Ngũgĩ Wa Thiong’o est un auteur peu connu du grand public francophone mais qu’on ne présente plus auprès des lecteurs avertis et des critiques. Pour la plupart donc, ces quelques lignes serviront d’introduction à ce grand homme que la littérature africaine peut s’enorgueillir de compter dans son patrimoine.
Il est né en 1938 dans la ville de Kamiriithu au Kenya. Son père est un polygame dont la mère de Ngũgĩ est la troisième femme et dont il serait fastidieux de recenser le nombre d’enfants (28). Très tôt le jeune James, de son prénom originel, se distingue de la fratrie grâce à ses aptitudes remarquables à l’école. Celles-ci lui ouvriront les portes de l’Alliance College, institut d’élite au sein duquel quelques rares kenyans privilégiés suivent les enseignements du programme britannique en anglais.
Conscient de sa chance, le jeune Ngũgĩ nourrit cependant un malaise face à l’obligation de s’exprimer en anglais au détriment de sa langue maternelle, le Kikuyu. C’est par le biais de cette langue qu’il communique dans la sphère familiale, et par extension à travers celle-ci qu’il envisage d’abord le monde. Pourtant, dès qu’il se trouve dans le cadre scolaire, le Kikuyu est banni et seule la parfaite maîtrise de l’anglais est valorisée. La langue locale est quant à elle méprisée, reniée et gare à celui qui oserait en prononcer ne serait-ce qu’un mot à proximité de l’établissement. Ce principe est appliqué dans tous les établissements et lieux officiels du pays y compris ceux gérés par les populations locales. Un écart se creuse irrévocablement. Il sera un facteur déterminant dans la décision de l’auteur, bien des années plus tard, malgré une littérature prolixe et récompensée par de nombreuses distinctions, de renoncer à l’usage de l’anglais dans ses œuvres pour les réserver à des langues traditionnelles dont le Kikuyu. Depuis, l’auteur aime ironiser lorsque ce choix est questionné en rappelant: « La première fois qu’on me félicita pour mon écriture, ce fut pour une composition en kikuyu » (p. 31)
Ngũgĩ Wa Thiong’o est ainsi tristement connu pour avoir allongé de son nom la sordide liste des auteurs Kenyans emprisonnés pour avoir préféré leur langue native, le kikuyu, à l’anglais. Quelques années auparavant, l’auteur Gakaara Wa Wanjou l’avait précédé, parmi d’autres, en payant cette préférence par dix années de captivité de 1952 à 1962[1](p 53).
C’est en 1977 que Ngũgĩ Wa Thiong’o signe son dernier livre en anglais, Pétales de sang. Une telle démarche témoigne incontestablement de sa détermination à combattre l’asservissement des esprits africains aux seules ambitions européennes et l’annihilation des cultures et traditions africaines, autant de principes inhérents au projet colonialiste. D’autre part, elle marque sa volonté de rendre à la littérature africaine et aux langues africaines, le respect qui leur a longtemps fait défaut parmi leurs paires: « Je crois qu’écrire en kikuyu, langue kenyane, langue africaine est une manière de contribuer, à ma modeste échelle, au combat des peuples kenyans et africains contre l’impérialisme » (p.60)
Dans Décoloniser l’esprit : La politique du langage dans la littérature africaine (en anglais : Decolonizing the mind, The politics of language in African literature) son premier essai en langue Kikuyu paru en 1986, il défend et argumente son choix de renoncer à l’anglais pour le Kikuyu en proposant une réflexion originale sur la place de la langue dans l’écriture ainsi que dans le patrimoine littéraire africain et mondial. On retrouve donc évidemment au cœur de l’ouvrage la question du choix de la langue comme « vecteur de culture et moyen de communication » et celle-ci est logiquement étayée par une mise en perspective rigoureuse et critique des rapports entre le langage et la littérature dans les sociétés africaines.
L’auteur commence par dénoncer l’européocentrisme qui gangrène l’appréciation même de la littérature africaine, ce que Chinua Achebe nomme « la logique toute puissante de la position inattaquable de l’anglais dans notre littérature » (p. 27). Une telle attitude consiste à raisonner comme suit : la civilisation européenne a apporté ses lettres de noblesse à la littérature et il va donc de soit qu’elle se retrouve constamment, de part ses langues notamment, au centre des études littéraires en tout genre. En d’autres termes, la littérature africaine ne peut être jugée et évaluée qu’à travers le prisme de l’héritage européen, celui-la même qui de part son caractère prétendument originel est seul apte à éclairer et instruire cette autre culture qui lui est subordonnée. En contre partie, Ngugi Wa Thiong’o pose la question : « Pourquoi la littérature africaine ne pourrait-elle pas se trouver au centre des programmes d’étude des autres cultures ? ». Devrait-elle éternellement se voir affliger l’affront d’une catégorisation en seconde zone ? Est-elle par nature plongée dans les ténèbres, elle qui a déjà bien des difficultés à expliquer sa propre culture (certainement trop diverse et contradictoire) pour qu’on puisse l’imaginer servir à l’évaluation d’autres cultures ? Telles sont des questions notamment soulevées par l’interrogation de l’auteur dans cet essai.
