Déconstruire les discours de l’afro-pessimisme et de l’afro-optimisme (2)

La principale critique que l’on puisse adresser à l’afro-pessimisme est son fatalisme. L’Afrique serait incapable de valoriser ses ressources humaines à venir. Les taux de croissance élevés des pays émergents s’expliquent avant tout par la réallocation du facteur travail – la main d’œuvre – de l’économie du secteur primaire ou de l’économie informelle d’autosubsistance vers le secteur secondaire et tertiaire, à forte valeur ajoutée. Selon les afro-pessimistes, l’Afrique serait incapable d’une telle réallocation de sa main-d’œuvre.  Alors que l’histoire récente nous offre des exemples d’une telle réussite ailleurs dans le monde, quel est l’argument qui expliquerait que l’Afrique ne puisse y arriver ? Un biais culturel ? Des institutions irrémédiablement faibles et des politiques intrinsèquement corrompus ?

L'afro-pessimisme, un discours du courant des catastrophistes et angoissés du nouveau millénaire

Il est important à cet égard d’analyser les ressorts psychologiques et idéologiques qui animent l’afro-pessimisme et l’afro-optimisme. L’afro-pessimisme s’inscrit bien sûr dans la tendance longue d’une certaine forme de paternalisme occidental, l’équation démographie galopante et non résilience du tissu économique ne servant qu’à envelopper poliment un regard culturaliste dépréciateur sur les Africains qui ne seraient « pas encore entrés dans l’Histoire »[1]  pour certains, qui seraient tout simplement une race inférieure pour d’autre. Mais l’afro-pessimisme, tel qu’il s’énonce notamment en Europe à partir des années 1990, présente aussi une grande nouveauté par rapport à cette tradition, et n’en est parfois pas même issu. Ce discours s’inscrit aussi aujourd'hui dans le courant des catastrophistes et angoissés du nouveau millénaire. La dérive sécuritaire et les politiques anti-immigrés des démocraties du monde développé en sont quelques-uns des symptômes. Le monde court à sa perte : développement des virus transfrontaliers, réchauffement climatique et catastrophes naturelles, choc des cultures et des civilisations, prolifération du terrorisme, menaces contre l’identité et les valeurs de l’Occident. Dans cette vision, l’Afrique serait le chaudron de toutes ces catastrophes : une masse d’affamés du Sud qui cherchent à tout prix un avenir meilleur au Nord qu’ils mettent en danger ; des gens culturellement différents qui attisent les peurs et la violence, bref, une menace directe ou indirecte au modèle Occidental. L’afro-pessimisme découle en partie du sentiment d’assiégé et de déclin qui se propage chez certains groupes d’opinion en Europe et en Amérique du Nord.  Il appelle à un interventionnisme occidental : il faut aider les Africains qui courent à leur perte, incapables qu’ils sont de se prendre en main tout seul, et qui risquent en plus de nous entraîner avec eux dans leur abysse de problèmes. Cet interventionnisme afro-pessimiste peut se parer des mêmes atours de bons sentiments et de réelle bonne volonté qui caractérisait en son temps la mission civilisatrice des puissances coloniales. Il débouche parfois même sur des initiatives louables, sous la forme d’appels à l’aide au développement ou à l’aide humanitaire d’urgence. 

Les Africains désillusionnés rejoignent les rangs des afro-pessimistes

Il serait toutefois extrêmement réducteur d’affirmer que l’afro-pessimisme soit l’apanage des non-Africains, des Occidentaux. En effet, nombre d’Africains sont des afro-pessimistes. Cinquante années de désillusions ont nourri ce sentiment chez beaucoup d’enfants du continent noir. Le bouc-émissaire habituel est trouvé en la personne des élites africaines : corrompues, non patriotiques, asservies à l’Occident, elles seraient les principales fossoyeurs de l’Afrique postcoloniale. Le problème est que ce constat ne s’applique pas seulement au personnel politique au pouvoir, mais affecte également l’opposition, les milieux d’affaires, les intellectuels, et par extension toute personne qui sort du lot et qui pour cette raison est suspecte. Tous corrompus, tous pourris ! Et ceux qui ne le sont pas, c’est juste parce qu’ils n’en auraient pas eu l’occasion… Les afro-pessimistes du continent ne croient pas en eux et aux Africains. Beaucoup se sont également réappropriés des clichés culturels comme celui sur l’indolence supposée des Africains par rapport aux Chinois. Mais la principale source de l’afro-pessimisme reste l’incompréhension de la situation actuelle, des facteurs explicatifs du « sous-développement » africain et des moyens à mettre en œuvre pour restaurer une fierté et une puissance sur la scène internationale que chacun caresse secrètement. Les mécanismes de la Modernité du système socio-économique dans lequel nous vivons échappent à la plupart des habitants du continent qui, faute d’explications et de discours prospectifs clairs, peuvent éventuellement s’enfermer dans le pessimisme et la prostration. 

