Spiritualités mêlées : le soufisme en terre animiste

Soufisme aux ComoresDans un article du Nouvel Obs, Souleymane Bachir Diagne s’imaginait expliquant à son enfant les fondements du soufisme. Tantôt définie comme la branche mystique de l’Islam, tantôt vue comme une démarche purement spirituel et indépendante du dogme, le soufisme est aujourd’hui plus que jamais d’actualité : Eric Geoffroy en parlant de la spiritualité musulmane, la désignait comme la seule solution pour la pérennité de l'Islam.

Quand on parle de soufisme en terre africaine, le nom qui vient à l’esprit est souvent celui de Thierno Bokar, enseignant de l’écrivain Amadou Hampate Bâ. Au Mali comme au Sénégal, et aujourd’hui en Afrique du Sud, le soufisme est une démarche adoptée de façon individuelle ou communautaire. Cependant, il existe un pays où le soufisme est non seulement une démarche communautaire, mais aussi une tradition nationale : il s’agit des Comores. Si le pays est peu connu pour sa pratique spirituelle, il n’en est pas moins imprégné au point que les rituels soufis font partie du quotidien. La confrérie, la relation de maître à disciple, les savoirs ésotériques s’y croisent sans dire leur nom. Attitude humble propre à la spiritualité, ou symptôme d’une exposition à l’endoctrinement ?

Aux origines : un terreau propice au mysticisme

La légende voudrait que les Comores aient d’abord été peuplées par des djinn, “esprits” en arabe, enfermés dans les îles par le roi Salomon, fils de David. Les récentes fouilles archéologiques laissent supposer que la théorie serait fondée sur un réel passage des troupes de Salomon, puisque des reliques de tombes portant le sceau du personnage biblique, ainsi que des pratiques juives, ont été répertoriées dans l’archipel. A cela peut s’ajouter la forte présence, encore aujourd’hui, de rites purement animistes hérités des esclaves venus du Mozambique, du Zimbabwe et probablement du Botswana. Les coeurs étaient déjà sensibles aux discours religieux. Selon la tradition orale, au 7ème siècle, deux hommes en quête spirituelle auraient quitté l’archipel pour se rendre à la Mecque, où un certain Muhammad prêchait la nouvelle religion, héritière du christianisme et du judaïsme. Arrivés après la mort de Muhammad, ils seraient retournés aux Comores avec un enseignement fortement imprégné de la dimension spirituelle de l’islam, qui n’a eu aucun mal à se mêler aux croyances existantes pour donner lieu à une richesse spirituelle inédite.

Des savoirs jalousement gardés

Certaines familles semblent être gardiennes de savoirs ésotériques associés au soufisme. Cela est dû à la présence, très tôt, des confréries les plus influentes du monde soufi : Les confréries Qadirî, Shadhilî et Ba Alawiya. Héritage du chiisme, seconde mouvance adoptée par les musulmans à l’aube de l’expansion de l’Islam, qui accordent une place particulière à la famille du prophète, et du shérifisme, de même nature, également observé au Sénégal, le respect accordé au prophète et à sa famille alimente la pratique religieuse. Les sharifs sont, selon la tradition, chargés d’être les “éclaireurs de l’humanité”, donc les gardiens de certains savoirs sensibles. C’est ainsi que l’on retrouve dans les foyers sharif, ainsi que chez certains initiés, des corpus contenant invocations et talismans, qui sont dispensés au reste de la population avec parcimonie. La littérature poétique soufie y est enseignée de fait dans les écoles coraniques : la période du Mawlid, célébration de la naissance du prophète, fait l’objet d’une fête nationale. Des noms comme Al Habib Umar, Mwinyi Baraka, sont connus dans la sphère soufie mondiale.

Manifestations

L’amour du prophète, et par extension l’amour de l’humanité, sont les socles de la tradition soufie. C’est cet amour que femmes et hommes célèbrent lors de séances de méditation plus ou moins animées et riches de sens : les hommes se laissent porter par la transe mystique lors des cérémonies de daïra*, chantent leur amour pendant les madjliss**, quand les femmes se parent les mains de henné pour les ouvrir à la manière d’une corolle de fleur lors des dayba***. Car le mysticisme, aux Comores, est festif, et il n’est pas rare de déceler dans certaines célébrations une énergie semblable à celle des cérémonies animistes, qui ont elles aussi leur place – la danse des djinn est en l’occurrence la plus courante.

Le danger des fondamentalismes

Néanmoins, on peut se demander si cette omniprésence ne menace pas, justement, le caractère unique de la spiritualité. Presque toutes les familles comoriennes disposent d’un corpus immatériel de rituels tirés de la tradition soufie : invocations qui suivent chacune des 5 prières quotidiennes, anecdotes sur des personnalités marquantes. Bien souvent, ces rituels sont répétés sans que les auteurs en sachent l’origine ou la signification profonde, et la langue arabe, utilisée pour la plupart des rites, n’est pas comprise du plus grand nombre. Un détail qui, s’il ne constitue pas un problème en soi, fait des plus jeunes, en cette terre où les musulmans avaient su préserver la tolérance, l’ouverture et l’émulation intellectuelle prônées par l’Islam, une proie facile pour les fondamentalistes de tout horizon.

Touhfat Mouhtare

1  Eric Geoffroy, L'islam sera spirituel ou ne sera plus, Seuil

2 Carte blanche à SB Diagne, Le Nouvel Obs : http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20151115.OBS9536/le-soufisme-explique-a-mon-fils.html

3 Tradition orale. Gevrey, 1870

4 Comores, plaque tournante de l’esclavage, Ali T. Ibouroi, 2002. * Cérémonies de célébration soufie.

Photo : le deba-chant soufi de mayotte- Source  cfred-toulet