La mémoire du Togo et la plume de Kpelly

david_kpelly1906Au fil des pages de Pour que dorme Anselme me revenaient des vers de l’immense Césaire : « Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts ». J’avais l’intime sensation que la mémoire togolaise me parlait et que le jeune – le très jeune – élève, Anselme Sinandaré, qui fut abattu par un corps habillé, à Dapaong, au Nord du Togo le 15 avril 2013, nous appelle à quelque chose, au moins à un témoignage !

David Kpelly, le Togolais de Bamako, a entendu cet appel, j’exagère à peine ! Il suffit de lire ses lettres Pour que dorme Anselme (le livre sort officiellement le 15 avril à Lomé) pour s’en convaincre. Douze lettres adressées au premier ministre togolais qui, à l’époque des faits, a promis une enquête qui ne se fera jamais comme toujours. L’Histoire togolaise est pleine malheureusement de ces drames et le politique togolais s’est fait depuis expert dans l’amnésie de la mémoire comme méthode pour endormir la masse.  Je cite Kpelly :

« Monsieur le Premier ministre, quand, en avril 2013, j’avais décidé de vous interpeller chaque mois pour vous rappeler votre promesse, je savais très bien que mes appels ne feraient rien, ne peuvent rien faire, pour changer votre quotidien. J’étais même presque totalement convaincu que vous ne lirez même pas une seule ligne d’aucune de ces lettres. Mais chaque mois je vous les ai adressées avec la même détermination, avec l’enthousiasme d’un émetteur regardant devant lui un récepteur bien identifié. Douze fois consécutives en onze mois, j’ai fait ce ridicule geste désespéré de parler à quelqu’un qui ne m’écoute pas »

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Qu’il a raison, David Kpelly !  Les partisans de l’amnésie de la mémoire n’écoutent jamais. Pour eux, le silence fera taire  les morts, l’Histoire. Sauf que, comme le prouve Kpelly dans ses lettres, Anselme et toutes les autres victimes togolaises, sont devenus des martyrs qui témoignent à travers la plume des vivants. Le politique togolais peut continuer à faire sourde oreille. Les écrits, petit à petit, font leur chemin et comme le dit l’universitaire Apedo-Amah cité par Huenumadji  Afan :

« Les esprits naïfs ne soupçonnent pas qu’une plume peut engendrer un monde… ».

À suivre !

Anas Atakora,

cet article est extrait de son blog La plume est une forêt

Kangni Alem, La légende de l’assassin

KangniAlemTiBrava, 14 octobre 1978, à la plage, un homme, mains ficelées dans le dos, et le buste attaché au tronc d’un cocotier, fut exécuté pour avoir décapité un jeune imam, Bouraïma. Cet homme-là s’appelait K.A.

TiBrava, 21 avril 2012, un homme, couché sur le dos dans une pièce vide aux trois quarts, se trouve bousculé dans sa conscience au soir de sa carrière d’avocat. Cet homme-là s’appelle Apollinaire.

Voilà, un peu sur le modèle cinématographique, les deux plans qu’offre La Légende de l’assassin, le nouveau roman de l’écrivain togolais Kangni Alem. Question : qu’est-ce qui réunit ces deux plans ?

D’abord l’espace : TiBrava, on le sait déjà, fait partie de la mythologie personnelle de l’auteur. TiBrava est Togo, TiBrava est partout, espace gonflé ou dégonflé (c’est selon !),  par la fiction et l’alchimie des mots dont seul l’auteur détient le souffle. Espace symbolique, tantôt minuscule comme Lomé, tantôt grand comme le monde. Espace élastique comme la rivière Rukarara chez Scholastique Mukasonga. La Légende de l’assassin apporte sa part de mythe au TiBrava de Kangni Alem, avec une peinture de nos modernités urbaines – surtout de Lomé ? – où s’enracine de plus en plus une curieuse civilisation de l’insulte ! À qui la faute ?

Ensuite l’intrigue : le premier plan donne à voir un K.A., Koffi Adjata, figure réelle dans la mémoire collective du Togo. Le second plan offre un personnage de papier, Apollinaire, qui sera le donateur du récit comme dirait Barthes. Entre les deux, un lien. Apollinaire fut, en 1978, l’avocat commis d’office à K.A.

