au nom de l’Islam, légitiment le programme d’Ennahda et critiquent avec virulence les idées des autres partis- les laïcs en particulier.
En milieu rural, cette stratégie est d’autant plus efficace que la mosquée joue un rôle pivot dans la vie sociale. Loin de rassurer, Rached Ghannouchi nourrit l’ambiguïté en affirmant que la chose politique fait partie intégrante du discours religieux. Peut-on dès lors affirmer que la campagne électorale en vue des élections en Octobre se fait à armes égales ? En incitant tout bon musulman à voter pour lui, le parti s’assure une victoire dans les urnes, sans avoir besoin de peaufiner un quelconque programme. Dans le monde de l’après 14 Janvier, peut-on réellement gagner des élections en ayant pour seul message « L’islam est la solution » ? Le passé obscur des membres d’Ennahda (agression au vitriol, complot contre l’Etat) sera-t-il mis de côté par les électeurs, partisans de la théorie de la seconde chance ? Réponse le 23 Octobre prochain.
Docteur Jekyll & Mister Hyde
Aujourd’hui, nous pouvons affirmer qu’Ennahda jouit d’une assise populaire considérable et a pris un poids conséquent au sein de la vie politique. Enchainant les meetings et les actions sociales, se présentant comme la première victime de l’ère Ben Ali et Bourguiba, il apparaît clairement que sa campagne électorale est bien lancée. Sous l’égide de son chef pour le moins charismatique, elle entame une parade de séduction au pas militaire et à un rythme soutenu. Stratégie payante et pour le moins efficace.
Cependant, ce parti est loin d’être une entité homogène, et oscille sans cesse entre deux positions antagoniques afin de satisfaire ses branches modérées et extrêmes. Cette attitude lui confère une position schizophrène, présentant un double visage, un double discours qui lasse ses détracteurs et déroute les observateurs. Ainsi, le parti nourrit l’ambiguïté en adoptant des positions mesurées (acceptation des valeurs républicaines, du Code du Statut Personnel), mais ne condamne pas fermement les actions de ses militants les plus virulents.
L’attaque contre l’AfricArt lors de la projection du film de Nadia Al Fani, Ni maitre ni Allah, n’a fait l’objet d’aucune condamnation, provoquant des remous au sein d’une majorité de la population, consternée. Dans son communiqué de presse, R. Ghannouchi a simplement « regretté l’usage de la violence » tout en qualifiant de « provocation » le film de la réalisatrice tunisienne qui avait revendiqué sur le plateau de la chaine Hannibal TV son athéisme. Comment interpréter ce contraste saisissant entre un discours lissé, peaufiné dans les moindres détails afin de satisfaire un Occident qui a les yeux rivés sur eux, et des positions pour le moins contestables dès qu’il s’agit d’évènements concrets ? Peut-on en déduire que son aile dure domine et dicte sa ligne de conduite aux plus modérés ?
Le duel Mourou vs Ghannouchi, symptôme des dissensions au sein du parti
Quiconque se fie à l’apparente cohésion qui semble caractériser le parti islamiste se trompe lourdement. Dans les colonnes de l’hebdomadaire tunisien Réalités, Zyed Krichen établit déjà ce constat en revenant sur les années d’animosité entre les « frères ennemis » Abdelfattah Mourou et Rached Ghannouchi [1]. En effet, le premier reprochait au second son manque de fermeté envers les membres d’Ennahda à l’origine des attaques de Bab Souika perpétrées en 1991 et des exactions commises durant la même période (attaque d’un hôtel, vitriol contre l’imam Brahim Ouerghi)[2]. De la sorte, si la réputation de Ghannouchi a été entachée par ces évènements, Mourou s’en sort les mains propres et est devenu une figure centrale de l’islamisme modéré, véritable fierté tunisienne. La tension est vive entre les deux hommes, chacun tentant de gagner la bataille de l’image, par chaires interposées, à l’occasion de prêches et d’interventions à la télévision pour le cheikh Mourou, et par le biais des médias pour R. Ghannouchi. Mais Ennahda, plus que n’importe quel autre parti politique, ne peut souffrir l’image d’une formation divisée, l’Umma des croyants se devant d’être unifiée sous une même bannière, sans lutte déclarée pour le pouvoir. Le combat qui oppose ces deux géants est donc une bataille discrète, que ni l’un ni l’autre n’admet ouvertement, mais dont les effets sont néanmoins visibles.