L'afro-optimisme, discours des marchés

Le discours de l’afro-optimisme, notamment dans sa variante actuelle sur l’ « émergence » de l’Afrique, est quant à lui un discours des marchés financiers et des classes entrepreneuriales, un discours d’auto-persuasion, destiné à susciter la confiance, et notamment celle des investisseurs. Le problème de ce discours est qu’il est aveugle à beaucoup trop d’éléments qui constituent la réalité africaine. Ainsi de la déconnexion croissante entre d’une part une infime partie de la société, connectée au système financier et économique mondialisé, qui bénéficie des facilités d’accès aux financements, de déplacement des biens et des personnes ; et d’autre part l’écrasante majorité de la population qui reste dans une économie d’autosubsistance précapitaliste, ou même de la catégorie basse de la classe moyenne, celle des fonctionnaires d’Etat et des petits employés, qui vivent avec de faibles salaires souvent irréguliers, et dont le quotidien est fait de débrouilles et autres combines pour assurer le mode de vie de leur statut social semi-privilégié.

Aveuglement aussi sur les lacunes d’un agrégat comme la croissance moyenne des pays africains, qui cache d’énormes disparités entre les taux de croissance des pays exportateurs de pétrole et de gaz (Angola, 20% de croissance du PIB en 2007) et des pays en crise comm le Zimbabwe (contraction de -6,9% du PIB en 2007). Aveuglement sur l’impact social extrêmement faible de ces taux de croissance élevés quand ils existent : la situation sociale en Angola, en Guinée-Equatoriale ou en Tunisie est à ce titre très parlante. De plus, la plupart des économies qualifiées d’émergentes en Afrique[2] ne sont pas des économies diversifiées et sont donc à la merci de tout retournement du marché sur lequel s’appuient leurs exportations.

L'aveuglement de l'afro-optimisme face à la dégradation sociale

Le problème de l’afro-optimisme est qu’il s’extasie devant des moyens (l’accès aux capitaux en Afrique, le renforcement relatif des institutions politiques et économiques) qui ne servent pourtant pas encore à répondre aux fins légitimes attendues par les populations africaines : assurer du travail au plus grand nombre, assurer les conditions minimales du bien-être de tous. L’Afrique est encore bien loin d’approcher ces objectifs, et n’en prend pas forcément la direction. Les inégalités se creusent de manière alarmante au sein des populations africaines, le gap générationnel s’exacerbe entre la jeunesse du continent, qui constitue la majorité de sa population, se définit par ses références syncrétiques, ses aspirations au consumérisme et au confort, et est confrontée à une réalité sociale faite de chômage de masse et de sphère publique et politique fermée, avec des autorités sociales, économiques et politiques composées essentiellement par les générations précédentes, qui remontent parfois aux tous premiers temps de l’époque postcolonial, comme c’est le cas dans l’Algérie de Bouteflika ou du Zimbabwe de Mugabe. L’Afrique est traversée par des tensions endogènes aux prolongements et aux effets aujourd’hui inconnus. L’afro-optimisme couvre d’un voile impudique ces enjeux.

