Guinée-Bissau : Maillon faible de l’Afrique de l’Ouest

 

Situation géographique de la Guinée-Bissau

La plupart des observateurs qui visitent pour la première fois la ville de Bissau, capitale de la Guinée-Bissau, s'accorde à reconnaître sa relative quiétude. Avec son architecture coloniale faite de vieux bâtiments hérités de la période portugaise, la municipalité dégage un charme suranné. Avec ses 400 000 habitants, on semble loin de l'activité frénétique de certaines grandes métropoles de la sous-région. Une ville provinciale en somme, sans grand dynamisme, un peu à la marge du monde, mais dont la torpeur est pourtant périodiquement brisée par les soubresauts violents de sa vie politique. Bienvenue en Guinée-Bissau : un volcan actif, qui alterne phases de sommeil et éruptions inopinées, et ce depuis son indépendance. Il y a près de 40 ans maintenant. 

Une nation au Destin heurté

Au sortir de la seconde guerre mondiale, le vent de l'Histoire souffle partout en faveur de la décolonisation. Le parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) d'Amilcar Cabral, figure tutélaire du combat pour l'indépendance, est fondé en 1956. Une longue lutte armée s'engage alors, qui s'achévera par la reconnaissance officielle de l'indépendance du Cap-Vert (lire ci-joint un article du même auteur. Les trajectoires des deux pays ont sensiblement divergé.) et de la Guinée-Bissau en 1974, peu après la révolution des œillets au Portugal et la chute de la dictature d'Antonio Salazar. Le héros Cabral ne verra cependant pas cette ultime victoire. Il meurt assassiné en 1973 et c'est finalement son demi-frère, Luis Cabral, qui prend les rênes du pays au moment de son accession à la pleine souveraineté. Une nouvelle ère s'ouvre alors, mais pas celle espérée par les combattants de la Liberté.

Le PAICG qui accède à la tête de la Guinée Bissau indépendante fonctionne de manière bicéphale : une aile politique emmenée par Luis Cabral,  devenu président,  et une aile militaire dirigée par le commandant en chef des forces combattantes, Joao Bernardo Vieira, le premier ministre.  Le coup d’état de 1980 qui renverse Cabral au profit de Vieira est la victoire de l’aile militaire du PAIGC sur l’aile politique. Il y a là en germe la première difficulté de l’équation bissau-guinéenne, et qui perdure jusqu’à nos jours : la nature poreuse et ambivalente des rapports entre le politique et  le militaire, ce dernier ne s’étant jamais considéré comme aux ordres du pouvoir civil.

L'ère Nino Vieira

Joao Bernardo Vieira, dit Nino Vieira, va diriger le pays pendant près de deux décennies, et ce malgré plusieurs tentatives de putsch qu’il réprimera impitoyablement (notamment en 1985). Le point de non-retour est cependant atteint en 1998 lorsque Vieira s’en prend au général Ansoumane Mané, chef d'état-major de l’armée. Dans le cadre du conflit casamançais, les autorités sénégalaises soupçonnent les militaires bissau-guinéens de soutenir les forces rebelles du MFDC.  Sommé par le puissant voisin sénégalais de choisir son camp, le président Vieira décide de se retourner contre le sommet de la hiérarchie militaire. La réplique est terrible et le pays connait la guerre  civile pendant une année (6.000 morts et plus de 350.000 déplacés), jusqu’à la chute définitive de Nino Vieira en 1999. Des élections sont alors organisées dans la foulée et  c’est finalement l’opposant historique Kumba Yala, leader du Parti de la rénovation sociale (PRS) qui accède au pouvoir. Une première dans l'histoire du pays, dominée jusque-là par le tout-puissant PAICG. D'autant que Kumba Yalla est un Balante, l’ethnie majoritaire qui a souvent été marginalisée des hautes responsabilités au profit de l’oligarchie métisse. C’est probablement la seconde épine au pied bissau-guinéen : les clivages ethno-raciales qui ont contribué à créer un climat délétère, où les prétentions élitistes des uns se sont heurtées aux soupçons des autres de se voir spoliés et mis de côté.  Toutefois,  et de l'avis quasi-général, la gestion du fantasque président Yalla  est désastreuse.  Il est à son tour, renversé par des militaires en septembre 2003.  

Nino Vieira et Amilcar Cabral durant la guerre de libération.

