Histoire du Grand Prix littéraire d’Afrique noire : Entretien avec le professeur Jacques Chevrier

ChevrierAncien titulaire de la chaire d’études francophones et ancien directeur du Centre international d’études francophones de la Sorbonne, aujourd’hui président de l’A.D.E.L.F (Association Des Écrivains de Langue Française), le professeur émérite Jacques Chevrier est responsable du jury du Grand prix littéraire d’Afrique noire. Au cours d’un échange édifiant, il a bien voulu nous éclairer sur l’attribution de ce prix  et donner son avis sur la réception de cette littérature africaine ainsi que l’intérêt qui lui est porté aujourd’hui dans le milieu de l’enseignement notamment.

 

C’est avec beaucoup d’intérêt que nous entamons l’interview de cet homme éminent, dont la simplicité contraste singulièrement avec tout le prestige dont est entouré son nom.

Professeur, vous présidez le jury du Grand prix littéraire d’Afrique noire. Comment ce prix est-il né et qu’est-ce qui en a motivé la création ?

C’est en 1926 qu’est né ce prix qui portait d’ailleurs un nom bien différent à l’époque –  Prix des colonies, si ma mémoire est bonne. Et il avait pour vocation initiale de récompenser les auteurs Français résidant dans les colonies. Des missionnaires, des médecins et des administrateurs pour la plupart, qui participaient à l’entreprise coloniale. Face à une production de plus en plus abondante, constituée de travaux à caractère ethnographique et de romans, ces auteurs qui n’étaient pas reconnus par l’instance de consécration parisienne se sont manifestés en faveur de la création d’un prix littéraire, en soutenant, qu’eux écrivains coloniaux pouvaient apporter un éclairage pertinent sur l’Afrique à cause de leur expérience du terrain, à la différence des touristes de passage à qui il arrivait à l’occasion  d’écrire sur ce continent. 

En 1960 au moment des Indépendances, ce prix est devenu caduc, il a fallu le renouveler, c’est à partir de là qu’il est devenu le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire. Et la première récompense a été attribuée en 1961 à l’ivoirien Aké Loba pour son roman Kocumbo, l’étudiant noir.

Une récompense très importante encore aujourd’hui, dont l’influence est avérée dans les choix de lectures quand il s’agit notamment d’aller à la découverte de cette littérature africaine.

C’est un prix qui a beaucoup de prestige en effet. Il est même aujourd’hui considéré comme une sorte de Goncourt africain. Tous les grands écrivains qui ont joué et continuent de jouer un rôle dans la vie littéraire africaine, ont été couronnés par ce prix – dont ils sont d’ailleurs très fiers et qu’ils ne manquent pas de mentionner dans leur bibliographie.

A part vous de qui d’autre est composé le jury d’attribution du Grand prix littéraire d’Afrique noire ?

Par le passé nous intégrions des membres du Quai d’Orsay et du service des affaires francophones, ainsi que des personnes qui faisaient partie de l'ancienne revue Notre Librairie (devenue Cultures Sud) comme Nathalie Philippe par exemple. Aujourd’hui, le jury est essentiellement constitué de professionnels et d’autres personnalités compétentes dans le domaine de la littérature d’Afrique noire.

Comment se fait la sélection des ouvrages en compétition pour ce prix au niveau de votre association ? Un auteur peut-il directement vous soumettre son livre ?

Oui, c’est ce que nous appelons un acte de candidature volontaire – une démarche toute simple qui est néanmoins soumise au respect de certains points énoncés sur le site de l’A.D.E.L.F.  Mais le plus souvent, les membres du jury font eux-mêmes « leur marché », cela consiste à aller dans les librairies, à regarder les catalogues, à voir un peu ce qui se lit et ce qui séduit le public.

Dans l’attribution du prix, on notait par le passé une prédominance des livres publiés chez des éditeurs spécialisés (Présence Africaine, éditions de Yaoundé, NEAS, etc.) et sur les dernières années, on observe une sorte de recentrage sur les grands éditeurs parisiens (Gallimard, Actes Sud,..)

Nous avons le souci de la diversification et la politique de l’A.D.E.L.F a toujours été de ne pas céder à cette facilité qui voudrait que l’on ne récompense que les éditeurs connus. Nous trouvons intéressant d’intégrer lors de nos sélections d’ouvrages des éditeurs aussi bien Africains que Parisiens.

En parlant d’éditeurs africains, est-ce facile de se procurer des livres édités dans des pays où les réseaux de diffusion ne sont pas toujours très accessibles ?

