Pour un système plus efficace de paiement des per diem en Afrique

incentivesUtilisée essentiellement comme instrument de motivation, le paiement de per diem est devenu dans certains pays d’Afrique, la règle plutôt que l’exception, faussant ainsi l'impact des efforts de développement et constituant  un poids supplémentaire pour les  finances publiques. Le sujet mérite d’être analysé, dans le contexte actuel de raréfaction des ressources financières en dons et les moindres performances fiscales des pays Africains. Un article précédent discutait de son impact sur l’économie, plus particulièrement sur les finances publiques. Dans la même lignée, cet article se propose d’aborder des pistes de réflexion pour rendre le système de paiement de per diem plus optimale.

Face au constat de l’abus des per diem et de ses conséquences sur les finances publiques et les efforts de développement, la question qui se pose est de savoir s'il faudrait les supprimer ou pas.  Une étude récente de la BAD (Banque Africaine de Développement) essaie de répondre à la question, en s’appuyant sur les facteurs pouvant motiver les fonctionnaires à faire la chasse au per diem.

Avant toute chose, revisitons la notion de motivation, qui semble-t-il serait au centre de ce phénomène. Le concept de motivation est régi par la loi de l'offre et de la demande et l'effet-prix associé. Augmenter les incitations monétaires augmente l'offre. Par conséquent, plus élevés seront les per diem, plus motivés les gens seront à participer à des ateliers, des séminaires, etc. Cela pose, cependant, un problème quant à la qualité des participants et la pertinence des travaux qui seront menés. Il y a en effet un risque que les gens inappropriés participent aux ateliers, les gens convenables étant évincés. Des psychologues sociaux (Reitman, 1998; Frey, 2001; Meiyu et Gerhart 2012) ont déterminé que la structure de motivation des individus est constituée de la motivation extrinsèque et de la motivation intrinsèque. La motivation extrinsèque provient de l'extérieur de l'individu et implique des récompenses externes (l'argent, des prix à l’évaluation des performances, etc.) alors que la motivation intrinsèque ou "motivation du comportement" vient de l'intérieur et s’attache à la volonté de contribuer à la résolution des problèmes. Ainsi la chasse au per diem serait plus portée par la motivation extrinsèque. L’objectif serait donc de disposer d’un système de per diem permettant de ne sélectionner que des personnes motivées intrinsèquement.

UntitledLa nature de l'interaction entre les per diem et les motivations peut être formellement analysée à l’aide du modèle de Frey (2001). La figure ci-contre représente l’adaptation du cadre proposé par Frey, qui montre  graphiquement l'interaction entre les per-diem et l'effet d'éviction pour la participation à un atelier hypothétique. S est la courbe de l'offre traditionnelle basée sur l'effet relatif des prix: augmenter la récompense externe (per diem) pour la participation de O à R augmente la participation à l'atelier de A à A'. L'effet d'éviction fait  déplacer la courbe d'offre vers la gauche pour S' (suite à la chute de la motivation intrinsèque). Ainsi, augmenter le per-diem de O à R mène au point C (au lieu de B). Comme le montre la figure, l'effet d'éviction domine l'effet des prix relatifs et en augmentant la récompense de O à R, on constate une réduction de la participation de A à A''. Une fois que la motivation intrinsèque a été évincée complètement, la courbe d'offre normale (S') reprend la main, et en augmentant la récompense  le nombre de participants augmente mais il ne s'agit là que des individus inappropriés.

Trois hypothèses peuvent être formulées pour un individu-type :

H1 = l’Africain est un individu avec une motivation purement extrinsèque.

Il n'a pas de motivation inhérente à assister à l'atelier et est seulement intéressé par les récompenses monétaires associées à la participation, sans égard  de ce que sera sa contribution à l'atelier ou de la plus value intellectuelle qu’il peut y gagner et qui pourrait influencer son institution et l'impact pour le développement de son pays ou région.

H2 = l’Africain est un individu  avec une motivation purement intrinsèque.

Il n'a pas besoin de per diem pour assister à l'atelier, ou il a seulement besoin d'être remboursés suivant le coût réel que cela constitue. Cette personne non-rationnelle (au sens économique) est seulement motivée par son «esprit patriotique» avec le désir d'être utile et serviable. Il participera à l'atelier s’il estime pouvoir apporter une valeur ajoutée à l'atelier ou acquérir des connaissances qui pourrait l’aider à changer positivement son environnement.

