Certains livres méritent qu’on s’arrête sur rayon, qu’on cède au désir d’en connaître le contenu, ne serait-ce que parce que le menu est annonciateur de rupture, d’originalité et par conséquent de discours nouveaux. L’éditeur français Philippe Rey s’est associé au projet de voir deux intellectuels africains de premier plan pousser leurs réflexions, dans le cadre d’un échange épistolaire sur près de deux ans. Cet échange porte sur des faits qui ont marqué récemment le continent africain, plaçant ce dernier au cœur de l’actualité internationale : le « printemps » arabe (avec une acuité particulière portée sur l’épisode libyen) et la longue crise malienne. Aminata Dramane Traoré (1), altermondialiste déterminée, essayiste, ancienne ministre de la culture au Mali a pris le temps d’échanger durant près de deux ans avec le romancier et essayiste sénégalais Boubacar Boris Diop, auteur du fameux Murambi, Le livre des ossements et du roman en ouolof Doomi Golo.
Avant d’aborder le fond de leur échange, il est important de marquer la singularité de cette démarche et d’une certaine manière, la confiance qui a forcément porté les deux protagonistes dans cette prise de parole pour le moins atypique. Pour plusieurs raisons. Si les sociétés africaines ne sont pas plus patriarcales qu’ailleurs, il est quand même pertinent de souligner cet échange épistolaire entre un homme et une femme. Il traduit un respect profond que l’un accorde au propos de l’autre, respect dépassant la question du genre. Un second point est celui de voir deux intellectuels assez posés pour prendre l’initiative du débat et ne pas se laisser emporter dans des réactions assez récurrentes comme ce fût le cas avec La réponse de l’Afrique à Sarkozy ou Négrophobie. Les auteurs du livre ont plutôt été percutés de plein fouet par les événements, engageant les auteurs à développer une parole à la fois élaborée et épidermique orientant le cadre de leur discussion.
Sur le fond, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop entreprennent cette correspondance alors que le printemps « arabe » bat son plein en Afrique du nord, que des barques de fortune chavirent ou coulent dans la Méditerranée ou l’Atlantique avec de nombreux migrants en quête d’un avenir fait d’espoir. Aminata Traoré a traité la question dans un livre sous le concept de Migrance traduisant ces migrations de population prenant la forme d’errance dans le Sahara ou sur les grandes eaux. Boubacar B. Diop prend le soin de déconstruire ce mouvement naturel en rappelant que l’Eldorado attendu peut se montrer cruel. La chasse aux modou-modou en Italie l’interpelle. L’Europe fascisante tue. Mais dans le regard de l’intellectuel sénégalais, il y a la question du traitement de l’information, en particulier par les médias des pays des ressortissants traqués, en l’occurrence le Sénégal. Cet échange commence donc sous l’angle des responsabilités africaines, ces hommes qui partent en quête d’un espace de vie meilleure.
« Alors, voir des jeunes dans la force de l’âge engloutis par l’océan, eh bien, c’est triste, ça bouleverse pendant quelques heures, mais au final on se sent surtout impuissant, on tourne les yeux vers l’autre côté et la vie continue. »
Ces mots de Boubacar Boris Diop dans sa lettre du 8 janvier 2012, souligne l’indifférence du pouvoir politique, des médias africains. D’une certaine manière, et en filigrane, on se pose la question de savoir avec Boubacar B. Diop si la préoccupation de ces vies qui disparaissent concernent plus les pouvoirs publics européens que ceux du continent africain.
Il est intéressant de remarquer que la première correspondance d’Aminata Traoré intervient après le coup d’état de Mars 2012, mené par le capitaine Sanogo. Il est important pour l’auteure de signifier l’antériorité de ce projet de correspondances. Cela étant précisé, les événements douloureux dans son pays vont fortement centrer le regard d’Aminata Traoré sur le Mali faisant de cet aspect de la correspondance le noyau d’un atome autour duquel la pensée de Boubacar Boris Diop, tel un électron, va graviter tout en apportant une ouverture intéressante de son propos au reste de la sous région et du continent. Pour revenir sur ces lettres sur le Mali, elles permettent au lecteur de mesurer l’impact du coup d’état, son évidence, quand on prend une meilleure connaissance du massacre d’Aguelhok(3), de la marche des femmes du camp militaire de Kati sur Bamako, la prise de contrôle de la rébellion du Nord par les islamistes. Ces lettres tentent d’expliquer la reconnaissance enthousiaste et l’accueil triomphal du peuple Malien fait aux éléments de l’Opération Serval.