On aura enfin compris : comme des fleurs du mal, fiction et réalité poussent ensemble dans ce nouveau roman de Kangni Alem. Son narrateur, à la gueule comparable à celle de Haroun de l’Algérien Kamel Daoud, se présente dès le départ :

"Je m’appelle Apollinaire, j’ai soixante-dix ans, un diabète, du cholestérol et je fais de l’hypertension".

Quelques pages plus loin, il ajoute :

"J’ai le même rapport avec le droit que celui que j’ai avec mes maîtresses. Je préfère, la plupart du temps, la manipulation à la sincérité des sentiments".

Le décor ainsi planté, le narrateur va tenter de cerner davantage la figure de son client d’il y a 34 ans, de comprendre cette affaire qu’il a perdue à une époque où la récupération politique empêchait une investigation poussée et surtout dans un pays où  la langue des autres demeure la voie royale pour semer le désordre dans les têtes, et régner sur un empire tropical, hybride, fragile et au final frustrant.

Éviter les oripeaux langagiers, aller soi-même aux sources de l’information, se frayer un chemin entre rumeurs, mythes et légendes pour interroger sans passion le passé. Voilà ce qu’entreprend le narrateur de Kangni. Exercice qui ne débouche pas forcément sur la vérité – encore faut-il qu’elle existe ! –, mais révèle d’autres voix et d’autres figures comme celle du Révérend Gail Hightower.

Et le roman devient témoignages, regards croisés qui vont au-delà du crime particulier de Koffi Adjata, pour problématiser nos divers rapports au droit, nos formes variées de fanatismes, nos machines inhumaines de manipulation, nos dérives incroyables  de croyances religieuses, toutes nos machines d’intrigues et d’intolérances, qui n’épargnent aucune tête.

Têtes piquées sur fourches. Tête qu’on pleure et qu’on embrasse. Tête et corps séparés. Tête et corps réunis. La tête sans corps. Le corps sans tête. Crânes de chrétiens. Crânes de musulmans. Crânes païens, animistes. Crânes laïcs. Têtes miraculeuses qui repoussent au fur et à mesure qu’on les décolle. De quoi faire tourner la tête, derviche !

Ah il y a quelque chose de sanglant dans ce roman de Kangni !  La langue sûrement ! Cette langue colorée qui dit les choses avec distance, avec humour et avec dérision. Le lecteur, invité à pleurer-rire, se retrouve devant un écran où l’auteur projette des vies, des bouts de vies, des parts de mémoire et des transes existentielles. Véritable invitation à la réflexion et au voyage,  un voyage d’être à être pour un rendez-vous pris en février prochain, sortie officielle du livre.

Anas Atakora, article extrait de son blog Bienvenue dans mes monts

KangniAlem

Kangni Alem est un homme de lettresécrivaintraducteur et critique littéraire togolais, né à Lomé en 1966. Il est l'auterur de plusieurs romans dont Colacola Jazz qui a obtenu le Grand Prix littéraire d'Afrique noire en 2002 ou Esclaves paru en 2009 aux éditions JC Lattes

La légende de l'assassin, Kangni Alem, à paraitre en mars 2015 aux éditions JC Lattes

Songe à Lampedusa du poète ivoirien Josué Guébo

10451710_768057176549158_5873184964668294010_nJosué Guébo, lauréat du prix Tchicaya U Tam’si (2014), est un poète ivoirien dont la plume a élu domicile dans une île pour enfanter la parole. Parole poétique adressée aux lecteurs sous le titre Songe à Lampedusa.  Lampedusa justement, cette île, théâtre de l’immigration clandestine, devient dans les vers de Guébo une métaphore de notre monde. Un monde qui souffre, qui tangue sur les vagues de ses préoccupations existentielles. Un monde en rupture d’équilibre en quelque sorte !