La  vraie difficulté à mon avis réside dans le fait que ces éditions locales africaines sont souvent de mauvaise qualité : mauvaise qualité technique (mais cela s’est beaucoup amélioré il faut le reconnaître) ; mais mauvaise qualité du contenu également car, on n’échappe pas quand on est éditeur en Afrique, à l’édition de complaisance. Et j’ai été moi-même confronté à ce problème quand j’ai crée la collection Monde noir poche des éditions Hatier : il était question à l’époque de la délocaliser en Afrique. L’éditeur Hatier disposait d’un réseau de commerciaux qui sillonnaient le continent : il est arrivé et à plusieurs reprises même, que ceux-ci me soumettent des œuvres littéraires rédigées par des ministres et autres personnalités importantes,  œuvres que je me voyais obligé de refuser – La qualité n’était pas forcément au rendez-vous…

On observe que plusieurs lauréats du Grand Prix littéraire d’Afrique noire sont issus de maisons d’édition comme l’Harmattan souvent critiquées pour la qualité des œuvres qu’elles publient. La sélection des ouvrages se fait-elle sans aucun à priori ?

On regarde quand même l’éditeur et on y va à la prudence surtout lorsqu’on est face à des petites structures (qui contrairement aux grandes maisons qui ont tout un passé et une réelle expérience dans le domaine), ne disposent pas d’un vrai comité de lecture en tant que tel et ne font pas un véritable travail de fond.

On reste prudent, tout en se gardant de donner l’impression de favoriser tel ou tel autre éditeur.  Il n'existe aucune collusion, aucun éditeur ne nous force la main. Et si ça c’est produit, la réaction a tout de suite été négative…

La cérémonie de remise du Grand prix littéraire d’Afrique noire se tient-elle toujours au Sénat ?

La remise du prix se faisait au Sénat – une cérémonie très prestigieuse aux frais de la République – jusqu’au moment où le président de cette institution (je ne sais plus lequel d’ailleurs) nous a congédié. C’était sous la présidence Sarkozy ; nous avons eu je me souviens, un échange de correspondances assez vif avec Bernard Kouchner alors ministre des affaires étrangères qui estimait que ce n’était pas à la France de participer à l’organisation de l’attribution de ce prix.

L’A.D.E.L.F a donc été contrainte de trouver un autre asile. Pendant deux années de suite nous avons décerné le prix à l’UNESCO, mais la location de la salle était payante et cela pesait lourdement sur le budget de l’association. Ensuite, c’est à « la Maison de la France libre » un lieu qui n’existe plus d’ailleurs (un local dans le 13ème arrondissement créé par des Gaullistes soucieux de célébrer la mémoire du général de Gaulle) que la cérémonie de remise du Grand prix littéraire noire s’est tenue. Mais la maison a dû fermer, on s’est retrouvé dans l’incapacité d’organiser l’évènement.

Après bien des recherches et des difficultés, nous avons été accueillis cette année à l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) dans une très belle salle – la salle Senghor. Et j’espère bien pouvoir renouveler l’exploit l’année prochaine, mais l’OIF étant une organisation internationale fluctuante, avec des va-et-vient au niveau des responsables, Abdou Diouf s’en va…  Je ne suis pas sûr que l’on puisse y retourner, mais c’est notre souhait.

Au regard de l’histoire de ce prix littéraire et son héritage, on pourrait y voir une sorte de paternalisme français. Estimez-vous utile dans votre démarche ou dans la transmission que vous ferez, d’associer à ce prix des représentations diplomatiques et culturelles africaines ?

Je suis tout à fait ouvert à cela. Et ce rapport paternaliste que vous évoquez, s’il a peut-être existé par le passé est derrière nous aujourd’hui. En tant que responsable de ce prix, je n’ai pas le sentiment de collaborer à une entreprise néocoloniale.

Nous souhaitons à présent aborder avec vous la question des dotations : savoir si les lauréats reçoivent une rétribution financière et si les délégations ou ambassades des pays d’Afrique noire participent au financement de ce prix.

Pour vous répondre j’aimerais d’abord souligner que L’A.D.E.L.F fonctionne aujourd’hui grâce aux cotisations de ses membres, à quelques donations faites par des sympathisants, et à une subvention annuelle de l’Organisation Internationale de la Francophonie (de l’ordre de 4000 euros à peu près). Par le passé nous percevions un financement non négligeable du Service des Affaires Francophones, mais celle-ci a été supprimée  par Bernard Kouchner – suppression qui a d’ailleurs mis à mal bon nombre d’associations dont le fonctionnement en dépendait entièrement.