Il convient, pour mesurer l’avant-gardisme et l’activisme de notre auteur de situer sa pensée face à celle de ses contemporains. Léopold Sédar Senghor, par exemple ne masquait pas sa préférence pour le français au détriment des langues traditionnelles de son Sénégal natal. Il défendait ainsi sa position: « Chez nous les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang : les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit » (p. 43). Parce qu’il refuse ce fatalisme, l’auteur s’impose une mission particulièrement ardue mais d’autant plus noble. D’après ses propres mots, il souhaite faire pour la langue kikuyu : « Ce que Spencer, Milton et Shakespeare ont fait pour l’anglais, ce que Pouchkine et Tolstoï ont fait pour le russe » (p.63). On l’aura compris, rien de moins que de devenir une référence, la référence absolue, qui représente dans les mémoires collectives, la grandeur, la finesse et l’humanité profonde d’une langue.
Selon Ngũgĩ Wo Thiong’o, les écrivains africains sont aliénés et asservis à l’utilisation de la langue du colon et c’est inexorablement qu’ils échouent à produire une littérature véritablement africaine. Leurs œuvres, prétendument africaines mais qui s’écrivent dans des langues imposées par les colons ne sont rien d’autre pour l’auteur que de la littérature « Afro-européenne », explicitement « la littérature écrite par des Africains d’expression européenne à l’époque impérialiste» (p.58). Il n’hésite donc pas à critiquer avec virulence : « C’est le triomphe définitif d’un système de domination, quand les dominés se mettent à chanter ses vertus. » (p.45)
Décoloniser l’esprit est une œuvre dont les implications et les multiples ressources dépassent incontestablement la seule littérature africaine. Cet essai parle pour toutes les littératures des peuples opprimés à travers le monde. Il est un manifeste pour l’Africain décomplexé qui aimerait rétorquer à toute une catégorie de hauts dirigeants au sens de l’histoire plus que discutable que si, l’homme Africain est rentré dans l’histoire et qu’il y a en Afrique une « place pour l’aventure humaine » et « l’idée de progrès »[2] ! Il est une arme pour ce même africain désireux de prouver au monde et à l’Afrique, qu’il est possible de trouver des solutions économiques, financières et politiques originales qui soient substantiellement africaines et adaptées à ses propres dynamiques sociales et culturelles. En effet, selon les mots de l’auteur : « Reprendre l’initiative de sa propre histoire est un long processus qui implique de se réapproprier tous les moyens par lesquels un peuple se définit » (p.19)
Il serait fort déplorable qu’au terme de cette présentation, le lecteur se retrouve à appréhender Décoloniser l’esprit comme un recueil d’idées affreusement idéalistes et ridiculement utopiques écrites par un « justicier des lettres ». En réalité, et comme le démontre la citation finale, l’auteur mesure de façon raisonnable le rôle de l’écrivain dans les sociétés africaines et évalue le pouvoir de la littérature à sa juste mesure : « Ecrire dans nos langues est un premier pas. Cela ne suffira pas à faire renaître nos cultures si la littérature que nous écrivons ne porte pas de trace des luttes de notre peuple contre l’impérialisme ; si elle n’appelle pas à l’union des paysans et des ouvriers et à la prise de contrôle des richesses que s’arrogent trop souvent les parasites en tout genre, extérieurs et intérieurs. » (p.63)
En 2004, après de nombreuses années d’exil forcé, Ngũgĩ Wa Thiong’o fut l’objet d’une tentative d’assassinat dans son Kenya natal. Depuis, il est retourné aux Etats-Unis où il exerce comme professeur de littérature à l’Université de Californie à Irvine.
Claudia Soppo
Décoloniser l'esprit, Ngũgĩ wa Thiong'o ; traduit de l'anglais (Kenya) par Sylvain Prudhomme, La Fabrique Ed. Paris, 2011
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Merci Claudia de m'avoir fait découvrir cet auteur que je ne connaissais pas du tout par cette belle présentation.