Enfin, à la racine même de ce discours, ce qui gêne est son présupposé idéologique sur les effets quasiment linéaires et positifs du développement économique dans la mondialisation libérale, pour peu qu’on en accepte les règles du jeu. Certes, diront certains, malgré de forts taux de croissance, il y a toujours trop de pauvres en Afrique. Mais, tout d’abord, leur part relative par rapport au reste de la population a baissé et, ensuite, nous n’en sommes qu’aux premières heures de l’effet de rattrapage. Car la richesse produite actuellement finira par profiter au plus grand nombre ; cela prendra peut-être cent ans comme en Europe occidentale, mais cela adviendra tôt ou tard. Après l’émergence viendra la convergence.
Ce discours libéral, en plus d’être simpliste à l’extrême, dangereux socialement, est aussi contre-productif économiquement en proposant l’extraversion de l’économie africaine, réduite au statut d’eldorado du retour sur investissement pour capitaux étrangers. Si l’Afrique souhaite réellement se réapproprier les règles du jeu du capitalisme en particulier et de la Modernité en général, il faudra que son développement soit endogène, s’appuie sur la mobilisation de ses propres ressources, résorbe ses propres tensions internes. Cette mobilisation n’a rien d’évident mais n’est pas impossible.

Emmanuel Leroueil

[1] : Discours de Dakar de Nicolas Sarkozy

[2] : le cabinet de conseil BCG a publié une étude qui répertorie comme économies africaines émergentes l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Botswana,  l’Egypte, l’île Maurice, la Lybie, le Maroc et la Tunisie.

Déconstruire les discours de l’afro-pessimisme et de l’afro-optimisme (1)

En ce début de XXI° siècle, la situation du continent africain et de sa population suscite des débats passionnés et controversés. Schématiquement, les discours se structurent autour de deux pôles : les « afro-pessimistes » et les « afro-optimistes ». Les premiers posent une équation imparable : la démographie africaine est en plein boom, la population devrait doubler d’ici à 2050 pour atteindre entre 1,8 à 2 milliards d’habitants. Les économies africaines, très faiblement industrialisées, seront incapables d’accueillir cette nouvelle masse d’arrivants sur le marché du travail et les taux de chômage, déjà très fortement élevés, vont exploser.

L’Afrique du XX° siècle a déjà connu une urbanisation sans industrialisation. A la différence de l’Europe, l’exode rural ne s’est pas accompagné de la modernisation de l’agriculture et d’emplois industriels dans les villes à même d’intégrer au tissu économique les nouveaux arrivants. De plus, l’échappatoire de l’émigration vers de « nouvelles frontières » s’est bloqué pour les Africains de la seconde moitié du XX° siècle ; les visas coûtent chers et s’obtiennent difficilement,  l’émigration clandestine se fait souvent au péril de sa vie. L’exode rural débouche donc en Afrique vers les bidonvilles autour des mégapoles et grandes villes, une population qui continue à vivre dans une économie d’autosubsistance par de petites activités de commerce ou de service dans le marché au noir, dans des conditions d’habitat souvent indignes et problématiques au niveau sanitaire, alimentaire, éducatif et tout simplement logistique (manque d’électricité). En 2010, sur les 400 millions de citadins  estimés en Afrique, 60% vivraient dans des logements insalubres.

A cette urbanisation chaotique de l’Afrique s’ajoute une agriculture qui s’est très peu modernisée. A côté d’exploitations tournées vers l’exportation qui se caractérisent par une faible productivité et une spécialisation sur des produits agricoles souvent peu rémunérés et soumis à une concurrence inégale des produits du Nord, une très importante portion de la population continue à vivre d’une agriculture d’autosubsistance. Les afro-pessimistes soulignent également les conséquences du réchauffement climatique en Afrique, qui va considérablement handicaper les plans d’autosuffisance alimentaire. Le manque d’eau se fera beaucoup plus pressant dans la région sahélienne et certains prédisent déjà d’importantes migrations de population dans cette zone où les paysans risquent de ne plus pouvoir vivre de leur terre.

La vision d’avenir des « afro-pessimistes » est donc que ces problèmes se poseront bientôt à la puissance 2. Des mégapoles ingérables où prolifèreront les problèmes de santé publique comme le choléra ou les problèmes de pollution, une masse de jeunes désœuvrés radicalisés qui sera un terreau favorable pour toutes les formes d’extrémisme, une agriculture incapable de répondre aux besoins d’alimentation de sa population, ce qui débouchera sur des famines renouvelées, une balance commerciale déficitaire pour la plupart des économies nationales, des besoins en financement sans fin. Le cercle vicieux de la dette, de l’appauvrissement et du sous-développement ne serait donc pas prêt de se terminer pour le continent africain. A ce tableau noir s’ajoute l’absence criante de leadership en Afrique, la corruption endémique, bref, un environnement institutionnel faible et parasite qui ne serait pas prêt de changer dans les années à venir.

