La trajectoire de croissance de l’Afrique depuis les indépendances

La couverture médiatique consacrée ces dernières années à l’Afrique marque sans conteste un changement de paradigme à l’égard du continent : Africa is back, Le temps de l’Afrique, Africa rising, l’Afrique n’est pas celle que vous croyez, l’Afrique rêvée… Autant de titres qui dénotent un optimisme retrouvé. A l’égard de l’Afrique, c’est pourtant la compassion et la condescendance qui ont longtemps prévalu. Des experts s’interrogeaient à voix haute sur la possible existence d’une fatalité africaine en matière de sous-développement et étayaient leur démonstration en évoquant de possibles facteurs explicatifs : climat, mœurs et culture, passif colonial, diktat des organisations internationales, institutions nationales défaillantes et instabilité chronique…Comment alors expliquer ce mouvement de balancier, cette cyclothymie des opinions ? Principalement par la conjoncture irrégulière, faite de booms et de crises, qu’a connu le continent au cours des dernières décennies et qui aura souvent alimenté tant le pessimisme le plus excessif que l’euphorie la plus naïve. 

Il est aisé de l’oublier aujourd’hui, mais les premières années des indépendances ont été une période faste. Portées par de bonnes récoltes et les cours favorables de leurs principales exportations, les économies africaines connaissent une croissance forte au cours des décennies 1950-1960, et ce jusqu’au premier choc pétrolier. Pour l’ensemble du continent, la progression économique atteint ainsi 4,6 % en moyenne annuelle entre 1960 et 1973. Les principaux indicateurs sociaux sont encourageants (hausse de l’espérance de vie, du taux de scolarisation) et tous les espoirs semblent permis. Mais la structure économique des pays africains porte déjà les germes des difficultés à venir : économie de rente entièrement tournée vers l’exportation et portant sur des produits primaires à faible valeur ajoutée, corruption et clientélisme, faiblesse des infrastructures, main d’œuvre souvent peu qualifiée, surévaluation des taux de change lorsque la monnaie était liée à la devise de l’ancienne métropole (franc CFA), exiguité du marché intérieur solvable, faiblesse de l’intégration entre pays…

Le choc pétrolier de 1973 bouleverse la donne. Les exportateurs d’hydrocarbures (Lybie, Algérie, Nigeria, Gabon) se transforment en émirats africains et dépensent sans compter dans des projets somptuaires, le plus souvent à l’utilité contestée et sans lendemains. Quant aux autres, dépourvus d’or noir, ils empruntent à tour de bras pour tenir leur rang et conserver leur rythme de croisière antérieur, à l’image de leurs confrères latino-américains. La fin de l’histoire est invariablement la même : pénible. 

La chute brutale et durable des cours des matières premières exportées ainsi que l’explosion des taux d’intérêt du service de la dette au début des années 80 ont pour effet de faire plonger le continent. Appelées en renfort, les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale) imposent un régime drastique et sans concessions. C’est l’ère des ajustements structurels, de la décroissance et de la déliquescence des Etats, qui durera jusqu'à la fin des années 90 et qui pèsera si lourdement sur les populations. En Afrique subsaharienne, le ratio des individus vivant sous le seuil de pauvreté passe ainsi de 51.5% en 1981 à 58 % en 1990 (47.5% en 2008), soit une augmentation absolue de près de 100 millions de personnes en moins d’une décennie (de 198 millions à 295 millions). Des peuples par ailleurs soumis aussi parfois, au gré des aléas de l’Histoire, à d’autres drames : guerre, famine… C’est de cette conjonction temporelle malheureuse que s’est nourrie l’afro-pessimisme des années 80 et 90.