Nino Vieira et Amilcar Cabral durant la guerre de libération 

Dans ce contexte de pourrissement généralisé de la situation, la voie est libre pour le retour de l’ancien homme fort du pays : Nino Vieira. Revenu au pouvoir à la faveur des présidentielles de 2005, Vieira se veut le restaurateur de l’ordre. Mais les temps ont changé et le rapport de force n’est plus en sa faveur.  Marginalisé par son propre parti le PAICG, qui a été repris en main durant son exil au Portugal par de nouveaux dirigeants tels que Malam Bacaï Sanha et Carlos Gomes Junior, il se trouve le plus souvent en opposition frontales avec ces caciques du régime. Mais il y a pire encore : l’armée ne lui a jamais pardonné les exactions de son long règne, et le considère donc avec la plus grande défiance. L’assassinat en 2009 du chef d’état-major général Tagmé Na Way, ennemi personnel de Vieira, est le signal de la curée. Le chef d’Etat est massacré à son domicile dans la foulée par un détachement de soldats. L’ère Vieira se clôt définitivement et elle s’achève dans le sang. 

Narco-Etat et anarchie 

De nouvelles élections présidentielles sont organisées, et c’est finalement Malam Bacaï Sanha, cadre historique du PAICG, qui obtient la présidence et nomme Carlos Gomez Junior comme premier ministre. Celui-ci tente, là où tous avant lui ont échoué, de mettre en place une réforme de l'armée. Restructuration qui passe notamment par une réduction significative des effectifs militaires et qui s’appuie sur un rôle renforcé de la police ainsi que sur un soutien matériel du puissant allié angolais, dont les pétrodollars lui permettent d’affermir progressivement une politique de puissance à l’échelle du continent tout entier. Un fait aussi révélateur du manque de confiance de Gomes Junior dans sa propre armée, de plus en plus divisée elle-même en factions. Au cœur de ses nouvelles dissensions entre militaires et civils, un nouveau facteur déstabilisant, la troisième difficulté majeure de l’équation bissau-guinéenne, qui plus est aussi la plus récente : le trafic de drogue.

Classé parmi les pays les plus pauvres de la planète (avec un IDH de 0.353 en 2011, au 176e rang mondial sur 187, voir ci-joint) la Guinée-Bissau n’a que peu de ressources présentement exploitables (les réserves prouvées en pétrole, bauxite et phosphates demeurant pour l'heure inexploitées) en dehors de l'exportation de noix de cajou. Pour le reste, la grande majorité de la population réside en milieu rural et vit péniblement de son labeur de cultures vivrières. Dans ces conditions, tous les moyens sont bons pour sortir du dénuement. Même si ledit moyen est illégal, et surtout si cela rémunère bien.

Instabilité, misère, impunité : un terreau fertile pour les barons de la drogue sud-américains qui ont tiré profit de la faiblesse structurelle de l’Etat bissau-guinéen pour faire du pays une étape où stocker la « marchandise » avant réexpédition vers l’Europe, leur marché final. Depuis 2005, les saisies de drogue transitant par la Guinée-Bissau, et effectuées par les services de répression européens opérant dans les zones maritimes internationales, ainsi que par les services locaux de lutte contre les narcotiques ont littéralement explosé. Un trafic dont la valeur serait selon certaines sources supérieur au PIB de la Guinée-Bissau (environ 1 milliard de $ en 2011), poussant certains observateurs à qualifier le pays de premier « narco-Etat » d’Afrique. Un lugubre qualificatif dont ce serait bien passé la Guinée-Bissau. Afin d’éviter toute mauvaise surprise, les caïds sud-américains se sont trouvés le meilleur des alliés possibles : l’armée. L’implication de certains de ses plus hauts gradés n’est un secret pour personne et la multiplication des véhicules rutilants, conduits tant par des officiers en vue que par des hommes « d’affaires » en provenance d’Amérique Latine dans les rues défoncées de Bissau suffit amplement à nourrir le soupçon d'argent sale de la drogue. Mais que vaut la rectitude morale quand on n’a pas pas touché sa maigre solde depuis des mois, si ce n’est des années ? Et que le frère d’armes moins regardant et sa clique d’appuis politiques disposent d’un train de vie à faire pâlir un cheikh du Golfe? Toute la question est là, et elle pose assurément une épée de Damoclès au-dessus du devenir de la nation bissau-guinéenne. 

