« Toute activité mathématique, dans quelque société au sein de laquelle elle opère, résulte d’une interaction entre la liberté de l’imagination humaine et les contraintes universelles qu’imposent l’espace et la logique. ». African Fractals, par Ron Eglash.
Nous vous avions déjà proposé une lecture des travaux de Ron Eglash, ce mathématicien américain qui, à l'instar de Claudia Zaslavsky en Russie ou de Paulus Gerdes au Mozambique, révèlent la dimension logique de la pensée africaine. Plus que cela, de tels travaux clouent le bec aux théories selon lesquelles une société sans écriture est une société qui ne pense pas, et inscrivent l'Afrique autant qu'une partie de l'Europe antique dans l'Histoire de la pensée humaine. Dans La raison graphique, Jack Goody soulaignait déjà la tendance du milieu de la recherche à vouloir "lire" les sociétés qui donnent la part belle à la matière, aux quantités, et au discours, avec une grille influencée par l'histoire occidendale de l'écriture ; il appelle cette tendance l' "habitus littératien". Ron Eglash propose ici de regarder autrement les manifestations de l'art dans certaines sociétés africaines, et d'y voir l'expression d'une pensée mathématique qui s'écrit autrement. Tour d'horizon.
Plus proche d’une intention que de la nécessité de représenter un concept social, l’art recèle lui aussi des concepts mathématiques complexes que l’auteur fait ressortir. Ceux-ci peuvent, ou non, se rapprocher de notre compréhension euclidienne des mathématiques ; mais si l’auteur avoue ne pas avoir les outils nécessaires pour affirmer avec fermeté que l’intention est animée par une même passion pour les nombres que les contemporains de Pythagore ou d’Euclide, il n’en précise pas moins qu’il existe, dans certaines formes d’art, une volonté assumée de faire apparaître des idées mathématiques telles que les angles ou les algorithmes. Celle volonté peut être issue de stimuli différents :
Les angles : On observe ainsi que les Mangbetu du Congo Kinshasa(Nord-Est) expriment l’angle 45° dans la plupart de leurs créations artistiques (instruments de musique, coiffures…), et que celui-ci est répété à l’infini selon un système fractal d’échelles. Une telle création artistique est considérée comme un challenge, un défi que se lancent les artistes Mangbetu, et a pour principal leitmotiv la compétition des idées.
Les algorithmes et le graphe eulérien : caractérisé par l’exigence d’exécuter un dessin reliant des points dans l’espace sans jamais lever la main, le graphe qui porte le nom du mathématicien Euler se retrouve dans plusieurs sociétés africaines, dont les Chokwe, en Angola. Ici, le graphe, qui fait appel aux propriétés scalaire et récursive des fractales, a un rôle initiatique pour les enfants : à mesure que ceux-ci grandissent, ils relèvent le défi d’en dessiner un plus grand et plus complexe.
Les transformations affines contractantes : on en retrouve la logique dans les motifs réalisés à la main des tissus ghanéens Kente, construits sur la base de rectangles dont la taille se module en conservant le parallélisme. L’auteur souligne ici que selon les tisserands, il s’agit de suivre l’itinéraire de l’œil quand il parcourt un objet.
Les fonctions exponentielles : elles se retrouvent dans le tressage des clôtures de millet au Mali, dont les finitions plus effilées que la base sont travaillées en fonction de la puissance estimée du vent. Il est intéressant de noter que lorsqu’on calcule, grâce à l’outil informatique, les dimensions et les propriétés qui permettraient à un mur de millet de freiner la course du vent – sachant que la puissance du vent est fonction de sa vitesse à un temps T, de son point de départ (mesurable sur un repère cartésien, par exemple), et de la distance qu’il parcourt – celles-ci se rapprochent du travail effectué par les bâtisseurs.
Le calcul informatique est d’ailleurs un outil que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage, puisqu’il sert d’outil de modélisation et de mise en équation des différentes structures construites selon un mode fractal. L’auteur précise sans cesse que l’on retrouve, pour chacune des formes et des associations de formes étudiées, des données quasi précises à travers un calcul mécanique.
Alors qu’ailleurs les maths s’expriment à travers des symboles écrits, ici, elles sont palpables. Evidemment, on pourrait répliquer que dans toute construction humaine se trouve un concept mathématique : dans une brosse à dent ou une chaise, comme dans une équerre ou un double-décimètre. La question qui se pose concerne alors la conscience, ou l’inconscience, qui accompagne les oeuvres humaines lorsqu’elles expriment des idées mathématiques. Mais ça, c’est un autre débat.
Pour aller plus loin :
African Fractals, Ron Eglash, Rutger’s university press, 2012.
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