L’économie est, à mon sens, la discipline scientifique la plus dynamique. Elle est souvent à l’étroit au sein des sciences exactes et essaie dès que l’occasion se présente de flirter avec les sciences humaines. Ses amours avec la sociologie politique notamment, font naître quelquefois des OVNIS qui bouleversent notre compréhension des sociétés dans lesquelles nous vivons. L’étude menée en 2009 par Nunn et Wantchekon, deux sérieux économistes de l’Université de New York, est à ranger au rang de ces OVNIS… Leur étude montre de manière précise que la traite négrière a laissé, dans les pays où elle a sévi, beaucoup plus que de simples séquelles économiques; elle a laissé des séquelles psychologiques encore très visibles aujourd’hui…
Depuis des décennies, sociologues et économistes s’accordent sur l’importance de la confiance entre citoyens et acteurs économiques dans l’établissement de la démocratie et l’émergence économique. Plus schématiquement, pour qu’il y ait de la croissance économique, il faut que les individus et entreprises investissent leur argent. Et si les acteurs économiques ne se font pas confiance, ils hésitent à investir et passent plus de temps à essayer de protéger leur capital qu’à prendre le risque d’innover. Plus la confiance est grande, meilleurs sont les gouvernements, moins il y a de corruption et plus fluides sont les échanges.
Dans le même sens, si on regarde comment varie le niveau de confiance dans les différents pays à travers le monde, on remarque une étonnante corrélation entre le niveau de développement et le niveau de confiance intra-national. En examinant le taux de réponses positives à la question «Pensez-vous que les gens autour de vous sont dignes de confiance ? », on peut mesurer le fameux taux de confiance ambiant. Les pays nordiques dominent le classement de la confiance avec un taux de réponses positives de l’ordre de 60%. Viennent ensuite les autres pays développés (France, USA, Allemagne) avec un taux de l’ordre de 50%. L’Afrique ferme le classement avec uniquement 20% de ses habitants qui font confiance à leurs compatriotes !! Et l’étude de Nunn et Wantchekon permet de savoir pourquoi.
En effet, une petite expression courante en Afrique va mettre la puce à l’oreille des deux économistes (Wantchekon est d’origine béninoise) : « Ne lui fais pas confiance, il va te vendre ». A qui ? Pourquoi ? Peu parmi nous sont capables de dire à quoi cette expression fait référence. Et Nunn et Wantchekon subodorent le lien entre cette expression et la fameuse traite négrière. Et si la Traite Négrière avait conduit les peuples africains à se faire moins confiance ? C’est l’hypothèse qu’ils vont tester dans leur étude.
Leurs trouvailles sont proprement étonnantes. Plus la traite a été intense à un endroit donné (certaines régions proches de la côte par exemple), moins ses habitants aujourd’hui se font confiance ! Ce qui est encore plus surprenant, c’est que le niveau de confiance intra-tribal est souvent plus bas que le niveau intertribal. Cela revient à dire que les individus font plus confiance à des personnes d’autres tribus qu’à leurs propres frères. Au-delà des chiffres, une explication relativement simple : au plus fort de la traite, il était courant pour un esclave d’avoir été vendu, trahi par des proches, des voisins voire des membres de sa famille. Les individus ont de fait développé une certaine méfiance envers les personnes qui les entourent et cette méfiance s’est transmise de génération en génération.
Alors le but de ce papier n’est pas de se complaindre une nouvelle fois sur le sort de cette triste Afrique. L’étude de Nunn et Wantchekon ressemble beaucoup à une psychanalyse. Quels sont les traumatismes psychologiques qui lestent l’Afrique dans son émergence économique ? Un de ces traumatismes est assurément le peu de confiance que les individus ont les uns pour les autres. Comme une famille qui a subi un traumatisme et au sein de laquelle le lien de confiance a été rompu, la société africaine doit effectuer une psychanalyse. La psychanalyse permet de parler, de réapprendre à se connaître, de recommencer à s’ouvrir à l’autre. Les Africains doivent réapprendre à se parler, à se faire confiance. C’est simple à faire pour une famille de quatre personnes, mais comment guérir des grandes familles de millions d’habitants ?