H3 = l’Africain est entraînée par un mélange de motivation intrinsèque et extrinsèque.

Entre les cas extrêmes décrits ci-dessus, il y a toute une gamme de combinaisons possibles de motivation intrinsèque et extrinsèque. La situation la plus probable est qu'un individu type, soit habité par un mélange des deux. Dans ce cas, l'introduction de la récompense monétaire a en même temps un effet positif sur la motivation extrinsèque sans nuire à la motivation intrinsèque. Cependant l’effet global dépendra de l’effet relatif de l’un sur l’autre. L’objectif visé ne sera pas atteint si l’effet positif sur la motivation extrinsèque l’emporte sur la motivation intrinsèque car le nombre de participants plus motivés par l’argent que par la formation sera élevé. Il s’agira donc de trouver l’équilibre. 

Ce modèle révèle que la suppression des per diem n’est pas la solution. En effet, le paiement de per-diem permet dans une certaine mesure à accroitre la motivation des collaborateurs,  indispensables pour l’organisation. L’idéal serait de pouvoir retenir comme participants aux ateliers ou activités similaires, les individus de type H2 ou H3.

Il faudrait donc revenir aux objectifs premiers de l’instauration des per diem, à savoir la couverture des frais des agents en mission ou appelés à des fonctions n’entrant pas dans leur cahier de charge. Ainsi le système devrait plus s’attacher au remboursement des notes de frais. Au lieu des sommes forfaitaires, qui sont généralement bien au delà du cout réel de la mission sur le terrain, on pourrait déterminer une grille évaluée à la baisse, obligeant l’agent à présenter des pièces justificatifs sur la base desquels lui sera remboursé le reliquat. Cette grille pourra aussi inclure les types de dépenses qui feront l’objet d’un remboursement. Elle pourra, par ailleurs, préciser les taux de rémunération suivant le type d’activité et le lieu sans distinction dans la hiérarchie, sur la base d’une enquête relative au niveau de vie dans les différentes zones où sont généralement affectés les agents. Ainsi, les agents cherchant à se rendre en mission, espérant ainsi « arrondir leur fin de mois », ne seront plus tentés par l’expérience. Ce faisant, la mission devient plutôt coûteuse pour l’agent qu’il n’oserait plus s’inscrire pour des activités sauf en cas de réelle nécessité. 

En ce qui concerne le remboursement, il devrait intervenir seulement à la fin de l’activité et suite à la présentation des documents justificatifs. Aussi, le paiement devrait se faire à travers des transactions bancaires plutôt qu’en espèce. Ce faisant, on limiterait les pratiques de corruption et autres détournements liés au versement per diem.

Par ailleurs, la faiblesse des salaires étant l’une des causes de la chasse aux per-diem, les Etats devraient considérer leurs revalorisations, afin qu’ils soient plus incitatifs pour les fonctionnaires. Ce facteur, au-delà de la chasse au per diem, constitue une contrainte à l’efficacité des services publics. Revaloriser les salaires permettrait certainement de motiver suffisamment le fonctionnaire à exceller dans sa tâche et à être moins porter vers la recherche de revenus complémentaires.

En marge d’un système  de paiement de per diem qui se présente aux agents comme une source de dépenses supplémentaires, les Etats doivent s’orienter vers des outils de plannification et de contrôle afin ,d’une part, de réduire les multitutdes de réunion et autres activités « classées » comme mission au strict minimum et d’assurer, d’autre part, un suivi permanent de la participation des agents désignés à ces différentes activités.

L’abus des per-diem sur le continent est un sujet tabou relevant pratiquement de l’économie souterraine. Cela représente un coût caché considérable, avec un impact négatif sur les finances publiques et les efforts de développement. Ca pourrait être qualifié de corruption si l’on suit certains auteurs affirmant que la corruption est constituée de deux faces: l’une publique et comprise comme illégale, et l’autre enchâssée dans les pratiques sociales et légitimée. Il n’existe évidemment pas de solutions simples à un problème aussi complexe, mais toutefois, on peut ameliorer le système, tout au moins pour accompagner le processus de rattrapage du continent tout en assainissant les finances publiques. Une meilleure planification et une réforme de la fonction publique notamment en ce qui concerne le traitement des fonctionnaires seraient un premier pas dans ce sens, qui pourrait être pérennisé avec un système de versement des per diem qui fait appel à la volonté des individus à contribuer au développement de leur institutions et de leur pays.