 

Les premières années du nouveau millénaire marquent cependant un tournant. Apres vingt ans de sacrifices, la situation économique s’améliore enfin sensiblement. La dette a été jugulée, les finances publiques ont été assainies et l’infation est maîtrisée. Les faiblesses d’hier se transforment en forces : la degringolade du cours des matieres premieres qui avait causé tant de torts à des économies vulnérables peu préparées aux retournements de conjoncture est stoppée, et une reprise significative est amorcée. Autant de facteurs favorables qui ont permis au continent de renouer avec la croissance (4,3% en moyenne annuelle sur la période 2001-2010). Enfin, au-delà des fluctuations de court terme, une structure favorable lourde se dessine progressivement : celle d’une population jeune (40 % de la population d’Afrique subsaharienne a moins de 15 ans), en croissance rapide (2,6 % de croissance démographique continentale annuelle sur la période 1982-2009), de mieux en mieux éduquée (taux d’alphabétisation global passé de 52 % à 63 % entre 1990 et 2008), de plus en plus exigeante vis-à-vis de ses dirigeants, qui demain entrera sur le marché du travail et consommera. Un « dividende démographique » tel que l’a connu l’Asie de l’Est à la veille de son décollage et qui constitue une fenêtre de tir historique. En somme, la possibilité d’un nouveau départ pour l’Afrique. Même si le chemin à accomplir s’annonce long et sinueux. Avec un septième de la population du globe, le continent ne représente encore que 3 % de son PIB et 2.3 % du commerce mondial. Une image de « parent pauvre » qui mettra du temps à changer. 

Comparaison de la trajectoire de croissance de l'Afrique avec celle de l'Amérique latine et l'Asie

Asie, Amérique latine, Afrique : trois parcours économiques distincts dans trois contextes différents, et qui démontrent la complexité de la gestion économique à l’échelle de nations et de vastes ensembles géopolitiques. Il y a bien entendu des différences évidentes entre eux : structure socio-économique, histoire respective, niveau de développement…Pourtant, tout en gardant à l’esprit ces éléments de différenciation, on ne pourra que constater des points de convergence : à l’image de la marée, montante ou descendante, la conjoncture impacte simultanément et indifférement tous les acteurs mondiaux. Que celle-ci soit favorable ou défavorable. Une constatation qui est particulièrement manifeste dans les cas de l’Amérique latine et de l’Afrique (progression jusqu’aux années 70, suivie de deux décennies de crise, avant un retour à la croissance depuis le début des années 2000). De même, des choix hasardeux analogues (endettement élevé, forte dépendance à quelques ressources volatiles) aboutissent à des résulats identiques en cas de retournement : crises à répétitions, vulnérabilité aux pressions financières internationales, paupérisation , mécontentement populaire. Une remarque qui est aussi vraie en sens inverse. Des décisions judicieuses en matière de politique économique épargneront bien des difficultés prévisibles en période délicate et permettront de pleinement capitaliser sur les opportunités offertes par une conjoncture plus favorable : orthodoxie budgétaire, investissement dans l’éducation, la santé et les infrastructures, cadre juridique favorable à l’initiative individuelle tout en pilotant intelligement du haut les différentes parties prenantes…

De ce point de vue, l’exemple asiatique est éloquent puisqu’il est le seul des trois à être globalement parvenu à lisser les variations erratiques de la conjoncture à son profit. Non que les ressacs de la vague économique n’aient pas été ressentis sur les bords du Pacifique. Mais à la différence de l’Amérique latine et de l’Afrique, les pays d’Asie de l’Est ont toujours veillé à assurer un filet de sécurité à leurs populations en période de vache maigre. Un filet de sécurité qui passait souvent par des politiques protectionnistes et par des plans de relance généreux lorsque cela s’avérait nécessaire. Un pilotage économique à mille lieux de celui qui était alors proposé par les bailleurs internationaux aux patients africains et latino-américains. Et qui est aujourd’hui progressivement remis en cause un peu partout.

Au final, on retiendra que l’économie, loin d’être une science exacte, est d’abord un art subtil, fait de bon sens et de maîtrise des contraintes. De la réponse apportée à ces dernières découle les trajectoires respectives de l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique. Des trajectoires toujours susceptibles d’être infléchies. Aucune fatalité n’existe. Et les acquis ne sont jamais définitifs.

 

Jacques Leroueil 

 

Crédit photo : http://www.economist.com/node/21541015