Des accusations de mauvaise foi de plus en plus nombreuses
Depuis son retrait le 30 Mai 2011 de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique présidée par Yadh Ben Achour, Ennahda fait couler beaucoup d’encre à son sujet. Plusieurs accusations lui sont adressées- toutes démenties par son bureau exécutif. Tout d’abord, le financement des partis. Le décret-loi prévoit l’interdiction de financement des partis politiques par des pays étrangers. Les détracteurs affirment que les pays du Golfe auraient largement contribué à remplir les caisses d’Ennahda, qui a surpris par une organisation très minutieuse de ses meetings et par les moyens qu’elle a pu déployer. Des coûts trop onéreux pour un parti resté très longtemps clandestin, selon certains.
Par ailleurs, le parti est accusé de ne pas vouloir signer le Pacte républicain– sorte de minimum vital, qui servira de base pour la future Constitution. Ce pacte réaffirme, entre autres, la séparation des champs religieux et politique, les droits de la femme, et l’identité de la Tunisie dont la langue est l’arabe et la religion est l’islam. D’autre part, les agissements des salafistes de Menzel Bourguiba- ville du gouvernorat de Bizerte à moins de cent kilomètres de Tunis- et d’ailleurs suscitent une levée de boucliers dans un climat de tension palpable en Tunisie.
Entre l’organisation de défilés de jeunes filles vêtues du niqab, les fermetures forcées de maisons closes (jusque là légales et gérées par l’Etat), la diminution de postes de vente d’alcool, les tunisiens découvrent de nouveaux interdits et tabous. Eux qui se targuent d’être les citoyens du pays arabe le plus libéral font l’expérience -douloureuse- du fanatisme religieux. Certains redoutent déjà la période du Ramadan qui approche à grands pas et, avec elle, une recrudescence de la virulence de ses partisans et de ceux du Hizb Ettahrir[3]. Jusque là, il était d’usage de voir des restaurants ouverts durant la journée pour les « dé-jeûneurs » et des femmes non voilées déambuler dans les rues de Tunis et d’ailleurs. Face à ce parti – en apparence seulement – uni et solidaire sous la bannière d’un Rached Ghannouchi imperturbable et inflexible, le Parti Démocrate Progressiste de Maya Jribi, Ettakattol de Mustapha Ben Jaafar ainsi que d’autres partis ont redoublé d’efforts et accompli un travail de fond considérable pour éviter le raz-de-marée islamiste prédit par les sondages.
Aïcha Gaaya, article initialement paru sur ArabsThink
[1] Réalités, N°1320- du 14 au 20/04/2011, chronique « Pleins feux » de Zyed Krichen, « Ghannouchi à la conquête du pouvoir »
[2] Pour plus d’informations sur le sujet, lire l’article de Zohra Abid paru sur le site Kapitalis, « Mourou parle de ses relations avec Ennahdha »
[3] Le Hizb ut-Tahrir, ou Parti de la libération, a été fondé en 1953 à Amman. C’est un parti à dimension internationale, exis- tant tant dans le monde arabe qu’en Europe et en Asie centrale. Le Hizb ut-Tahrir ne reconnaît pas le principe de l’Etat-nation et réclame l’instauration d’un califat islamique, l’élection d’un Calife par l’ensemble de la umma (communauté musulmane), et une politique fondée sur la législation islamique. Le Hizb ut- Tahrir sera l’un des premiers partis politiques depuis la révolu- tion à se voir refuser, le 12 mars, sa légalisation, en raison du rejet de la démocratie dans ses principes fondateurs.
Leave a comment
Your e-mail address will not be published. Required fields are marked with *
Merci pour cette analyse très intéressante de la situation tunisienne avant les élections d'octobre prochain. Je ne vois pas par contre en quoi les islamistes seraient plus "opportunistes" que les autres partis qui vont se présenter aux élections. Chacun va essayer de profiter de la nouvelle situation politique et c'est normal.
Maintenant, je rejoints l'auteur des lignes sur le fait que dire "l'islam c'est la solution à tous nos problèmes", cela ne fait pas crédible. J'espère qu'on assistera à l'émergence d'un discours du genre de celui de l'AKP en Turquie qui, sur fond de conservatisme social et religieux, défend une vision du monde et des solutions pour relever ses défis qu'on peut ne pas partager, mais qui se défend.
Quant à la société tunisienne, je suis aussi très curieux de voir si elle va se plier facilement ou non à une religiosité ambiante, avec pour symbole fort les femmes voilées dans l'espace public. De ce que l'on m'en a dit, c'est une conversion rampante qui a commencé il y a quelques années déjà.
Elle est particulièrement bien trouvée la formule de Raja Ben Slama. Ce qui me bluffe encore plus, c'est l'exil… londonien de Ghannouchi! Cette lubie, bien occidentale, de croire à la modération progressive du radicalisme. Il n'y a qu'à voir les revirements et le durcissement des positions d'Erdogan en Turquie, pour comprendre les limites d'une telle approche.
J'aurais bien aimé écrire cet article (pas de meilleur compliment possible, de ma part) : informé, rapide et et sourcé!