Il y a, dans l’histoire moderne du Maroc, un moment particulier où fut décidé, par un mélange de vision personnelle, de hasard, de rapport de force, un choix institutionnel dont les effets, ensuite, seront diffractés sur l’ensemble des dimensions de la société. Se pencher sur cette période, essayer d’en isoler les fils conducteurs, permettrait, éventuellement, de mieux envisager les défis qui se poseront au Maroc.
La modernité fut un traumatisme pour les pays extra-occidentaux, indéniablement. Colonisés ou pas, ceux-ci durent se confronter à la nouvelle réalité politique du nationalisme, de l’administration rationnelle, des relations interétatiques. Cette confrontation passa, majoritairement, par la substitution d’un nouveau système politique aux anciens modes de gouvernements. En Chine, en Iran, en Inde, par le colonisateur ou par le révolutionnaire local, on supprima la souveraineté traditionnelle, les rapports de féodalité, le communautarisme, par la centralisation autoritaire.
Le nouveau à côté de l’ancien
Au Moyen-Orient par exemple, cela passa, dans les années 1920, par la suppression, par Mustapha Kemal Atatürk, de l’empire ottoman, ensuite du califat. Un vide de souveraineté énorme se produisit dans les pays ex-ottoman : il explique, très largement, l’inventivité idéologique des années 1920 et 1930, en Turquie, au Levant, en Egypte. Il fallait remplir ce vide, par le nationalisme, l’islamisme, le socialisme international ou le libéralisme bourgeois. Les fractures inter-ethniques ou intercommunautaires, les nettoyages ethniques, les coups d’Etat à répétition, sont les produits naturels de cette décapitation des anciennes institutions et la recherche d’un substitut.
Or, à la même période, au cours de cet entre-deux-Guerres, où les pays colonisateurs, sortirent hagards et faibles des tranchées mais toujours avides de nouvelles terres, le Maroc, nouvellement acquis par la France, subit une opération spécifique. Hubert Lyautey, le résident général, bricola une méthode de modernisation originale. Ni conserver intégralement les anciennes institutions – comme firent les pays de la Péninsule arabique –, ni les remplacer par de nouvelles – comme au Moyen-Orient – mais juxtaposer au Makhzen une administration moderne, au palais royal une résidence étatique, comme il juxtaposa aux médinas, intactes, des villes de type européen, et à l’économie traditionnelle – l’artisanat des villes de l’intérieur, ses bourgeoisies, ses circuits commerciaux – une façade atlantique industrialisée.
Le legs de 1912 ?
Cette juxtaposition, décidée et accomplie en quelques années – entre 1912 et 1925 environ – marqua d’une empreinte définitive la suite de l’histoire politique du pays. Ni les résidents qui suivirent le maréchal, ni ensuite les rois et les gouvernements indépendants, ne remirent en cause ce dualisme. Le Maroc allait, à l’encontre de tous les systèmes politiques modernes, marchées sur deux piliers, joindre deux mondes, utiliser, tactiquement, l’un ou l’autre. C’était comme si Mustapha Kemal avait créé la Turquie à côté et à l’intérieur de l’empire ottoman. La relative modestie de la population marocaine, ces limites territoriales étroites, font oublier cette réalité : un empire fut maintenu vivant, masqué, couvert, protégé, par un appareil d’Etat-nation moderne.
Le Maroc, qui commémorera dans deux semaines le centenaire de la signature du traité de Fès, qui mit l’empire chérifien sous la protection de la République française, se doit de méditer ce legs institutionnel. Au-delà des aspects débattus et controversés des héritages coloniaux, cet édifice institutionnel bicéphale surplombe encore l’architecture politique du pays. Et maintenant que, un siècle après le début du protectorat, l’ensemble de la région arabe est en ébullition institutionnelle, il est temps pour les Marocains de renouer ces fils dispersés : ceux de la démocratie, de l’histoire longue, du passé colonial et des rapports franco-marocains.
Omar Saghi, article initialement paru sur son blog
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