L’angle d’attaque d’Aminata Traoré est avant tout celui de la souveraineté nationale. Du moins son absence en ce qui concerne la crise malienne. Celle-ci, au-delà d’être le jouet d’un asservissement décrié à l’endroit de l’ancienne métropole, est soumise au diktat des tenants de la mondialisation. Venant de l’altermondialiste, cette posture était relativement attendue de l’ancienne ministre malienne de la culture. Le propos de la femme politique est avant tout d’ouvrir les yeux de ses concitoyens sur ce qu’elle définit comme étant l’imposture française, venant à la rescousse d’un peuple malien tout prêt de basculer sous la férule islamiste. L’imposture du pompier pyromane ayant déstabilisé la Libye voisine, pour s’ériger en libérateur du Mali.
Si Aminata Traoré porte un regard critique sur les responsabilités maliennes, elle semble plus se centrer sur les entraves posées sur son action politique et la réduction d’une influence qui visiblement gênait les barons de la place malienne. Elle ne s’attelle pas à proposer une analyse plus profonde de la faillite de l’élite et de la soldatesque malienne. Mieux, si la gestion paternaliste et « consensuelle » d’Amadou Toumani Traoré est critiquée du bout des lèvres, il est tenté de rappeler l’exploit unique en son genre d’avoir résisté à une collaboration contrainte pour le rapatriement des illégaux maliens de France vers leur terre d’origine. Ce mélange de genre brouille la révolte de la grande dame du Mali. L’ambiguïté de la position française à Kidal, donne du grain à moudre à l’interlocutrice de Boubacar Boris Diop. On aura compris que dans cet échange épistolaire par deux figures de la place africaine francophone, le sujet du Mali, prenant en otage ces rédactions, réduit la portée de l’analyse d’Aminata Traoré.
Boubacar B. Diop peut ainsi donner plus de relief aux points développés par Aminata Traoré. Mieux, il tente de pousser la réflexion dans une pensée plus globale, plus panafricaine rappelant les thèses de Cheikh Anta Diop dont il revendique un profond héritage. Il développe son regard sur les printemps arabes, en observe les dérapages funestes au Mali. Le propos de l’intellectuel est percutant sur chaque point qu’il veut bien soumettre au crible de son analyse. Un chat est un chat, il ne saurait l’appeler autrement. Dénoncer ainsi l’imposture française au Mali, regrettant l’ignorance des peuples maliens acclamant l’ancien maître venu en libérateur, il déporte son propos au Rwanda pour offrir un autre type de posture qui, selon lui, n’est malheureusement pas assez peu reconnu par les africains eux-mêmes. Celle de Kagamé, despote éclairé qui redresse le Rwanda après le génocide tutsi dans ce pays. Naturellement, citer le Rwanda quand on échange sur les interventions françaises en Afrique, c’est lourd de sens, l’essayiste sénégalais en a conscience et cela donne de la force à son propos soulignant une réelle liberté de pensée trop rare dans l'espace francophone.
Il parait essentiel de se faire une idée sur cet ouvrage original, écrit dans le feu de l’action et qui, lorsqu’on observe la situation actuelle en Centrafrique, ne manquera pas de faire cogiter.
LaRéus Gangouéus
La gloire des imposteurs, Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop
Editions Philippe Rey, 1ère parution en janvier 2014
(1)Aminata Dramane Traoré : Femme politique et auteure malienne, Aminata Dramane Traoré est également une militante altermondialiste engagée dans le combat contre le libéralisme et le néocolonialisme. Ses œuvres, notamment Le Viol de l’imaginaire, L’Étau et, tout récemment, L’Afrique humiliée, en font une voix singulière et essentielle pour comprendre les enjeux économiques et culturels de notre temps.
(2) Boubacar bos Diop : Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : Thiaroye terre rouge (théâtre, L’Harmattan, 1981), Les tambours de la mémoire (roman, Nathan, 1987, et L’Harmattan 1990), Le Cavalier et son ombre (roman, Stock, 1997, et Philippe Rey, 2010), Murambi, le livre des ossements (roman, Stock, 2000), Négrophobie (essai en collaboration avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Les Arènes, juin 2005), Kaveena (roman, Philippe Rey, 2006), L’Afrique au-delà du miroir (essai, Philippe Rey, 2007), Les petits de la guenon (roman, traduit librement de son roman en wolof Doomi Golo par Boubacar Boris Diop lui-même, Philippe Rey, 2009).
Il a collaboré à l'ouvrage L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar, publié par nos soins en février 2008. Il a également contribué à des collectifs de nouvelles (Les chaînes de l’esclavage, Massot, 1999 ; L’Europe vue d’Afrique, Le Figuier, Bamako) et à des scénarios de films (Le prix du pardon de Mansour Sora Wade, Un amour d’enfant de Ben Diogaye Bèye).
(3) 82 prisonniers issus des rangs de l'armée malienne sont exécutés par des rebelles du nord Mali