Malam Bacaï Sanha meurt en janvier 2012, dans un contexte politique toujours aussi tendu (une tentative de coup d’Etat avait été déjouée le mois précédent). Vainqueur du premier tour des présidentielles anticipées, organisées peu de temps après, et grand favori, son ancien premier ministre Gomes Junior a été arrêté par les militaires le 12 avril. Il s'est depuis exilé à l’étranger. Un nouveau gouvernement civil a dans l’intervalle été mis en place, « agréé » par l’armée. Gomes Junior est un adversaire résolu de cette dernière, tant par ce qu’il critique sa propension à empiéter sur la sphère relevant du pouvoir exécutif que pour son inclination à couvrir de façon intéressée les opérations liées au trafic de drogue. La victoire de Gomes Junior  aurait très certainement signifié la fin d’une certaine impunité. A tout le moins, une marge de manœuvre réduite. Et le soutien affiché du grand frère angolais au candidat du PAICG a probablement poussé à accélérer le coup de force. Les mutins bissau-guinéens ayant fort justement tablé sur l’hésitation de Dos Santos à venir défendre par la force son protégé sous le regard désapprobateur des pays de la CEDEAO qui voient d’un mauvais œil cette incursion étrangère sur « leurs » terres. Tout cela ressemble à un immense gâchis. 4 décennies après une indépendance acquise de haute lutte, la Guinée-Bissau n’en finit décidément plus de lutter avec ses démons. Et la grande majorité de sa population continue toujours de vaquer sans bruit à ses occupations, sans illusion sur une éclaircie immédiate dans le ciel sombre de ce petit pays meurtri.   

Jacques Leroueil

Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (2)

Deuxième partie: Vie et mort d'un libérateur national

Amilcar Cabral est né le 12 septembre 1924 à Bafatà, dans l’est de la Guinée-Bissau. Le pays dans lequel il voit le jour, la Guinée portugaise, est décimé par plusieurs siècles de traite négrière. Vaste de 40.000 km², il ne comptait que 500.000 habitants en 1960. Toutes les forces vives du pays sont mobilisées dans la production d’une monoculture d’arachide : les populations sont réquisitionnées de force et amenées à négliger leur production agricole traditionnelle, ce qui se traduit par des famines répétées. L’espérance de vie moyenne est de 30 ans au moment de l’indépendance. Contrairement aux colonies anglaises et françaises, les Portugais n’investissent quasiment pas dans les infrastructures, ce qui aggrave encore la situation locale.

Dans ce contexte général, Amilcar Cabral naît dans un milieu relativement privilégié. Il est issu d’une famille originaire du Cap-Vert. Son père est instituteur, membre de la catégorie sociale des assimilados, terme qui désigne ces métis culturels et/ou biologiques qui sont les principaux auxiliaires des colons durant cette période (fonctionnaires subalternes, petits commerçants, etc.). Il accède de ce fait à l’éducation occidentale dans une école de missionnaires située à Bissau. En 1931, sa famille retourne vivre au Cap-Vert et le jeune Amilcar poursuit ses études primaires puis secondaires à Praia. La situation économique et sociale du Cap-Vert, également sous domination coloniale portugaise, n’est pas meilleure que celle de la Guinée-Bissau. Du fait du détournement de la production agricole traditionnelle par les colons et du manque d’eau lié à la pluviométrie, de nombreuses famines meurtrières ébranlent ces îles rocailleuses.
Cette situation marquera profondément le jeune Cabral qui décidera d’orienter ses études vers l’agronomie afin de remédier aux problèmes agricoles qui empoisonnent l’existence de ses compatriotes. En 1945, à l’âge de 21 ans, il obtient une bourse pour poursuivre ses études supérieures à Lisbonne au Portugal. Le jeune homme arrive dans la métropole coloniale à un moment particulier de son histoire, celui de l’hégémonie du pouvoir du dictateur Salazar, qui suscite en réaction une résistance critique anti-fasciste, notamment dans les milieux universitaires.

L’étudiant Cabral à Lisbonne : rencontres, lectures, formation

En plus d’être la capitale du Portugal, Lisbonne est à cette époque la capitale de l’empire colonial portugais, où se retrouvent des étudiants en provenance des différentes colonies africaines. C’est donc dans ce climat intellectuel et ce contexte historique qu’Amilcar Cabral est amené à rencontrer des condisciples étudiants qui, comme lui, écriront les pages d’histoire de leurs pays respectifs : Agostinho Neto (leader de l’indépendance de l’Angola) et Eduardo Mondlane (fondateur du Frelimo, mouvement de libération nationale du Mozambique) sont quelques-uns de ses camarades de l’époque. Ensemble, ils s’initient au principal courant de pensée critique de l’impérialisme et du colonialisme à leur époque, le marxisme-léninisme, qui influencera profondément leur pensée et leur engagement politique.