Grand merci à pascal mwamba, de m’avoir, aussi fait découvrir, cet' grand auteur africains, qui malgré les pressions faites sur lui, il prend toujours les risques et continue a s'engagé dans un combat sans cesse,une lutte a l'interet de toute l' afrique . vraiment étant qu'un africain, je crois qu'il mérite nos applaudissement ainsi que ,nos encouragement….longue vie à lui.
Analyse complète et passionnante de Claudia. Une réflexion autour d'un auteur qui va jusqu'au bout de sa logique. Peu de romanciers africains l'ont suivi sur ce chemin. Pourquoi? Alain Mabanckou en parle un peu dans son essai Le sanglot de l'homme noir.
Il pose la question suivante : " N'avons nous pas encore compris qu'il y a longtemps que la langue française est devenue une langue détachée de la France, et que sa vitalité est assurée par des créateurs venus des cinq continents?". Il fustige là ceux qui prétendent écrire sans la France.
A propos de Ngugu Wa Thiong'o, il souligne ceci : "Mieux encore, l'éditeur anglophone de Ngugi Wa Thiongo va jusqu'à assurer lui-même la publication de certains livres de cet auteur non seulement dans son pays, mais dans sa langue natale! Voilà que le colonisateur vole au secours de la langue du colonisé!" p.141-142 Le Sanglot de l'Homme Noir, éditions Fayard
On pourrait retourner à Alain, pourquoi Heinemann Book Educational ne l'aurait pas fait. Ils n'ont pas eu vraiment le choix. Leur auteur fétiche leur a imposé cette démarche. De plus, commercialement, ce n'était pas forcément une mauvaise affaire car Ngugi Wa Thiongo avait réussi a créé un véritable engouement autour de son projet de monter une pièce en kikuyu sur le leader charismatique des Mau-Mau. Comme l'indique James Currey, éditeur de Ngugi Wa Thiongo, ce n'est pas par philanthropie qu'ils ont suivi le kenyan. Par contre, on voit tout de suite, même avec toute la bonne volonté de son éditeur, les limites de l'entreprise, quand des allemands ou des finlandais souhaitent procéder à la traduction des textes en kikuyu, sachant que Ngugi refusait à l'époque toute traduction à partir de la version anglaise.
Il est important de réaliser que Ngugi a payé d'un an de prison, ce projet de jouer une pièce mythique en kikuyu. Trop subversif pour le pouvoir de Kenyatta et de son ministre de l'intérieur Daniel Arap Moi.
Ce qui me pose réellement problème dans le projet de Ngugi, c'est qu'il choisit d'écrire dans la langue de son ethnie. Les kikuyu sont certes un groupe dominant. Mais, il existe au Kenya une langue commune qu'est le swahili. Ici se pose, la question de la cible du romancier. Quel est le public auquel il veut s'adresser. On pourra naturellement dire que c'est la langue qui lui est la plus familière. Mais cela pose un problème de cohésion. Et de l'eau au moulin de ceux qui rappellent que les langues européennes dressent, elles, des ponts entre les communautés.
Analyse très fine et juste de cet auteur qui secoue un peu nos idées préconçues, et parle avant tout de langue, et non uniquement de "dialecte", qui ne peut être qu'une vue europo-centrée, et peu représentative de l'insaisissable richesse que ce terme incarne.
Il faudrait aussi préciser qu'il y a dans sa démarche une volonté, en tant qu'auteur Kenyan, de s'adresser à ceux dont il parle dans ses livres qui ont difficilement accès à la littérature anglophone. Comment parler de littérature, de politique, d'art, de culture, dans une autre langue que la langue "maternelle" ? Comme il le dit avec grande justesse, la Bible, elle, fut traduit dans un grand nombre de langues africaines.
Je crois que c'est important, même si comme le dit le commentateur au dessus, cette perspective n'a de cohérence que si on écrit dans la langue du plus grand nombre, donc le swahili dans ce cas. Mais c'est un pas que Ngugi franchi. S'adresser à ceux dont il parle, et non aux écrivains écriveurs.
c'est avec grand plaisir je lis cet auteur dont les m'ambastille à foison.NGUGI pour moi incarne feu ACHEBE du NIGERIA,OLYMPE BHELLY QUENUM,et j'en oublis.Ceux là que le monde romanesque nous offre comme un cadeau,lequel cadeau qui est reservé uniquement aux initiés:il faut l'ètre.Merci NGUGI