Qu’est ce qui se cache derrière les crimes rituels au Gabon ?

stopL’affaire a pris une telle ampleur qu’on ne saurait la reléguer au rayon de vulgaires « faits divers ». De 2005 à 2013, une vingtaine de corps sévèrement mutilés ont été retrouvés dans diverses localités du Gabon, un pays d’1,6 millions d’habitants. Ces crimes ont été désignés, dans un consensus quasi général, comme des « crimes rituels ». Derrière ce terme, l’opinion publique désigne la pratique, d’inspiration animiste et pseudo maçonnique, qui voudrait que certains hommes de pouvoir, dans leur désir d’en amasser encore, se livreraient à des pratiques mystiques à base de sacrifices humains. Cette version des faits est largement acceptée par la population gabonaise, alimentant un climat de défiance constant vis-à-vis d’une élite jugée au-dessus des lois – la plupart des crimes sont restés non élucidés. Ce climat de psychose est bien entendu entretenu par les médias locaux, et s’alimente de préjugés fortement ancrés. 

Cet article n’a aucune vocation d’élucidation criminelle. L’auteur, bien que résident au Gabon, n’a mené aucune investigation qui lui permettrait d’apporter des pistes nouvelles par rapport aux enquêtes en cours. Le sujet étant dramatique, puisqu’il concerne directement des dizaines de familles en deuil et des milliers d’autres apeurées, l’objet de l’article n’a aucune vocation polémique. Il est plutôt d’apporter une hypothèse constructive à un drame sans aucun doute complexe, qui semble pourtant faire l’objet d’un traitement outrancièrement simpliste. 

L’hypothèse des crimes rituels

Samedi 11 mai 2013, une grande marche a été organisée à Libreville, à l’appel de l’Association de Lutte contre les Crimes Rituels (ALCR). Les médias s’en sont fait largement les relais, plusieurs personnalités de premier plan y ont participé, et l’affluence était au rendez-vous. Cette marche cristallise l’exaspération de la population face à un phénomène tout désigné. Pas un jour sans qu’un média local ne s’en fasse l’écho. La plupart des conversations finissent par aborder le sujet. Les autorités ont été obligées de se saisir de la question, de promettre le vote d’une loi spécialement dédiée au phénomène, de mobiliser ostensiblement les forces de police (accusées de laxisme, de « deux poids deux mesures » vis-à-vis de commanditaires des crimes que l’on imagine au-dessus des lois) pour des contrôles massifs des véhicules après chaque disparition d’enfant signalée… Le crime rituel est sur toutes les lèvres au Gabon. 

D’une certaine manière, l’élite politico-affairiste gabonaise est en train de payer le prix du prestige dont elle a voulu se draper. Le problème remonte aux premières heures de l’indépendance. L’élite autochtone occidentalisée qui accéda aux manettes de l’Etat après 1960 s’est créé une légitimité aux yeux d’une population rurale traditionnelle en se parant de nouveaux attributs de puissance et de mystère (les deux étant liés), alliant des éléments issus de la Modernité occidentale (les rites maçonniques) et des éléments autochtones de mysticisme animiste. Omar Bongo Ondimba, président du Gabon pendant près de 40 ans, a surjoué de ces éléments. La mayonnaise a très bien pris dans une société historiquement imprégnée de croyances fortes sur les mystères de la nature et sur le « surnaturel ». 

Rappelons la caractéristique particulière du peuplement de la forêt équatoriale d’Afrique centrale. Cette forêt est difficile à pénétrer et offre relativement peu à chasser et à manger. Les cultivateurs bantouophones qui se sont installés sur ses terres aux alentours du X° siècle se sont donc concentrés sur des microenvironnements plus favorables (plaines non boisées, marais, rivières riches en poissons…). Ces pionniers défrichaient des parcelles où ils cultivaient du yam, du plantain et des palmiers à huile, dans un cercle concentrique autour des habitations humaines, lui-même entouré par les bois extérieurs, qui représentaient l’au-delà de la civilisation humaine, le domaine de l’inconnu, des esprits de la nature et des ancêtres. Jusqu’à ce jour, la forêt gabonaise recouvre 80% du territoire national, et les Gabonais continuent d’une certaine manière à être environné d’un univers qui leur échappe. Ce contexte favorise une appétence au surnaturel qui étonne bon nombre de ressortissants d’autres pays africains… Cela a été d’autant plus renforcé par le « cannibalisme » de ces éléments traditionnels par la Modernité sociale et politique gabonaise. 