Au-delà donc de la question de l’immigration, ce qui est sujet à réflexion dans cette poésie de Guébo, ce sont les rapports humains dans tous leurs états. Le poète questionne ici des réalités hautement complexes : qu’est-ce que l’Homme aujourd’hui  quand on sait que ni l’espace(le pays d’origine ou le pays d’accueil), ni la nationalité, ni la race ne réussissent  à nous définir tant nos rêves, nos aspirations, nos fantasmes les explosent en bien comme en mal. Sa définition toujours en friche, l’homme se voit donc en transit, en  mouvement vers l’ailleurs, vers l’autre. Cet autre aussi en mouvement, donc inévitable collision  d’humanités en rupture d’équilibre! Qui (re)connait qui ? Personne ! On attribue juste  à la va-vite et selon les mœurs et les humeurs du moment des parures à tel ou à un autre. Voilà pourquoi Josué Guébo réécrit, à loisir et avec ironie, le mythe d’Ulysse, le héros grec connu pour ses dix années d’aventures à la recherche de son équilibre, son foyer. Et le poète ivoirien de s’exclamer :

La guerre de Troie aurait bien lieu

Ulysse serait attendu l’arme aux poings par les garde-côtes

Il aurait l’air surpris

Qui part à la chasse perdrait sa race

De trop avoir erré sous les soleils Ulysse aurait la mine

D’un Soumangourou Kanté

Certains le prendraient pour Dieudonné  Mbala Mbala

p. 46 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

Songe à Lampedusa est une poésie qui interroge notre identité avec des éléments de mythes et des éléments historiques. L’homme trouve en face de lui son semblable mais aussi ses rêves et ses fantasmes. Et tous dans un mouvement de quête illusoire  de tranquillité, de bonheur. Mais alors comment gérer cette quête du bonheur sans piétiner, sans importuner l’autre ? Comment sauvegarder sa  tranquillité, sa sécurité sociale sans refouler outre mesure l’autre ? Josué Guébo nous pousse à ces interrogations essentielles. Son recueil fait de Lampedusa un raccourci de notre monde. Par-delà les immigrants et les garde-côtes, célébrant une bamboula dont ils ne sont pas forcément fiers; par-delà donc cette île,  il faut voir notre monde, ses leurres, ses lueurs, ses plaies et ses aises. Ce monde regardant ses tragédies (guerres, famine, naufrages…) comme si cela allait de soi :

Il y a pire qu’un radeau

A l’agonie

La terre oublieuse

D’être maternelle

p.7 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

Qu’il a raison le poète !  L’humanité s’oublie consciemment. Oubli programmé par les géopoliticiens et les capitalistes éhontés. Les solidarités se fabriquent sur mesure et sont dépourvues de tout sens humain. Le poète en est conscient, ses vers témoignent :

Nous ne voudrions

Du faux requiem

Des sympathies tardives

Ne voudrions des sourires de plâtre

A la rescousse

Des seules causes perdues

Ne voudrions des caresses langoureuses

Aux présences désertées

Ne voudrions de la poigne chaleureuse

Au matin consciemment

Refroidi.  

p. 14 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud

La plume de Guébo étonne par son sens de la litote, sa force de suggestion et son style alerte.  Une écriture posée qui vientfaire écran (p.8) à cette île agitée que l’auteur met en scène dans une démarche artistique qui tient à la fois de la poésie et de la narration.

En effet, Songe à Lampedusa peut se lire comme un tout, un seul texte. Ses vers ne sont pas dits mais contés par un JE  poète-narrateur. Ce dernier livre son récit par touches poétiques, par bribes de souvenirs et de nostalgies, par  tranches d’exigences familiales qui l’ont jeté  dans les vagues de l’errance. Il connaitra la mer, le rêve, le radeau, l’angoisse et le naufrage. Une poétisation de tous les récits d’immigrants clandestins, qui emprunte à Césaire son usage agréable de l’anaphore :

Et nous monterait

L’écho du mal-de-mer

L’écho

Où cuveraient leur saoul

Toutes les colères séculaires

La tempête

Dans l’ovaire d’un naufrage

[…]

Et nous monterait l’antique nausée

Des cales

Le chancre blasphématoire

Des chansonnettes salaces

Et nous monterait

L’écho du mal-de-mer p. 14-15

A l’anaphore, il faut ajouter les belles allégories (surtout les pp. 16, 17) qui permettent des pauses-réflexions au fil des pages où le poète attire notre attention sur l’état honteux de notre siècle :

