Josué Guébo, lauréat du prix Tchicaya U Tam’si (2014), est un poète ivoirien dont la plume a élu domicile dans une île pour enfanter la parole. Parole poétique adressée aux lecteurs sous le titre Songe à Lampedusa. Lampedusa justement, cette île, théâtre de l’immigration clandestine, devient dans les vers de Guébo une métaphore de notre monde. Un monde qui souffre, qui tangue sur les vagues de ses préoccupations existentielles. Un monde en rupture d’équilibre en quelque sorte !
Au-delà donc de la question de l’immigration, ce qui est sujet à réflexion dans cette poésie de Guébo, ce sont les rapports humains dans tous leurs états. Le poète questionne ici des réalités hautement complexes : qu’est-ce que l’Homme aujourd’hui quand on sait que ni l’espace(le pays d’origine ou le pays d’accueil), ni la nationalité, ni la race ne réussissent à nous définir tant nos rêves, nos aspirations, nos fantasmes les explosent en bien comme en mal. Sa définition toujours en friche, l’homme se voit donc en transit, en mouvement vers l’ailleurs, vers l’autre. Cet autre aussi en mouvement, donc inévitable collision d’humanités en rupture d’équilibre! Qui (re)connait qui ? Personne ! On attribue juste à la va-vite et selon les mœurs et les humeurs du moment des parures à tel ou à un autre. Voilà pourquoi Josué Guébo réécrit, à loisir et avec ironie, le mythe d’Ulysse, le héros grec connu pour ses dix années d’aventures à la recherche de son équilibre, son foyer. Et le poète ivoirien de s’exclamer :
La guerre de Troie aurait bien lieu
Ulysse serait attendu l’arme aux poings par les garde-côtes
Il aurait l’air surpris
Qui part à la chasse perdrait sa race
De trop avoir erré sous les soleils Ulysse aurait la mine
D’un Soumangourou Kanté
Certains le prendraient pour Dieudonné Mbala Mbala
p. 46 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud
Songe à Lampedusa est une poésie qui interroge notre identité avec des éléments de mythes et des éléments historiques. L’homme trouve en face de lui son semblable mais aussi ses rêves et ses fantasmes. Et tous dans un mouvement de quête illusoire de tranquillité, de bonheur. Mais alors comment gérer cette quête du bonheur sans piétiner, sans importuner l’autre ? Comment sauvegarder sa tranquillité, sa sécurité sociale sans refouler outre mesure l’autre ? Josué Guébo nous pousse à ces interrogations essentielles. Son recueil fait de Lampedusa un raccourci de notre monde. Par-delà les immigrants et les garde-côtes, célébrant une bamboula dont ils ne sont pas forcément fiers; par-delà donc cette île, il faut voir notre monde, ses leurres, ses lueurs, ses plaies et ses aises. Ce monde regardant ses tragédies (guerres, famine, naufrages…) comme si cela allait de soi :
Il y a pire qu’un radeau
A l’agonie
La terre oublieuse
D’être maternelle
p.7 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud
Qu’il a raison le poète ! L’humanité s’oublie consciemment. Oubli programmé par les géopoliticiens et les capitalistes éhontés. Les solidarités se fabriquent sur mesure et sont dépourvues de tout sens humain. Le poète en est conscient, ses vers témoignent :
Nous ne voudrions
Du faux requiem
Des sympathies tardives
Ne voudrions des sourires de plâtre
A la rescousse
Des seules causes perdues
Ne voudrions des caresses langoureuses
Aux présences désertées
Ne voudrions de la poigne chaleureuse
Au matin consciemment
Refroidi.
p. 14 – Editions Panafrika / Silex – Nouvelles Sud
La plume de Guébo étonne par son sens de la litote, sa force de suggestion et son style alerte. Une écriture posée qui vientfaire écran (p.8) à cette île agitée que l’auteur met en scène dans une démarche artistique qui tient à la fois de la poésie et de la narration.
En effet, Songe à Lampedusa peut se lire comme un tout, un seul texte. Ses vers ne sont pas dits mais contés par un JE poète-narrateur. Ce dernier livre son récit par touches poétiques, par bribes de souvenirs et de nostalgies, par tranches d’exigences familiales qui l’ont jeté dans les vagues de l’errance. Il connaitra la mer, le rêve, le radeau, l’angoisse et le naufrage. Une poétisation de tous les récits d’immigrants clandestins, qui emprunte à Césaire son usage agréable de l’anaphore :
Et nous monterait
L’écho du mal-de-mer
L’écho
Où cuveraient leur saoul
Toutes les colères séculaires
La tempête
Dans l’ovaire d’un naufrage
[…]
Et nous monterait l’antique nausée
Des cales
Le chancre blasphématoire
Des chansonnettes salaces
Et nous monterait
L’écho du mal-de-mer p. 14-15
A l’anaphore, il faut ajouter les belles allégories (surtout les pp. 16, 17) qui permettent des pauses-réflexions au fil des pages où le poète attire notre attention sur l’état honteux de notre siècle :
Rien n’exaspère
Rien ne révolte
Pas même les putes suçant des crucifix
Pas même les aveugles gourmands de strip-tease
Rien n’exaspère
Pas même des moustiques attachés-administratifs
Pas même des fesses galeuses sur un trône, p. 25
Le JE qui sert à l’énonciation poétique de Guébo ne joue pas seulement avec nos méninges, mais aussi avec notre cœur. Plus le texte tend vers la fin, plus la charge émotive devient grande : tragédies, amertumes et dérisions se côtoient dans des vers qui deviennent de plus en plus directs, abandonnant même par endroits les enjoliveurs poétiques pour porter nue la réalité qui égrène des chiffres, des faits et des dates funestes :
3 octobre
Les radeaux lents des violeurs
De l’automne
Blessent les quais
[…]
3 octobre
Trois et dix
Trente
Trente et dix
Trois cents
Trois cents soixante-six
[…]
Ce 3 octobre
Entre l’eau et les flammes
Flottaient aussi des femmes, pp. 48-49
Si on peut lire Songe à Lampedusa comme une mise en vers d’un récit, il n’en demeure pas moins que cette œuvre reste un recueil de poèmes. Chaque page décline son poème dans une logique qui lui est propre. Une manière pour l’auteur de créer encore du charme : le lecteur se surprend, en effet, à mettre en rapport les différentes logiques des poèmes et à imaginer au fil du texte ce qui aurait pu être le titre de tel ou tel autre poème. Au final, ce texte de Josué Guébo est une poésie totale ou plutôt comme le dirait A. Waberi c’est un voyage de mots qui se nourrit de multiples étreintes.
Josué Guébo, Songe à Lampedusa, Dakar, Panafrika/Silex, Mai 2014, 70 pages
Anas Atakora