DROGBALe fait que les plus hautes autorités du pays affichent ostensiblement leur adhésion à des loges maçonniques – dont la conception locale n’est que le pâle reflet des cercles de réflexion du siècle des Lumières, et s’apparentent plutôt à des clubs d’une caste élitiste qui se complait dans des rituels pseudo-mystiques désuets – crédibilise la thèse de la réalité sociale des pratiques mystiques, et de leur association aux cercles du pouvoir. La compétition aux faveurs au sein d’un système clientéliste qui nourrit quasiment l’ensemble de la population à des degrés divers, alimente la suspicion vis-à-vis des « réussites », forcément suspectes (« tel a commis tel crime ou s’est compromis de telle manière pour avoir sa promotion »). Dans cette économie rentière à élite prédatrice, la richesse acquise est présumée coupable, de même que la réussite tout court. De plus, héritage de l’époque où l’esclavagisme faisait rage, la croyance reste ancrée dans nombre de pays africains de la côte atlantique que la richesse s’acquière aux dépens des autres, par la sorcellerie et/ou le sacrifice de la vie d’un de ses proches.  

Ce contexte historique et culturel fait du Gabon un terreau particulièrement favorable à ce que la population prête une oreille disposée à l’hypothèse des crimes rituels. De fait, l’histoire n’est pas nouvelle. Les personnes âgées ne se souviennent pas d’une époque où l’on n’ait pas brandi cet épouvantail de l’insécurité. Toutes s’accordent toutefois à reconnaître que la psychose sociale autour des crimes rituels ait pris récemment une ampleur sans précédent. 

Une enquête menée au niveau mondial par l’institut de sondage Gallup révèle que la population gabonaise est la cinquième au monde à se considérer vivre dans la plus grande insécurité. Or, dans les faits, si l’on retient le critère matériel du taux d’homicides pour 100 000 habitants, le Gabon se classe au 56e rang mondial du pays le plus criminogène.  Il y a donc un gap important entre la réalité et la perception de la réalité. 

Comprendre la psychose sociale

La thèse défendue ici est que cette psychose relève plus de déterminants socio-politiques que d’une insécurité réelle. La psychose actuelle sur les crimes rituels est le résultat de la défiance totale entre la grande majorité de la population et les élites politico-économiques du pays d’une part, et le délitement plus général du pacte social gabonais. Le nouveau régime a changé de discours politique (forte orientation modernisatrice et économiste, autour du concept de l’Emergence), sans que la réalité concrète du pays, à savoir une plus forte inclusion politique, sociale et économique ne suive. Le système clientéliste traditionnel (recrutement des jeunes dans la fonction publique, diverses subventions sociales) revêt désormais un coût exorbitant que l’Etat ne peut plus se permettre. L’ancien système se meurt sans que le nouveau n’ait réellement pris le relais. 

C’est dans ce contexte que la moindre rumeur prend des tournures d’évènement national. Un sac rempli d’abats d’animaux est exposé comme une preuve supplémentaire de l’ampleur des crimes rituels. Les démentis officiels prouvant l’origine animale desdits abats sont tout de suite interprétés comme une volonté du pouvoir en place de cacher la vérité au bon peuple. Les personnes de bien ne veulent plus laisser leurs enfants se promener même le jour. Tout le monde se méfie de tout le monde, tandis que des prédicateurs charismatiques promettent, bible à la main, d’expurger le Mal du pays. 

Peut-être y a-t-il vraiment quelques crimes dont la motivation répond à la définition des crimes rituels. Un personnage de l’establishment a récemment été arrêté sous l'acte d'accusation de commanditaire d’un tel méfait. Sans doute y a-t-il des homicides « normaux » d’hommes et de femmes envieux, jaloux, sadiques, sanguinaires, qui déguisent leur acte en « crime rituel », histoire de détourner l’attention. Peut-être que ces mutilations criminelles nourrissent un trafic international d’organes ? Il peut y avoir mille et une raisons derrière un crime avec mutilation. N’en privilégier aveuglément qu’une seule n’est pas rendre devoir de justice aux victimes.  

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La vingtaine de crimes avec mutilation qui ont eu lieu ces dernières années au Gabon sont des horreurs auxquelles il faut mettre un terme. Pour cela, comprendre la motivation, les ressorts psychologiques, mais également l’inscription sociale et culturelle de ces actes criminels est une première étape indispensable. Ces crimes prennent une ampleur d’autant plus grande qu’ils ont lieu dans une société dont la torpeur s’est longtemps justifiée par la « paix sociale » qu’elle imposait, symbole de sa réussite. 

Pour mettre un terme à la psychose sur les crimes rituels, le gouvernement et la société gabonaise doivent accepter de se regarder sans peur dans le miroir. Accepter le fait que la société navigue aujourd’hui dans le flou, entre perte de repères et émergence de valeurs nouvelles qui peinent encore à s’imposer. Et trouver en elle-même les forces de créer les conditions radicales d’un climat de confiance pour rebâtir son pacte social. 

 

André LIRASHE