La vision d’avenir des « afro-optimistes » est différente à bien des égards. Ces derniers s’appuient principalement sur le retour de la croissance en Afrique, autour de 3% en moyenne durant la décennie 2000-2010[1], sur la constitution d’une classe moyenne à pouvoir d’achat élevé et au consumérisme affirmé, pour diagnostiquer les signaux « d’émergence » de nombre d’économies africaines. Plusieurs pays, les « lions de l’Afrique », seraient appelés à suivre les glorieuses traces de la Chine, de l’Inde ou du Brésil. L’Afrique serait le futur relais de croissance de l’économie mondiale, un marché potentiel énorme pour les produits des grandes multinationales comme en témoigne le succès inattendu du secteur des télécoms. Alors que les pays développés vont bientôt faire face à une équation démographique très compliquée où la part des inactifs par rapport aux actifs va fortement augmenter, équation qui se posera d’ailleurs également pour des pays émergents comme la Chine, la vitalité démographique africaine serait son meilleur atout pour l’avenir. Les taux de scolarisation y ont fortement augmenté, une classe moyenne supérieure se forme aux meilleures écoles occidentales, le marché du travail africain devrait donc être le principal vivier en ressources humaines des années à venir. D’aucuns prédisent qu’après l’Asie, c’est à l’Afrique que profiteront les délocalisations d’industrie dans notre économie mondialisée, de même que la délocalisation de services. Enfin, ajoutent-ils, l’Afrique part de tellement bas qu’elle ne peut que rattraper ses concurrents dans l’économie-monde. Bien que rassemblant 12% de la population mondiale, le continent africain ne représente actuellement que 1% du PIB mondial et 2% du commerce international. Dans la conception téléologique de la mondialisation libérale, l’Afrique ne peut que rattraper son retard.

Ce discours a connu un certain engouement durant les années 2000. Trois facteurs, à mi-chemin entre le conjoncturel et le structurel, ont apporté de l’eau à ce moulin. Tout d’abord, la croissance phénoménale des investissements étrangers privés en Afrique. Ensuite, la hausse des prix des matières premières, qu’il s’agisse des ressources minières, pétrolières ou gazières du sous-sol africain ou des produits agricoles qui constituent l’essentiel des exportations de nombre de ces pays. Même si les prix de certaines de ces matières premières s’est infléchi ces dernières années, l’analyse structurelle qui part de l’hypothèse de l’augmentation constante de la demande mondiale tirée par les grands pays émergents, et notamment la Chine, induisant une hausse à moyen terme du prix de ces matières premières, reste globalement recevable. Enfin, le dernier argument des années 2000 ayant suscité la vague d’afro-optimisme est celui des progrès de la démocratie en Afrique, de la maturation du processus de « state-building » par rapport aux décennies précédentes. De nombreuses alternances politiques (Sénégal, Ghana, Libéria, Bénin) ont illustré ce mouvement. Les coups d’Etat militaire ne sont plus la voie royale pour renverser un gouvernement. La communauté internationale, et notamment l’Union africaine, a fait peser des contraintes qui ont poussé les militaires putschistes a rendre le pouvoir aux civils aux termes d’élections plus ou moins neutres. L’exemple isolé d’Amadou Toumani Touré au Mali en 1991 s’est répété en Guinée Conakry en 2010 et au Niger en 2011. Les nombreux démêlés électoraux de la fin de la décennie 2000, ceux du Kenya en 2008 ou de la Côte d’Ivoire en 2010, ne seraient que les symptômes de la maturation du champ politique africain, les pratiques de bourrage d’urnes, d’élections trafiquées, ne passant plus comme lettre à la poste.

Bien que chacun de ces deux types de discours comporte une part de vérités, aucun d’eux n’est vraiment satisfaisant. (à suivre)

 

Emmanuel Leroueil

 


[1] : Bien que faible en tant que tel pour une économie en voie de développement, cette moyenne de 3% de croissance est supérieure à la moyenne mondiale sur la décennie 2000-2010, ce qui constitue une nouveauté pour l’Afrique dont la croissance était auparavant inférieure à la croissance mondiale.