La clé réside principalement dans l’éducation. Car ce manque de confiance est quasi-héréditaire. Des préjugés sur les différentes ethnies se transmettent de génération en génération et empêchent l’économie de fonctionner de manière fluide. Eduquer les enfants au vivre ensemble, apprendre dès le plus jeune âge aux individus de tribus différentes à travailler ensemble, telles sont des pistes pour permettre de rétablir sur le long-terme la confiance. Là réside sûrement un des messages d’espoir sur les sociétés africaines. Ces sociétés sont jeunes et on ne va pas, comme on dit chez nous, apprendre aux vieux singes à faire la grimace, mais apprendre aux jeunes singes à sourire et à faire confiance à leurs congénères…
Ted B.
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J’aimerais bien avoir le lien vers cette étude. Je subodore déjà un travail à la Acemoglu, plein de subtilités statistiques mais une tonne de variables ommises.
Si la traite négrière a affaibli les systèmes politiques en place et les relations inter-groupes, il y a des chances que cela débouche sur un tissu économique, religieux et ethnique fragile qu’accentue la colonisation. Après, la pauvreté, le patronalisme politique, les guerres, la mondialisation du pouvoir par un groupe font le reste…
Cela étant, belle initiative que de porter ces travaux à la connaissance du public.
Ce serait bien en effet d'avoir le lien vers cette étude de Nunn et Wantchekon. Je serais curieux de plonger plus en détail dans leurs travaux. Je reste bouche bée devant le taux de confiance évoquée dans certaines régions en Afrique ( 20 % seulement, cela laisse rêveur….) et à l'aune de ces chiffres, mesure le colossal effort de travail sur soi que cela implique. La thématique explicative de la traite négrière joue probablement un rôle dans cette défiance généralisée mais dans quel ordre de grandeur ? Car après deux siècles d'abolition et en tenant compte d'une population majoritairement jeune, de plus en plus urbaine, vivant à l'heure de la mondialisation, et découvre son Histoire au travers d'une littérature d'abord scolaire, je reste quand même dubitatif sur la puissance effectie de ce facteur. En tous les cas, la nécessité d'éduquer pour créer un lien social fort à l'intérieur de la communauté et partant apporter la confiance est assurèment une nécessité. Merci pour cet article intéressant.
Voici le lien vers l'étude de Nuun et Wantchekon http://www.economics.harvard.edu/faculty/nunn/files/Trust_AER_Rev2.pdf
@Raphaël : je reconnais dans votre référence à Acemoglu la marque d'une sensibilité et d'une connaissance de ce genre de littérature. Il est évident que cette étude a suscité de nombreuses questions quant à la validité économétrique de son modèle. Force est de constater que celui-ci permet de révéler si ce n'est une causalité mais au moins une corrélation très originale entre ces deux variables (intensité de la traite et niveau de confiance)
@Jacques : il se peut effectiviement que la traite négrière n'ait une influence qu'indirecte dans le niveau de confiance que l'ont retrouve aujourd'hui dans les pays africains. Néanmoins, comme je le signalais à Raphaël, la corrélation est bien présente. Et vu que l'étude de Nunn se fait à une échelle quasi-microscopique (en l'occurence tribale), cette corrélation entre l'intensité de la traite et le niveau de confiance est proprement stupéfiante.
Je reste ouvert à la découverte d'une causalité intermédiaire qui expliquerait aussi précisément ce niveau de confiance.
Je suis sidéré par le flair scientifique qui a poussé à égratigner cette plaie. De fait, le constat est clair : la faiblesse de l'investissement endogène, l'extraversion de la consommation (sur tous les plans, dès que les moyens financiers le permettent à l'Africain au sud du Sahara) et l'étriquement des échanges intra communautaires (si l'on s'en tient à l'UEMOA comme exemple), s'expliquent largement par le défaut de confiance.
Au Bénin, trois phénomènes, dont deux factuels en une décennie, démontrent que les populations supposées pauvres, détiennent pourtant beaucoup d'argent et ont une capacité à le dépenser, quoique pas toujours dans le bon sens :
D'abord, au lancement du 1er réseau réseau GSM, en 2000, la plus sérieuse étude de marché tablait sur 20.000 abonnés par an, vu que les populations étaient supposées "pauvres". Pourtant, en moins de 3 mois, ce score fut pulvérisé, alors que d'autres réseaux GSM faisaient leur percée. Depuis, partout en Afrique noire, la captation des dépenses des ménages, par la communication GSM (réseaux et distributeurs…) constitue un phénomène insuffisamment analysé, qui prouve que les ménages sont capables de dépenser bien plus que les statistiques n'osent l'imaginer.