Rien n’exaspère

Rien ne révolte

Pas même les putes suçant des crucifix

Pas même les aveugles gourmands de strip-tease

Rien n’exaspère

Pas même des moustiques attachés-administratifs

Pas même des fesses galeuses sur un trône, p. 25

Le JE qui sert à l’énonciation poétique de Guébo ne joue pas seulement avec nos méninges, mais aussi avec notre cœur. Plus le texte tend vers la fin, plus la charge émotive devient grande : tragédies, amertumes et dérisions se côtoient dans des vers qui deviennent de plus en plus  directs, abandonnant même par endroits les enjoliveurs poétiques pour porter nue la réalité qui égrène des chiffres, des faits et des dates funestes :

3 octobre

Les radeaux lents des violeurs

De l’automne

Blessent les quais

[…]

3 octobre

Trois et dix

Trente

Trente et dix

Trois cents

Trois cents soixante-six

[…]

Ce 3 octobre

Entre l’eau et les flammes

Flottaient aussi des femmes, pp. 48-49

Si on peut lire Songe à Lampedusa comme une mise en vers d’un récit, il n’en demeure pas moins que cette œuvre reste un recueil de poèmes. Chaque page décline son poème dans une logique qui lui est propre. Une manière pour l’auteur de créer encore du charme : le lecteur se surprend, en effet, à mettre en rapport les différentes logiques des poèmes et à imaginer au fil du texte ce qui aurait pu être le titre de tel ou tel autre poème. Au final, ce texte de Josué Guébo est une poésie totale  ou plutôt comme le dirait A. Waberi c’est un voyage de mots qui se nourrit de multiples étreintes.

Josué Guébo, Songe à Lampedusa, Dakar, Panafrika/Silex, Mai 2014, 70 pages

Anas Atakora

Sami Tchak, La Couleur de l’écrivain

Sami Tchak. De l’écrivain, j’ai lu bien des romans. De l’essayiste, rien ! Son essai La Couleur de l’écrivain qui vient de paraître aux éditions La Cheminante est donc mon premier. La Couleur de l’écrivain, un essai ? C’est vite dit ça! Au fond, cet ouvrage est un ovni ou si on suit le regard de l’éditeur, une comédie littéraire ou essai-comédie si tant est que ce genre existe.

Enfin, une chose est évidente : sur 224 pages, l’écrivain togolais offre à ses lecteurs une œuvre à cheval entre fictions narratives et réflexions personnelles. Le tout organisé en trois parties essentielles.

La première partie titrée peau et conscience aborde des questions relatives au statut des écrivains noirs francophones, surtout ceux appelés aujourd’hui les écrivains de la nouvelle génération, confrontés aux problématiques de l’engagement, de la réception de leurs œuvres, de leurs rapports à la langue française ; toutes préoccupations au cœur même du contraste qui définit l’écrivain noir francophone marginalisé au centre(Paris) et méconnu dans la périphérie (son pays, le Togo pour Sami Tchak). Et puisque « l’écrivain, l’artiste, ne soulève pas des montagnes » (p. 96), Sami Tchak aboutit, exemples à l’appui, à la conclusion selon laquelle le génie à peindre la condition humaine dans ce qu’elle a de plus universel, de plus spirituel et de plus intime, reste le seul engagement qui peut permettre à l’écrivain d’être au-dessus de la mêlée. Ces réflexions de l’auteur sont accompagnées ou illustrées par des nouvelles plus ou moins courtes, notamment « Joe ne reviendra plus » (p.24), un beau texte qui prévient du piège de l’enfermement par l’intermédiaire d’un père qui console sa fille. Ou la nouvelle « Vous avez l’heure ? » qui met en scène la haine raciale et la complexité des rapports entre les hommes dont la justice ne concerne pas les pigeons (p.39), peut-être parce que seuls les oiseaux, comme dirait Kossi Efoui, savent encore que les hommes ont des racines aériennes.