Cabral et ses amis africains ressentent également la nécessité d’une « réafricanisation des esprits », s’intéressent aux travaux pionniers des écrivains de la négritude, fondent le « Centro de Estudos Africanos » qui leur sert de think-tank dans cette perspective de retour aux sources culturelles africaines. Ce processus de "réafricanisation intellectuelle" est d’autant plus nécessaire pour eux qu’ils sont pour la plupart des assimilados, et donc qu’il leur faut éviter le piège de l’acculturation et de la distanciation avec les populations africaines qui n’ont pas été alphabétisées et mises au contact de la pensée de la Modernité.

Amilcar Cabral achève ses études en 1950 et devient ingénieur agronome. Il entame tout d’abord une période d’apprentissage pendant deux ans au centre d’agronomie de Santarem (Portugal). Mais bien vite, sa destinée recroise celle de son pays natal : en 1952, il retourne en Guinée portugaise pour travailler aux services de l’agriculture et des forêts et plus particulièrement au centre expérimental agricole de Bissau, qu’il dirige dès l’âge de 29 ans. Amilcar Cabral entreprend dans ce cadre un projet extrêmement ambitieux : recenser le patrimoine agricole de la Guinée pour s’imprégner des réalités de la population paysanne de son pays, comprendre ses difficultés et ses besoins, dans la perspective de s’appuyer ensuite sur elle lors de la lutte pour l’indépendance (selon une stratégie révolutionnaire d’inspiration maoïste).

La création du Parti africain pour l’indépendance – Union des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC) et la lutte pour l’indépendance.

Les activités politiques « séditieuses » de Cabral n’échappent pas aux autorités portugaises qui le contraignent à s’exiler en Angola, où il rejoint ses anciens camarades étudiants et participe à la fondation de Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA, parti politique toujours au pouvoir aujourd’hui). Durant son année d’exil, Amilcar Cabral travaille dans une entreprise sucrière. Fort de l’exemple du MPLA, Cabral fonde à Bissau le 19 septembre 1956 avec 5 compagnons le Parti africain pour l’indépendance (PAI), qui deviendra bientôt le PAIGC en intégrant la thématique de l’union nécessaire des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert.
En lien avec les autres organisations d’indépendance des colonies portugaises (futur Frelimo, MPLA), Amilcar Cabral crée tout d’abord des cellules clandestines de formation de militants et de communication sur les enjeux de l’indépendance, principalement dans les villes. Il participe également à la structuration du mouvement syndical et jouera un rôle important dans l’organisation d’une grève ouvrière le 3 août 1959, violemment réprimée par les colons portugais. Suite à cet échec, et face à l’impuissance d’un mouvement de contestation politique traditionnel (manifestations, grèves, etc.) qui s’explique par le caractère particulier du régime dictatorial portugais qui n’a aucune intention de suivre l’exemple de la France et du Royaume-Uni, Amilcar Cabral décide d’engager une lutte armée pour accéder à l’indépendance. La guérilla débute en 1963.

Cette lutte armée est menée principalement à partir des campagnes que Cabral connaît désormais très bien. Positionnant ses bases-arrières en Guinée Conakry et en Casamance, le PAIGC se lance progressivement dans la consolidation de son emprise des campagnes et de l’adhésion des populations rurales en Guinée-Bissau. Face à lui, le pouvoir colonial portugais peut compter sur une force militaire présente sur place de plus de 30 000 hommes bien équipés. Le combat est donc inégal, mais malgré ce handicap la stratégie d’insurrection rurale et d’enclavement des villes par les campagnes se révèle payante, comme ce fut le cas en Chine.
Bientôt, c’est tout le Sud du pays qui est sous le contrôle du PAIGC. Amilcar Cabral fait alors preuve de toute son originalité. Il met en place dans les zones libérées des structures politico-administratives et un cadre économique qui préfigure le système qu’il compte développer ensuite. Cela dans un contexte de guerre ouverte, donc très instable et difficile. Rappelons également que dans la même situation, un personnage comme Jonas Savimbi en Angola mettra les populations « libérées » sous coupe réglée, les asservissant à ses objectifs militaires, politiques et économiques. Au contraire, Cabral crée les infrastructures étatiques de base (écoles, dispensaires), met en place des « magasins du peuple » pour que la population ait accès aux produits de premières nécessités à coûts raisonnables afin de mettre un terme à la situation de pénurie qui prévalait. Le leader socialiste met également en place des « brigades mobiles » qui diffusent au sein de la population les principes et les valeurs défendues par le PAIGC : transformations politiques, économiques, sociales et culturelles à venir dans la nouvelle société postcoloniale.