                                                                                                                              Arnold Peyrol ANGLO.

Sources:

Guy Blaise NKAMLEU and Bernadette Dia KAMGNIA, Use and abuse of Per-diem in Africa, A political economy of travel allowances Working paper series 196 February 2014, African Development Bank

Valéry Ridde, « Réflexions sur les per diem dans les projets de développement en Afrique », Bulletin de l'APAD [En ligne], 34-36 | 2012 URL : http://apad.revues.org/4111

Seven ways to stop per diem abuse in aid work. Posted in NGOs  May 29, 2013, Piroska Bisits Bullen

Les per diem en Afrique : une pression pour les finances publiques

incentivesUtilisé essentiellement comme instrument de motivation, l'abus des per diem est devenu dans certains pays d’Afrique la règle plutôt que l'exception, faussant l'impact des efforts de développement et constituant un poids supplémentaire pour les  finances publiques. Le sujet mérite d’être analysé dans le contexte actuel de raréfaction des ressources financières en dons et les faibles performances fiscales des pays africains. Cet article propose une analyse du système de paiement de per-diem en Afrique et de son impact[1].

Avant toute chose, il convient de préciser que le per diem[2] est une somme d'argent qu’une organisation donne à une personne par jour, pour couvrir les dépenses liées à une mission dans le cadre de travaux effectués loin de son domicile. Cette indemnité journalière élimine la nécessité pour les employés de présenter des rapports de notes de frais. Au lieu de cela les employeurs versent aux employés un taux journalier normal, sans égard du montant effectivement dépensé par l'employé, simplifiant ainsi les formalités administratives en éliminant les contrôles nécessaires dans un système de remboursement de notes de frais.

La pratique du per diem en Afrique

En Afrique, le versement des per diem est apparue dans les années 70-80, pratiquement au même moment que l’aide publique au développement et concomitamment à l’accroissement de la mise en œuvre des projets de coopération internationale. Un observateur critique des programmes d’aide au développement des années 1980 décrivait la manière dont l’arrivée massive de l’aide et des per-diem pouvait provoquer une « new epidemic in Africa : Fat Aids ».

Les taux sont déterminés par voie de négociation entre le gouvernement et les bailleurs de fonds et en fonction de l’activité (ou de la mission) en ce qui concerne les projets financés sur ressources financières extérieures ou de façon discrétionnaire par l’Etat pour des activités financés sur ressources intérieures. Il existe donc des différences considérables du taux de per-diem entre les projets, même lorsque les sources de financement sont les mêmes. Généralement, les per-diem accordés par les donateurs sont plus élevés que ceux accordé par l’état. Au Mali Par exemple, le taux de per-diem du gouvernement  est compris entre 4000 et 7500 FCFA, contre 15 000 FCFA pour les projets financés sur dons (Bergamaschi et al, 2007).

L’absence d’un bon système statistique ne permet pas vraiment d’apprécier globalement ces dépenses. Dans certains pays, l'ampleur des sommes dépensées au titre de per diem est telle que les gouvernements préfèrent ne pas les communiquer. Des rapports récents ont tentés de fournir des données budgétaires sur les indemnités journalières de deux pays : la Tanzanie et le Malawi.

En Tanzanie, un document de politique préparé par le Forum des politiques en 2009 a indiqué qu’entre 2001 et 2006, les sommes allouées au per diem ont augmentés de plus de trois fois. Au cours de l'exercice 2008/2009, la Tanzanie a budgétisé près de 390 MUSD pour les per diem. Un montant équivalent au salaire de base annuel de 109 000 enseignants (soit plus des 2/3 de tous les enseignants du pays). En 2009/2010, le montant alloué aux allocations représentait 59%  de la masse salariale. Une étude de Soreide et al. (2012) pour l'Agence norvégienne de coopération pour le développement a révélé que 16,2% de la masse salariale (soit près de 32% du budget national en 2011) étaient affectés au paiement des indemnités journalières.