La seconde partie de La Couleur de l’écrivain a pour titre comédie littéraire. Avec ironie en effet, Sami Tchak questionne le monde des écrivains, leurs forces supposées, leurs prétentions avérées, leurs ego et leurs diverses quêtes. « A y regarder de près, c’est une planète de putes, les charmes en moins, chaque pute se fabriquant une mythologie sur les montants de ses avaloirs, sur ses ventes » (p. 144), conclut-il. Mais alors, quelle position pour Sami Tchak sur cette planète d’écrivains ? Chacun trouvera une réponse à la lecture de son présent livre ! Cependant, on sait, par les réflexions qui ont suivi, que des écrivains échappent à cette lecture. Parmi ceux-ci, on trouve les préférés de l’auteur: Dostoïevski, Gracq, Tolstoï et tous les autres à qui il emprunte des extraits ou consacre des réflexions par admiration, par jeu d’intertexte ou par « affinités électives » (p.175) comme c’est le cas dans la troisième partie consacrée à Ananda Devi.

En effet, intitulée éloge de la Sarienne, la troisième partie de l’œuvre lève le voile sur une complicité littéraire et une amitié singulière qui existe entre le romancier togolais et la romancière indo-mauricienne. Le lecteur se rendra compte que les univers des deux auteurs sont assez proches et qu’ils en viennent à se faire des clins d’œil dans leur texte : Ananda Devi est présente dans le roman Hermina de Sami Tchak tandis que ce dernier est « l’ange noir » dans Les Hommes qui me parlent de la première. L’hommage rendu par l’auteur de Place des fêtes à l’auteure de Pagli, puise à la fois dans le réel et le fantastique. Et cette caractéristique scripturale s’applique à toute l’œuvre.

La Couleur de l’écrivain est un ouvrage qui joue à flouer, par la force de l’écriture, les frontières entre le réel, le rêve et le fantastique, voire le fantasme. Ce qui est déjà observable dans bien des romans de cet écrivain togolais, notamment dans Hermina. Mais dans ce dernier livre, le côté essai se construit sur des éléments concrets puisés dans:

– Les voyages de l’auteur : Sami Tchak exploite ses voyages pour questionner des réalités complexes. Par exemple, son voyage au Tchad lui permet de poser le problème de l’urbanisation des villes et les errements de la jeunesse des pays sous-développés (N’djamena, p. 89). Ses voyages en Algérie permettent la réflexion sur l’importance de la lecture, la mémoire et la construction du présent (La leçon de l’aveugle, p.99). Et le retour dans son Togo natal en 2007, il en parle encore avec cette déception due au dysfonctionnement du champ littéraire togolais où ceux qui doivent ou peuvent produire la valeur des œuvres, sont passifs ou versent dans des considérations qui ne tirent pas la littérature togolaise vers le haut. Ah, Sami Tchak, laissez-moi vous dire que la situation n’a pas vraiment changé au Togo !

– Des débats et communications littéraires qui résument la vision de l’auteur sur des questions qui le concernent. Le texte sur l’engagement (p.75) reste le plus important par la précision et la pertinence du point de vue de l’auteur. Dans ces réflexions et ces prises de position, le lecteur découvrira encore la culture de cet écrivain qui pousse les références jusqu’à l’agacement.

Au-delà du côté essai, La Couleur de l’écrivain est une histoire de rencontres et d’échanges. Rencontre de l’auteur avec des personnes et des espaces réels qui ont donné naissance à des récits de voyage au propre comme au figuré. Rencontre avec les personnages et les univers de d’autres écrivains qui ont permis des jeux de miroir, rendant le texte très imagé, sauf « le temps des chinois » (p.117), récit-allégorie qui ne se laisse pas lire facilement, tellement les images s’enchevêtrent ! Hormis cela, La métaphore y est et vous emporte sur les rives des souvenirs de l’auteur qui peint son parcours et celui de son père avec des couleurs de son Togo natal.