A la fin des années 1960, le PAIGC contrôle les 2/3 du territoire bissau-guinéen. En 1972, le mouvement déclare unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau. Du fait de ses succès militaires, de l’adhésion des populations et également de son activisme diplomatique, la communauté internationale reconnait en novembre de cette même année, par la voix des Nations unies, le PAIGC comme « véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert » et exige du Portugal de mettre un terme à la guerre coloniale. Amilcar Cabral touche au but. Les militaires portugais sont aux abois. Ils tentent de réagir en mettant en place des politiques sociales, en promouvant les élites autochtones qui leur viennent en aide, en incorporant de nombreux Africains dans leur armée coloniale, et en augmentant sans cesse les équipements militaires.

La mort d’un guérillero, la naissance d’un martyr de l’indépendance

Le 20 janvier 1973, Amilcar Cabral est assassiné à Conakry par des membres de son propre parti, qui expliqueront leur geste par leur volonté de mettre un terme à l’hégémonie des assimilados (pour la plupart originaire des îles du Cap-Vert) sur le mouvement indépendantiste. Les théories abondent quant à d’éventuels commanditaires de cet assassinat, des plus probables (les colonialistes Portugais) aux plus improbables (le « frère » Ahmed Sékou Touré, président de la Guinée-Conakry). Quoi qu’il en soit, cet assassinat met à jour l’une des principales contradictions sociales du mouvement de libération national, dont Cabral lui-même était bien conscient, à savoir la coexistence entre la petite-bourgeoisie fer de lance de la révolution et le reste de la population. C’est cette même contradiction entre assimilados et Africains qui explique en partie les antagonismes ayant conduit à la longue guerre civile en Angola.
L’œuvre d’Amilcar Cabral lui a cependant survécu. Le 24 septembre 1973, l’ONU reconnait officiellement l’indépendance de l’Etat de la Guinée-Bissau – Iles du Cap Vert. Devant l’impasse de leur situation militaire, les hauts-gradés du corps expéditionnaire portugais à Bissau, avec à leur tête le général Spinola, provoquent un coup d’Etat militaire pour renverser le pouvoir fasciste portugais de Marcelo Caetano, ce qui conduit à la reconnaissance par le Portugal de l’indépendance de ses colonies le 10 septembre 1974.

 

Emmanuel Leroueil

 

N.B : Dans la troisième et dernière partie de ce portrait, nous reviendrons plus précisément sur la pensée politique de Cabral et son inscription dans l'histoire globale du socialisme.  
 
 

Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (1)

1ère partie : les enjeux historiographiques

Les Africains se sont longtemps vus dénier l’originalité et la richesse de leur participation à la grande histoire des civilisations de l’Humanité. Suite aux travaux de Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo et bien d’autres, c’est désormais un truisme que d’affirmer l’apport des civilisations africaines. Les historiens contemporains vont donc devoir passer à un nouveau défi : prouver l’originalité de l’apport de l’Afrique à la Modernité. C’est-à-dire prouver que la Modernité n’est pas un synonyme de l’Occident. Que dans le cadre des grandes catégories de pensée et d’action posées par la Modernité, l’Afrique et les Africains ont su apporter une touche réellement originale car contextualisée aux réalités et aux enjeux locaux. Une œuvre africaine qui vient enrichir l’histoire globale de la Modernité.

Cette orientation historiographique mérite particulièrement d’être menée en ce qui concerne l’histoire du socialisme. Mis à part les travaux – précurseurs d’un demi-siècle de l’avènement des global studies – de l’historien référence du socialisme, George Douglas Howard Cole, dans sa monumentale A History of socialist Thought (7 volumes) qui brosse un tableau véritablement mondial de l’émergence et du développement du mouvement socialiste, la plupart des historiens adoptent une démarche centrée quasi exclusivement sur l’Europe occidentale et la Russie. Bien que de perspective globale, l’ouvrage de G.D.H Cole ne parle pas en tant que tel du socialisme africain, puisqu’il s’arrête à la période 1945. Par la suite, les historiens du socialisme en Afrique s’efforceront de le réduire à l’étiquette « socialisme africain », culturellement différent, quasiment dans ses prémices, du socialisme moderne, né en Europe occidentale. Le président Léopold Sédar Senghor reprendra à son compte cette antienne, considérant que le socialisme en Afrique se bâtit sur les fondamentaux de la « culture africaine », dans la droite ligne de son célèbre « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». D’autres, comme Sékou Touré, excuseront leurs écarts de conduite au nom de ce « socialisme africain » assez indistinct, aux contours flous, mais qui bien souvent se réduit à une sorte d’autoritarisme, de paternalisme institutionnalisé, etc. Bien plus nombreux sont encore ceux qui ont justifié leurs échecs par le fait que la greffe n’aurait pas pris entre le socialisme – occidental – et la culture africaine.