Au Malawi, une étude de Peprah et Mangani (2010) a révélé que les allocations liées aux voyages constituent l'essentiel des indemnités et représentent 76% de toutes les indemnités versées en 2010. En proportion des salaires, le paiement des indemnités en général représentait 29%, et celles liées aux voyages spécifiquement représentaient 21,9%. Au cours de la période 2006/2007-2010/2011, le budget « voyage » (la somme des déplacements à l’intérieur et à l’étranger) représentait en moyenne 11,4% du budget national.

Les deux exemples ci-dessus, bien que non représentatifs de la réalité dans tous les pays du continent, donnent une idée de l'ampleur des dépenses en per-diem.

Un système devenu une source complémentaire de revenu

Le paiement des per diem est dans bien de cas justifié, mais force est de constater que les montants sont bien au-delà des frais réels liés à la mission. Un tel système de quotas crée des possibilités d’abus. C’est d’ailleurs ce qu’observe la BAD. Dans certains pays, les per diem sont devenus un complément des salaires, amenant les fonctionnaires à définir des stratégies afin d’en bénéficier. Ce système renforce la pratique de la corruption et affecte négativement l’efficacité de services publics

Les ajustements structurels qu’ont subis la plupart des pays africains dans les années 90, ont affecté à la baisse des salaires dans le secteur public. Depuis lors, le salaire du fonctionnaire est resté relativement faible. Ces bas salaires, dans le contexte actuel de renchérissement du coût de la vie, incitent ces-derniers à accepter les pots de vin ou à détourner des ressources publiques. Pour faire face à cette situation, les gouvernements ont mis en place une variété de récompenses autres que les salaires de base, telles que  des indemnités de déplacement, les droits à pension, le logement, les allocations de santé, éducation, etc. Les indemnités paraissent particulièrement intéressantes pour les fonctionnaires. C’est en effet un moyen légal et non répréhensible d’augmenter le revenu mensuel. Ainsi assiste-t-on à une course au per-diem (per diem hunting) qu’un auteur burundais qualifie de « sport national » ou « gagne,qui peut » avec des stratégies de capture. L’objectif est donc pour les  « perdiemists » de multiplier leur présence au plus grand nombre possible de formations, ateliers et réunions proposant des per diem, parfois même au cours de la même journée ; développant ainsi un véritable « frog-leap », qui se réalise dans la pratique répandue du saut de grenouille. Cette stratégie consiste à signer les feuilles de présence de plusieurs réunions au cours d’une même journée sans y assister réellement. Pour mieux profiter de ce système, des formations, ateliers ou sommets inutiles sont organisés. Cette pratique est ironiquement dénommer « trainingism » ou « workshop symdrom » par les anglophones. Des fois, la même formation est organisée plusieurs fois pour les mêmes participants qui sont pour la plupart du temps absents ou qui passent juste avant la pause café. Certains services publics se trouvent ainsi vider de leur personnel, réduisant par voie de conséquence la performance des services publics.

Si bien souvent la pratique des per diem est justifiée, ce système laisse des marges à bien des abus. Ses abus ont un impact négatif sur les dépenses publiques, les projets de développement et ne facilitent pas forcément  l’atteinte  des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) fixés pour 2015. Ils participent au maintien  du statu quo, à entretenir un ordre négocié et des relations de clientélisme et de pouvoir discrétionnaire. Dans un prochain article, nous allons explorer les pistes pour un système de per diem plus efficace.

                                                                                                                                                       Arnold ANGLO

Sources :

Guy Blaise NKAMLEU and Bernadette Dia KAMGNIA (Février 2014). Use and abuse of Per-diem in Africa : A political economy of travel allowances. Working paper serie n° 196, African Development Bank

Valéry Ridde, « Réflexions sur les per-diem dans les projets de développement en Afrique », Bulletin de l'APAD [En ligne], 34-36 | 2012 URL : http://apad.revues.org/4111


[1] Il s’agit essentiellement des per-diem accordé par l’état, ou issue des aides aux développement au travers de projets, appelé avec humour « Dollar projects » au Nigéria.