Au final, cette œuvre est un bilan, une évaluation romancée de son parcours et de sa pensée pour un Sami Tchak qui va sur ses 60 ans. C’est à ce titre qu’on peut comprendre la récurrence dans l’œuvre du thème de la mort et de la quête de l’immortalité par la littérature. Et l’auteur de conclure, lucide :

« La littérature est une illusion, la mort, un instant où nous sommes amputés de tout, un instant de solitude absolue »

p. 196. Edition La Cheminante

Bon pour l’heure l’illusion continue, qu’elle dure, Sami Tchak, qu’elle dure encore et encore !

Anas Atakora

L'article original est extrait du blog Bienvenue dans mes monts

Les saprophytes de Noel Kouagou

KouagouNoël Kouagou est Togolais. Né en 1975 à Boukombé, il est docteur en littérature allemande et moderne. Il vit et enseigne en Allemagne comme le signale la quatrième de couverture  de son roman sèchement titré Les Saprophytes (Editions Jets d’Encre, 2012). Dans ce roman, il s’agit d’une histoire d’immigration, pas clandestine mais mesquine à bien des égards. Une histoire d’immigration donc,  avec ce qu’elle charrie habituellement : rêves et ferveurs  d’avant-voyage, misères et désenchantements d’après-voyage. Le tableau est identique dans le roman de Noël Kouagou. Seulement l’angle d’attaque de ce dernier mérite qu’on s’y attarde. L’immigration sous sa plume ne se décline pas dans la logique Afrique-Europe ou Afrique-Etats-Unis. L’auteur nous transporte vers un autre coin du monde : Dubaï !

En effet, Tchéta, l’héroïne du roman, est tombée sur une occasion d’aller travailler comme employée d’hôtel à Dabaï. Visa en poche, elle s’envole pour l’ailleurs qu’elle pense meilleur à son pays natal, un pays d’Afrique que l’auteur s’abstient de nommer. Partie rêveuse, elle arrive là-bas enthousiaste, mais au fil des jours, la désillusion s’installe avec un travail mal rémunéré qui la conduira progressivement dans la prostitution, les réseaux de proxénètes arabes et tout ce qui va avec l’industrie du sexe. Au final le sida !

Sur le fond, le roman de Kouagou est un roman qui porte sa date. L’actualité aidant, on sait le nombre assez important d’Ouest-africains qui vivent l’enfer au Gabon, au Liban et dans d’autres pays de l’Orient. L’immigration en Orient n’étant pas sujet courant dans la littérature africaine, on peut reconnaître à Kouagou son bon écart. Cependant, on ne peut comprendre la globalisation dont fait preuve l’auteur alors qu’il a bien choisit Dubaï comme cadre.

Dans ce roman en effet, c’est très fâcheux  de voir le narrateur toujours insister : « En Europe, en Orient ou quelque part ailleurs ». La littérature africaine  connait déjà des récits – oh ! de très bons récits – d’immigrants d’Europe ou des Etats-Unis, des récits coups de poing aux mirages d’Europe comme par exemple Le ventre de l’Atlantique de la Sénégalaise Fatou Diome ou encore des récits confessions sur les misères de l’immigré en France et aux Etats-Unis comme par exemple dans Un Rêve d’Albatros du Togolais Kangni Alem. La liste est longue, et l’intérêt du roman Les Saprophytes résiderait dans le choix de l’Orient comme théâtre des désastres de l’immigration. On aurait voulu donc que l’exploration de la société orientale par Kouagou ne soit pas juste une incursion qui laisse trop de creux dans son récit. Son narrateur trop démiurge, croit détenir le monopole des extrapolations. Ses focalisations laissent à désirer !

Le récit raconté n’est pas gai quand on voit comment l’héroïne Tchéta doit se saigner pour satisfaire la famille et les amis restés au pays, mais l’émotion trop à fleur de plume et le parti trop pris du narrateur  entraînent  une inflation d’adjectifs qui affaiblit sa posture. Tchéta, l’héroïne, aurait dû être la narratrice de son propre récit, comme dans la dernière partie du roman où le narrateur la laisse écrire une longue lettre à sa maman. Lettre dans laquelle le lecteur se rendra compte que la narration est plus fluide, quoique par endroits, le discours sur les problèmes socio-politiques de l’Afrique peine à être une fiction romanesque.