Dans un précédent article, nous avons répertorié un certain nombre d’expériences en Afrique se réclamant du socialisme et souligné leurs nombreuses faiblesses. L’échec relatif et/ou le dévoiement de la plupart de ces expériences a sans aucun doute renforcé la condescendance vis-à-vis du socialisme en Afrique, qui n’en serait qu’un ersatz.
Ce jugement est d’autant plus renforcé qu’une définition usuelle du socialisme, centrée sur le mouvement ouvrier qui a historiquement porté ce courant politique en Europe occidentale, exclut de facto le continent africain, sous-industrialisé, sans classe ouvrière et longtemps sans « conscience de classe ». La force de l’ouvrage de G.D.H. Cole est justement de démontrer que cette définition n’est pas valable car trop restrictive, historiquement et géographiquement datée. En Russie, le socialisme et le communisme sont nés dans une société agraire et féodale. Dans la plupart des pays du Tiers-monde, le socialisme a dû faire face à un défi que n’a pas rencontré le mouvement en Europe occidentale : comment sortir un pays, un peuple, une Nation du sous-développement, avec un modèle de développement socialement inclusif ? Le focus n’est plus tant centré sur une classe sociale exploitée à l’intérieur d’un espace national, mais d’une Nation dominée ou à la périphérie du système capitaliste globalisé, qui doit assurer son développement sans justement reproduire les schémas classiques de domination et d’exploitation du développement économique capitaliste entre les différentes catégories et les différents individus de sa population. Vaste programme !

De nombreuses expériences ont été menées dans cette perspective, avec plus ou moins de succès. Ces expériences se sont appuyées sur les catégories de pensée formulées dans l’histoire du socialisme (lutte des classes, émancipation individuelle et collective, exploitation, conscience de classe, accaparement de la plus-value, Etat-providence, cohésion sociale) et les exemples historiques offerts par l’histoire de ce mouvement. Ces catégories ont offert une grille de lecture de la réalité et des potentialités ouvertes dans leur propre pays à de nombreux hommes et femmes dans le monde. A partir de leurs propres expériences, ces personnes sont venues enrichir l’histoire globale du socialisme et la compréhension de ce courant qui constitue un pilier de la Modernité.

Le but de ce portrait d’Amilcar Cabral est de démontrer l’apport d’un penseur et leader politique africain de premier plan à l’histoire globale du socialisme et donc de la Modernité. Le leader de l’indépendance de la Guinée Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest aujourd’hui assimilé à un « Etat failli », présente le mérite rare d’avoir articulé à la fois une pensée originale, contextualisée aux réalités de son pays, à une action entreprenante en accord avec les idéaux qui la soutenaient. Intellectuel et homme d’action de premier plan, Amilcar Cabral présente également l’avantage pour le portraitiste en herbe d’être largement méconnu au regard de son œuvre. La faute sans doute au fait que sa lutte ait été menée dans un petit pays, lusophone de surcroît, qui n’appartient pas aux sphères médiatiques et culturelles dominantes en Afrique. C’est sans doute ce qui explique que Thomas Sankara ou Patrice Lumumba soient beaucoup plus connus que lui. Comme ces derniers, Amilcar Cabral présente aussi la figure d’un martyr : il a été assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois avant que son pays n’accède enfin à l’indépendance pour laquelle il s’était tant battu. Nul ne saura si Amilcar Cabral aurait été un président aussi doué qu’il fut chef de la lutte pour l’indépendance et penseur critique de la domination colonialiste. Malgré cette trajectoire violemment brisée, nous tenterons d’expliquer en quoi Cabral mérite amplement sa place dans le panthéon universel du socialisme.
 

Emmanuel Leroueil

P.S: en attendant la suite de ce portrait, vous pouvez découvrir une interview vidéo en français d'Amilcar Cabral: http://www.ina.fr/video/I00017312/interview-d-amilcar-cabral-leader-du-parti-africain-de-l-independance-de-guinee-et-du-cap-vert.fr.html