Nous avions coutume de joindre à l’attribution de ce prix une somme d’argent, mais compte tenu de la suppression de la subvention que je viens d’évoquer, nous avons dû y mettre un terme temporairement, le temps de stabiliser nos finances. Aujourd’hui, les lauréats perçoivent de nouveau une petite somme qui reste de l’ordre du symbolique. 

Et pour revenir à votre question sur la participation des pays concernés, c’est le cas pour certains prix comme le Prix littéraire France-Liban où le lauréat reçoit un somme de 5000 dollars qui lui est directement versée par une banque Libanaise. Le Grand prix littéraire d’Afrique noire n’est pour sa part subventionné par aucune ambassade ou délégation africaine.

Quel est votre regard sur la littérature africaine aujourd’hui, pensez-vous qu’elle a fini par rencontrer un public ?

La réception a beaucoup évolué. Quand j’ai commencé à travailler là-dessus, rares étaient les personnes qui s’intéressaient à l’Afrique dans cette dimension littéraire – toutes les œuvres qui s’y produisaient étaient assimilées à de l’anthropologie ou de la sociologie. J’ai voulu à travers mon livre Littérature nègre et toute une série d’ouvrages qui ont suivi, accréditer l’idée qu’il y avait une littéraire noire. J’ai durement bataillé pour introduire cette littérature francophone dans l’université française. Ça s’est passé à Rouen au lendemain des évènements de 1968. J’ai profité de ce climat de révolte culturelle pour bousculer les habitudes universitaires, créer le département et proposer aux étudiants une introduction aux littératures francophones. Je l’ai fait en dépit des réticences de certains de mes collègues. C’est le premier combat que j’ai gagné.

Pour le plus grand public, la réception a été lente et progressive. Les choses ont assez évolué il faut dire.

Des départements spécialisés en études francophones commencent à être créés dans plusieurs universités (à Dijon, à Montpellier, etc.) On voit tout de même que ça a pris au moins 40 ans pour que les choses avancent en France, alors qu’aux États-Unis il y a un intérêt profond pour la littérature africaine. Comment expliquez-vous cela ?

Je suis moins optimiste que vous sur l’évolution des centres d’études francophones en France. Même  l’avenir de celui que j’ai dirigé à la Sorbonne, le centre d’études francophones de Paris IV ne me semble pas particulièrement bien assuré. Il y a toujours des réticences, des résistances, la bataille n’est pas gagnée. Je trouve dommage qu’au niveau universitaire les centres ne soient pas plus nombreux. Ils ont rencontré des difficultés, on les a vus péricliter et certains ont même disparu pour une raison simple c’est qu’en France on aime bien que les choses soient officielles. Or officiellement, à ma connaissance, Il y a 2 centres d’études universitaires à la Sorbonne et à Strasbourg. Dans les autres universités, s’il se passe quelque chose, c’est à la suite d’une nomination ou de l’initiative d’un universitaire qui pour des raisons diverses a envie de travailler sur ce sujet mais ça n’assure pas la pérennité de l’enseignement. Quand l’initiateur part à la retraite ou s’en va ailleurs par exemple, on ne nomme pas forcément quelqu’un pour prendre sa succession…

Une dernière question pour clore cette entrevue : dans un pays comme la France où l’immigration et l’intégration posent débat, pensez-vous que l’enseignement des littératures francophones pourrait aider à une meilleure  compréhension de l’autre dans sa différence ?

A condition de s’y prendre très tôt. Il y a eu un ministre de l’éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, qui du temps où il était en poste avait pris la mesure du problème et fait en sorte que des auteurs francophones soient inscrits dans les programmes des collèges et des lycées. Et, j’ai moi-même participé à cette entreprise en rédigeant des articles dans des manuels scolaires notamment chez Hatier où j’avais introduit des auteurs comme Tchicaya U Tam’si ou Ahmadou Kourouma . A ma grande surprise quand j’ai consulté les éditions qui ont succédé à celles auxquelles j’avais participé, ces auteurs avaient disparu. Ça reste encore très difficile comme vous pouvez le voir…

Propos recueillis par Laréus Gangoueus et Ralphanie Mwana Kongo

Notes

. L’A.D.E.L.F a été fondée en 1926. Son but est de participer à la promotion de la littérature francophone. Elle a crée une dizaine de prix littéraires, qu’elle décerne chaque année à des auteurs d’expression française. L’association organise une fois par mois des cafés littéraires.

Pour plus d’infos : http://adelf.info/

. Littérature nègre, éditions Armand Colin, 1974, ouvrage récompensé par le Prix Broquette6Gonin de l’Académie française.