Si le narrateur de Kouagou est agaçant, son héroïne, elle, est étonnante. Tchéta est un personnage taché d’une grande immaturité. Sa naïveté n’a d’égal que sa générosité. Malgré ses misères d’immigrée, elle porte encore la charge de tous les autres restés au pays. Sa propension à satisfaire rappelle Issaka, le plongeur, l’un des personnages de l’autre Togolais Ayi Hillah dans Mirage. Quand les lueurs s’estompent.

Chez Kouagou, la misère de ceux qui vivent à l’étranger est en grande partie occasionnée par les autres restés au pays. Contre ces derniers, sa révolte est verte, à commencer par le titre même de son roman : Les Saprophytes. Il ne leur trouve aucune excuse et on peut bien le comprendre à voir ce qu’ils demandent à la diaspora. Mais alors, sont-ils réellement coupables, ceux-là? Un simple refus suffirait aux immigrés pour couper court. C’est leur tendance à jouer aux guichets automatiques qui entraîne d’autres mendicités. Plus les donneurs se feront rares, plus les demandeurs se raviseront.  Soit !

Il faut peut-être croire que Les Saprophytes est un titre qui fait référence aux faux culs qui, aujourd’hui, attirent dans leurs filets, par personnes ou par internet interposés,  les jeunes des pays en mal de développement inclusif. L’exemple du patron de Tchéta: Geiselnehmer.  Ce dernier,  proxénète bien habillé par son statut de responsable d’hôtel, a exploité l’héroïne dans tous les sens, elle qui était décrite comme « une beauté angélique, un pont arrière imposant, des seins spirituels » (p. 19), s’est retrouvée flasque et agonisante dans une société dubaïote qui l’a entièrement consumée.

D’ailleurs, à bien y regarder, le roman de Kouagou est un récit qui pleure la déchéance d’une beauté féminine. Déchéance psychologique d’abord avec une Tchéta innocente, devenue vaniteuse avec son visa pour  Dubaï et qu’on retrouve déprimée et déplorable dans une piaule isolée loin des merveilles qu’elle imaginait. Déchéance corporelle ensuite avec la chair qui cède progressivement face à l’usure de l’immigration, face aux exploitations sexuelles qui ont fini par avoir  raison de toute la personne.

Tout le récit reste donc axé sur Tchéta, les autres personnages sont évanescents. Le narrateur, en mal de techniques, a laissé oisifs certains protagonistes de son œuvre. Pourtant bien de personnages étaient prétextes à récit : Nathalie, Evelyne, Germaine et Mélanie. Ce groupe de personnages féminins présentés par l’auteur comme des Africaines vivant à Dubaï avant l’arrivée de l’héroïne, auraient pu servir à une profonde exploration de cette société. Hélas ! Le romancier les introduit et les laisse sans grands rôles dans le récit. On en vient à douter même de leur réelle importance. Ce qui affaiblit davantage l’intrigue  déjà portée par une écriture réaliste à souhait, mais trop juste.

La plume de Kouagou n’est pas colorée. A l’image de Dubaï, on aurait souhaité une écriture feu d’artifice pour décrire la misère dans ces villes débout comme dirait Céline de New-York. Son écriture littérale a empêché  la dédramatisation et la distance suffisante pour sa fiction narrative. Le réel est déjà insupportable pour beaucoup, alors, que l’œuvre littéraire, par l’alchimie de la langue, lui substitue une réalité autre pour nous permettre de supporter nos démons ! A suivre !

Un article d'Anas Atakora, en sa version initiale consultable sur Bienvenue sur mes Monts

La Folie de Salomé, un théâtre de Sékou Kadjangabalo

la-folie-de-salome-finalA Kanni,  au pays de Raskolnikoff, du Prêtre et autres Saints aux patronymes immensément bruyants, Salomé, le seul personnage féminin de cette pièce de théâtre,  prévient qui l’entend: souviens-toi du piège ! Du piège ou plutôt des pièges du jeu politique dont la logique, castratrice à souhait, jette l’anathème sur ceux qui osent garder leur lucidité, leur indépendance d’esprit et leur droit à l’impertinence. Autrement, comment comprendre La Folie de Salomé dans le théâtre de Sékou Kadjangabalo ? Celle dont il s’agit, en effet, est un personnage singulier et solitaire, modèle de cohérence et de résistance, qui ne se laisse pas distraire par les calculs politiques malsains des uns et des autres. Renvoyée à un asile de fous pour avoir trop parlé, Salomé sera abattue par trois coups de revolver  pour  avoir  refusé de signer ce qu’il convient d’appeler l’acte de récupération.