 

 

 

 

 

 

[2] « indemnité » ou encore « prime » en français ;  « allowances », « incentive » en anglais

 

 

 

 

 

 

OHADA : défis et perspectives

UntitledDans un précédent article, nous avons abordé le bilan de l’OHADA : bilan plutôt positif, suscitant assez de convoitise aussi bien sur le continent, qu’au delà. Un corpus de neuf actes uniformes est aujourd’hui en place avec plus de deux milles articles d’application immédiate, couvrant des pans essentiels du droit des affaires (droit commercial général, droit des sociétés, sûretés, procédures collectives) et de la procédure civile (voies d’exécution et arbitrage) ; plusieurs institutions qui fonctionnent et une école qui forme d’éminents juristes. Bien que son objectif de fiabilisation soit largement rempli, pour pérenniser ce succès et continuer d’être le garant du droit des affaires tout en accompagnant le dynamisme économique actuel à peine entamé de l’Afrique, il reste à l’OHADA quelques défis à surmonter. Ils sont de plusieurs ordres : le défi d’expansion juridique, la problématique du fonctionnement des organes et institutions, le défi d’expansion linguistique, géographique, la réactivité face aux conjonctures et le défi d’une bonne cohabitation avec les autres institutions de la zone : CEDAO (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest), CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale), etc..

1. Problématique du fonctionnement des organes et institutions : le défi ici est au renforcement des organes existants et à la création de nouveaux organes. Récemment, beaucoup d’efforts ont été faits dans ce sens. La « Conférence des chefs d’états » a été instituée, le secrétariat permanant à vu son rôle renforcé, l’ERSUMA (École régionale supérieure de la magistrature) s’est vu assigné de nouvelles missions d’information, de formation et de recherche, la CCJA(Cour commune de justice et d'arbitrage) a vu ses effectifs portés de sept juges à neuf avec la possibilité d’en nommer d’autres en fonction des besoins et des possibilités financières de l'organisation. Si l’effort est à saluer, il est nécessaire de revoir les procédures de traitement des dossiers eu égard au délai actuel, jugé trop long devant la Cour. Il faudrait aussi renforcer les commissions nationales pour la promotion du droit OHADA et faciliter l’intermédiation entre l’organisation et les autorités nationales. Une réflexion sérieuse doit donc être menée quant au fonctionnement des organes et institutions.

2. Défi d’expansion juridique et modernisation des actes uniformes existants : Aujourd’hui, il faut de nouveaux actes uniformes. Par exemple, l’acte uniforme portant harmonisation et organisation des comptabilités exclut de son champ d’application, les banques, les établissements financiers, les compagnies d’assurances, ainsi que les entreprises soumises aux règles de la comptabilité publique. Pendant que les économies se spécialisent de plus en plus (mine, agro-alimentaire etc..), l’absence de normes sectorielles comptables propres à chacun ne facilite pas la tâche aux professionnels qui sont obligés de jongler avec les normes (généralistes) existantes. Malgré les efforts, le constat est celui de l’obsolescence des normes. Le projet de modernisation des actes en cours piloté par le secrétariat permanent et financé par la Banque Mondiale doit donc être poursuivi. Le droit OHADA a, par ailleurs, besoin d’être approfondi car il doit fréquemment être appliqué conjointement avec le droit national de l’un ou de l’autre des Etats membres. Ainsi, un contrat de vente est, pour ce qui est de ces effets, régi par l’acte uniforme du droit commercial général, alors que pour sa formation, il est plutôt régi par le droit national. La résolution d’un litige portant à la fois sur la formation et sur les effets d’une vente est donc problématique, ne serait-ce que pour déterminer la cour suprême compétente : la CCJA ou bien la cour suprême nationale du pays concerné. L’adoption d’un acte uniforme sur le droit des contrats, dont il existe aujourd’hui un avant-projet mais qui est malheureusement en sommeil permettrait de résoudre cette difficulté.

Par ailleurs, des travaux d'harmonisation spécifiques du droit du travail, eu égard à la sensibilité de la matière, ont été engagés et le droit de la vente aux consommateurs est également un chantier en cours dans le cadre de l'OHADA. Autant il peut être affirmé que l’OHADA remplit son objectif de contribuer à fiabiliser le droit des affaires de la région en fournissant des normes modernes et accessibles, autant, l’objectif de la fiabilisation du judiciaire reste lointain.

Les deux difficultés majeures sont respectivement le mauvais état général de la justice dans la plupart des Etats membres et l’encombrement de la CCJA, dont les délais de traitement sont actuellement décourageants.

