Le frère Abubakar

Abubakar Shekau
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Je me suis amusé à imaginer ce qu’aurait pu être Abubakar Shekau s’il avait dévié de la voie de tueur. Il en ressort quelques projections intéressantes, dont une assez évidente : Shekau n’est pas la naissance dans une île déserte d’un monstre comme on s’emploie à le dire. Tout dans cet homme suinte la consanguinité de plusieurs éléments identitaires en vogue dans le continent, à qui, cette fois-ci, la charge tueuse du terrorisme apporte la folie de la mort. Shekau a des dizaines de géniteurs, personnes ou idéologies, tous plus ou moins, ont été aux premiers plans de la scène africaine. Contestés ou adulés, ils annonçaient l’arrivée de l’enfant maudit.

C’est, nous confient les rares biographies qui daignent parler de sa vie, entre 65 et 75 que serait né Shekau. Ça donne du temps pour naître, ma foi. Enfance pauvre dans le nord du Nigéria. Rudesse de la vie de rue. Tentation des stupéfiants. Autodidacte. Séjours en asile pour malades mentaux. Evasion presque mythifiée de ces mêmes établissements. Sa vie est romanesque mais à coup sûr, on en ferait un mauvais livre. L’homme, au contraire des génies du crime, est assez creux. Il offre assez peu de sophistication dans son œuvre, c’est un garçon qui rêve au type gangster, qui se saoule à sa cuvée : le révolutionnarisme, le virilisme, la rébellion. Le cas est rude mais la légende est en marche. Comme toujours, l’ingrédient majeur qui oriente une destinée, c’est une rencontre : il en fait une, celle de Mohamed Yusuf. Le creux jadis, s’inonde désormais du texte religieux, rincé jusqu’au pourpre du sang. Pour aboutir le legs, il épouse la femme de son mentor quand il trépasse. S’abreuver aux mêmes orifices.

Entre la fascination qu’il trouve à cette voie, l’idolâtrie qu’il voue au frais modèle, l’appel à la vie de héros macabre, la réalité d’un Nord-Nigéria qui a épousé la charia dans des noces aphones mais mielleuses, Shekau naissait véritablement à la terreur. C’est en substance ce qu’on apprend, de manière ramassée, de la vie de cet homme. De là, viendraient les barils de sang. Les moissons de jambes explosées. Le chaos chez le colosse d’Afrique. L’émoi vif d’une centaine de fillettes offertes à l’indécence des Hommes. C’est assez recevable, on fait bien sans doute de se nourrir de ces biographies, on aurait tort de s’y emprisonner.

Mohamed Yusuf n’est pas son seul mentor. Yaya Jammeh et Dadis Camara sont des pères à la marge. Ils auront débroussaillé un genre : celui du ridicule politique, porté par l’énergie, enraciné par l’usage du crime, familiarisé par une déraison que l’on finit par adopter. Des bouchers de guerre que les deux décennies africaines 80-2000, ont engendré, des Ansoumana Mané, en passant par Kony et bien d’autres, il tient cette insensibilité face à la mort. Pour combler un déficit de crédit, il adopte la recette de Jammeh et bien d’autres. Il faut porter Dieu en bandoulière : Yaya l’a sous forme de coran à la main, Abubakar sous forme d’épée, à la main aussi. Des pasteurs, leaders religieux, qui répandent l’oraison du fanatisme dans le continent, il tient cette emprise sur les siens qui procède par la transe. Du soufisme, dont il n’est pas du reste, il tient probablement ce refus de tout confort, cette « hygiène douteuse », cette réclusion des lumières du monde et la martyrologie d’un combattant de Dieu. Des jeunes rappeurs révolutionnaires, il tient cette empreinte de son passé urbain. Des exciseurs et bourreaux des femmes, il emprunte cette infériorisation des femmes, qu’une culture locale avait déjà balisée. Mais ces consanguinités et affinités ne sont pas les seules car Shekau dit « aimer l’Afrique ». Il l’aime virginale. Sans souillure occidentale. Sans école. Dans une pureté identitaire et religieuse qui n’autorise le compromis. Il dit que c’est le cœur de son combat. On n’est pas à l’abri qu’il invoque Machiavel pour expliquer ses moyens pour y parvenir…

On ne peut dire qu’il soit le seul dépositaire d’un tel discours. Après des siècles de dégringolades, le panafricanisme, mute, se régénère le souffle, dans ce dévoiement total qui s’alourdit de la mort. Voilà le drame de cet homme et du nôtre : il prétend se battre pour l’Afrique. On ne pourra pas éternellement, d’un revers de main, le pointer du doigt comme le mauvais enfant d’une famille, sans qu’elle-même ne soit comptable. Shekau s’est nourri par petites bouchées, de tous les résidus qui traînent dans le continent. Même dans l’exercice de mise en scène personnelle auquel il s’adonne, où le comique le dispute à la tragique désinvolture, il rappelle le fringant Dadis Camara à son pinacle, sermonnant à loisir un monde à ses pieds.

C’est de cette partie peu visitée de sa vie, où Shekau apparaît tout simplement comme notre frère, qu’il faut parler. Il ne nous est pas étranger. Il est la somme, comme le synthétisent toutes les poubelles, de toutes les déjections idéologiques que l’on jette en pâture au motif de la prophétie d’un retour à des « valeurs du passé ».