A travers cette intrigue éminemment politique, c’est le théâtre de Sékou Kadjangabalo  qui déroule au lecteur  un tapis rouge sur trois séquences. Même si le dramaturge dans le liminaire conseille :  Ne tombez pas amoureux de cette chose que le verbe va conjuguer tout au long de ce cercle scénique, il sera impossible au lecteur de ne pas se laisser emporter par  la force poétique, les envolées philosophiques et  l’ironie alerte de ce théâtre de Sékou qui rappelle celui de Kossi  Efoui, de Kangni Alem et autres tractographes, selon le nom consacré par le critique togolais Apedo-amah aux dramaturges qui ont participé du renouvellement de l’écriture dramatique au Togo dans les années 90.  Sékou en était un, acteur et témoin de cette période des évènements, pour reprendre ici une formule de Kossi Efoui. Et son texte La Folie de Salomé rend compte des évènements tout en jouant agréablement bien le jeu de l’intertexte, du clin d’œil (ou de plume ?) amical  aux autres mâles de la génération 90 :

             Cela a commencé le jour où je suis allée  danser au bal des fous ! Au coucher du soleil, à l’heure où la schizophrénie entend pousser les fleurs du mal, je suis allée trouver mes copains, des mâles à la gueule sale, dans le carrefour de la poésie, de l’amour et de la liberté. C’est là que nous avons forniqué avec la dignité des bidasses, le premier trophée à notre tableau de guerres. C’est aussi là, au compte rendu de l’histoire, que tout a basculé. Sur les milles routes possibles du Golgotha, rejetés par parents et amis, encouragés par quelques grosses pointures mathématiciennes, et ayant castré nos entrailles, nous avons entrepris la difficile ascension de notre chemin de croix.

Ainsi parle Salomé, l’héroïne de Sékou dont la folie secoue les faux semblants, tourne en dérision la récupération politique, dénonce la violence, le conditionnement, la trahison et autres bêtises des dictatures ubuesques.  A l’image des personnages de Sony Labou Tansi, Salomé refuse la compromission pour éviter l’état honteux et la défaite de l’esprit. Elle représente à elle seule un monde, une société, une SA-Lomé, une société anonyme nommée  Lomé,   l’espace d’intenses négociations, la femme carrefour où tout se joue. En témoignent les tentatives de récupération politique orchestrées, chacun à sa manière, par les personnages de Raskolnikoff et du Prête ou les tentatives de récupération sexuelle  entreprise par le personnage de Saint Pompilius.  Et tout comme un espace, Salomé est saturée, étouffée  par la sur-présence des hommes et leurs diverses récupérations. Elle ne peut que devenir folle devant tous ces canons dans lesquels on voudrait l’enfermer.

Le théâtre de Sékou est un théâtre qui donne plus de voix (voies ?) aux hommes qu’aux femmes.  Son univers dramatique, et par extrapolation son imaginaire, est très phallocratique. Dans la pièce, on compte au moins cinq personnages masculins contre un seul personnage féminin. Et pourquoi la folie est-elle incarnée par la seule femme de la pièce ? Peut-être parce qu’il s’agit d’une folie positive, d’une folie saine et lucide à travers laquelle le dramaturge édifie un modèle d’« héroïne du refus » pour ce monde où les femmes sont généralement  attirées par les billets craquants, les villas, les voitures et tout ce que Gide appelle les nourritures terrestres.

Dans tous les cas, avec La Folie de Salomé, Sékou Kagnangabalo signe sa (re)descente dans les arènes littéraires et nous espérons que cela l’obligera à d’autres défis de création avec sa plume longtemps restée en berne comme il aime à nous dire lors de nos discussions.