3. Expansion géographique et linguistique : Le défi ici sera de préparer le terrain pour faciliter l’adhésion des pays anglophones de tradition juridique issu du Common law. Ceci permettrait d’éviter un alourdissement de son fonctionnement et une fracture du droit uniforme en cas d’adhésion massive d’autres pays. Les pays anglophones ont de nombreux concepts juridiques qui sont loin d’être communs avec ceux du droit OHADA ou leur font défaut, sans parler de ceux qui peuvent être antinomiques. Cette distorsion amènerait l’OHADA à revoir complètement les actes uniformes déjà adoptés, déstabilisant totalement les professionnels du droit et les justiciables de la zone. L’adhésion des Etats dont le système est inspiré du Common law doit être sérieusement et longuement préparée par une réduction ou une suppression de toutes les différences qui peuvent empêcher leur adhésion. Il devra aussi prendre en compte les aspects linguistiques. Officiellement selon l’article 42 du traité révisé de l’OHADA, le français n’est plus la seule langue de travail de l’OHADA : l’anglais, l’espagnol et le portugais ont désormais ce rang. L’OHADA compte parmi ces rangs des pays comme le Cameroun, partiellement anglophone,  la Guinée Bissau et  la Guinée Equatoriale qui sont respectivement lusophone et hispanophone. Néanmoins, la traduction officielle du traité, des actes et des règlements reste à faire. Le défi pour l’organisation est d’assumer ce choix, que les actes soient traduits et que le fonctionnement soit quadrilingue sans que cela ne constitue un important facteur de ralentissement des travaux, d’augmentation des coûts de fonctionnement et de conflits juridiques complexes.

4. Défi de la cohabitation avec les autres institutions de la zone : l’OHADA doit constamment chercher à éviter les chocs juridiques de sorte que ses normes n’entrent pas en conflit avec celles des autres institutions de la région telles que l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine), la CEMAC (Règlements), les annexes au Traité de l’OAPI (Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle)(), le Code CIMA annexé au Traité CIMA (Conférence interafricaine des marchés d'assurance) .

Elle devra par ailleurs prendre en compte les paramètres liés à la complexité de la conjoncture économique mondiale et autres bouleversements pouvant affectés durablement les économies de la zone mais aussi les défis socio-économiques qui s’imposent à ses pays membres, notamment sur le plan des infrastructures et au regard des efforts des pays pour s’insérer sur le marché mondial.

Au final, s’il faut reconnaitre qu’en vingt ans, l’OHADA a fait de beaux progrès en garantissant une sécurité  judiciaire et juridico-économique de la région, elle ne pourra continuer à « faire société[1] »  qu’à travers une profonde réflexion visant à sa restructuration et au renforcement des organes de gouvernance.

                                                                                                                                  Arnold  ANGLO

Sources:

L’OHADA, 20 ans après. Bilan et perspectives

OHADA, une actualité chargée. Barthelemy COUSIN, Norton Rose LLP

L’OHADA, Défis problèmes et tentative de solutions. Joseph ISSA, Paul GERAD


[1] « Faire société, c’est, de manière plus exigeante, vouloir se dépasser pour s’engager ensemble, dans un projet commun, et agir ensemble », pour reprendre la belle formule du président de l’OIF, Abdou Diouf

 

 

 

 

L’OHADA, succes story d’un outil juridique d’intégration en Afrique

UntitledL'Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires OHADA a fait le bilan et les perspectives des ses activités à l'occasion de ses vingt ans d’existence en octobre 2013. Première expérience réussie sur le plan mondial d’uniformisation de règles juridiques interétatique, elle suscite un intérêt toujours croissant d’autres pays sur le continent. Mais malgré ce succès, l’OHADA peut-elle se feliciter dans un contexte d’internationalisation, d’ouverture croissante des marchés africains, et de normalisation rapide des règles comptables & financieres ?