Ensuite, de 2006 ou 2007 à 2010, des placements illicites d'argent dans le secteur informel, ICC services et consorts, sont venus confirmer, par l'ampleur des milliards de CFA illicitement collectés, la disponibilité et le dynamisme de l'épargne individuelle dans un pays comme le Bénin, qui détient deux, sinon trois vallées hyper fertiles (la vallée de l'Ouémé est considérée comme la plus potentiellement fertile d'Afrique, après celle du Nil…), mais où le riz est importé, le sucre, l'oignon et la tomate également, les fruits et légumes, pareillement. Le pain est fait de blé, etc.
Enfin, l'on n'explore pas assez le pouvoir de mobilisation et de fédération des églises, sectes et autres, auprès de nos populations fortement menées par les religions. Il n'y a qu'à observer la rage avec laquelle le zémidjan (taxi moto) insulte son collègue ou un autre usager, pour se rendre compte que la paix que l'on donne à l'église demeure une chimère… Pendant le même temps, les églises s'enrichissent, à proprement parler, de l'argent des fidèles, lesquels sont incapables de réfléchir ensemble ou d'innover par de petites contributions, sur le moindre projet agro-pastoral viable… Le pape, lors de son passage à Cotonou, a évoqué ce défi qui reste posé entier à la société africaine et aux professionnels des religions. Ces derniers seront-ils à même de comprendre ?
Le principal blocage, c'est bien la confiance. Je suis même surpris que sur 5 personnes, le Béninois ordinaire estime qu'il y en ait au moins une de confiance, en dehors de lui-même. La même méfiance sévit au TOGO, pour ce que je sais. Autrement dit, le défi majeur de notre développement, en Afrique noire, reste la restauration de cette confiance effritée, dont l'une des causes lointaines est bien la traite négrière et ses séquelles culturelles…
En ceci, je trouve les conclusions de l'étude de Nunn et Wantchekon assez solides. Il appartient à la communauté des chercheurs de tous domaines, d'innover en ce qui concerne la thérapie la plus appropriée à ce fléau. L'éducation à l'école, certes, mais aussi des sensibilisations, des croisades thématiques ciblées… des affiches publicitaires, des spots télévisuels, TOUT devrait d'abord concourrir à aider vieux et jeunes à retrouver la confiance en l'autre, sans laquelle la confiance en soi ne peut rien produire d'utile et de durable.
Merci Conrad pour tes éclaircissements !! Nunn et Wantchekon ont flairé quelque chose d'assez puissant qui, quoi qu'on veuille en dire, reflète bien un des freins majeurs au panafricanisme et aux intégrations sous-régionales pour ne citer que ceux-là …
Un article instructif et intéressant. Le manque de confiance dont il est question ici est très palpable au Bénin et dans le reste de l'Afrique. L'explication proposée est originale et donne à réfléchir!
Je pense les auteurs ont fait oeuvre utile en touchant l'un des sujets bouleversants en Afrique et en particulier au Bénin.Leur résultat et interpretation méritent d'être approfondi.Car, c'est une question très complexe que seule la convergence des outils heuristiques d'économie et de sociologie pourraient nous aider à cerner.L'acuité de l'occultisme n'est -il pas une piste.En Afrique, on peut vous nuire sans que vous n'ayiez aucune preuve physique pour vous plaindre.Dans ce cas, qu'est-ce qu'on peut faire? Par contre au Nord,quand tu es attaqué, il est très facile de détecter l'incitigateur.Peut-on en face d'une telle particularité africaine, où c'est l'enchassement social de l'obscurentisme, faire confiance?
Bonjour,
Ce texte m’a interpellé. Pour revenir à cette étude pourrait on savoir précisément dans quels pays d’Afrique elle a été faite ? Aussi cela pourrait être intéressant de comparer le niveau de confiance des pays Anglophones d’Afrique aux pays francophones.
Merci
Noée Degbe