L’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du droit des Affaires (OHADA)[1] a été créée par le traité du même nom le 17 Octobre 1993 à Port Louis (Ile Maurice) et révisé le 17 octobre 2008 au Québec. Son objectif est de remédier à l’insécurité juridique et judiciaire[2] dans ses états membres afin de restaurer la confiance des investisseurs mais aussi de faciliter les échanges socio-économiques entre les États Parties. Elle vise également à promouvoir l’arbitrage et les autres modes alternatifs comme instrument  de règlement des différends commerciaux. Elle compte actuellement 17 membres dont l’essentiel fait partie de la Zone Franc et est ouverte à tous les Etats de l’Union Africaine, qui souhaiteraient y adhérer. Son fonctionnement repose sur quatre institutions dont :

  • le Conseil des ministres de la Justice et des Finances, qui se réunit une fois par an pour adopter "les actes uniformes" applicables dans chacun des droits internes des Etats-parties ;
  • le Secrétariat permanent, rattaché au conseil des ministres et chargé de la préparation de tous les actes et du programme annuel d'harmonisation du droit des affaires.
  • l'École Régionale supérieure de la Magistrature (ERSUMA) à Porto-Novo au BENIN, assure la formation et le recyclage des magistrats et auxiliaires de justice des Etats-parties ;
  • la Cour commune de justice et d'arbitrage (CCJA) composée de sept juges élus pour un mandat de sept ans renouvelable une fois.

UntitleLes actes uniformes adoptés par l’organisation depuis sa création, ont profondément changé l’environnement juridique et socio-économique. Ils ont contribué au développement économique de la région au point où beaucoup la considère comme la première expérience réussie sur le plan mondial d’uniformisation de règles interétatiques. Ses actes divers et variés, vont du droit commercial général à l’organisation et l'harmonisation des comptabilités des entreprises en passant par le droit des suretés, le droit des sociétés commerciales, le droit de l’arbitrage, les procédures collectif d’apurement du passif, les procédures simplifiées de recouvrement et les voies d’exécution, etc.

On peut citer en exemple : l’acte portant organisation et harmonisation des comptabilités des entreprises, d’où est issu le plan comptable OHADA. Il a non seulement constitué une vraie rupture avec la règlementation OCAM alors en vigueur depuis les années 1970, mais a aussi permis d’harmoniser le droit comptable dans 16 pays Africain (aujourd’hui 17), permettant ainsi une bonne comparabilité des états financiers d’un pays à l’autre, d’un secteur à l’autre et facilitant ainsi l’accès au marché des capitaux (embryonnaire au début, mais qui ne cesse de se développer) : BRVM à Abidjan, BVMAC à Libreville, Douala stock exchange au Cameroun, etc.

Ce succès et cette reconnaissance internationale est tel qu’un projet similaire est en construction dans la caraïbes depuis le 15 mai 2007, par les autres pays[3] de l’ACP et d’autres pays de l’Amérique Latine, afin de favoriser les échanges commerciaux et le développement économique intégré de ces états dotés de réalités juridiques différentes (Organisation pour l’Harmonisation du Droit des affaires dans la Caraïbe OHADAC); De nouveaux diplômes de « Juriste OHADA » sont aussi annoncés pour la rentrée 2014 au sein des universités Panthéon Assas et Paris 13. Enfin le récent rapport VEDRINE-ZINSOU le considère comme un outil d’intégration sur lequel la France pourrait s’appuyer pour renforcer sa coopération avec l’Afrique.

Au regard de ces performances, on peut, en réponse à un article sur le même sujet de Thierry Lucas Diouf publié sur l'Afrique des Idées, aisément conclure que l’organisation a réussi sa mission. Mais, peut-on dire pour autant que tout est fait, que tout est parfait et que l’OHADA peut déjà se féliciter dans un contexte d’évolution croissante des marchés africains et d’évolution rapide de la normalisation au niveau international ?

Il faut reconnaitre qu’en dépit de ce bilan positif, l’OHADA, afin de demeurer le garant du droit des affaires de la zone, doit faire face à beaucoup de défis, qui feront l’objet d’un prochain article.

                                                                                                                                        Arnold Peyrol S. ANGLO

 Sources:

http://www.ohada.org


[1] Pour des informations plus détaillées sur le fonctionnement et les institutions de l’OHADA se référer à : www.ohada.com

 

 

 

 

 

[2] L’insécurité juridique et judiciaire étant caractérisé par la vétusté des textes juridiques en vigueur, la plus part datant de l’époque coloniale, la coexistence de texte contradictoire, la lenteur des procédures, l’imprévisibilité des tribunaux, la corruption des systèmes judiciaire et les difficultés d’exécutions des décisions ;

 

 

 

 

 

[3] La Martinique, la Guadeloupe, Haïti, le Cuba, le Bahamas, le Mexique, la Colombie, la république dominicaine, le Venezuela, le Honduras etc…