Bruce Clarke n’est pas né en Afrique du Sud. Activistes anti-apartheid, ses parents ont été contraints de s’exiler à Londres. Et c’est aux Beaux-Arts de l’Université de Leeds, dans les années quatre-vingt, qu’il est initié au mouvement Art et Langage. S’inscrivant dans la continuité des pionniers de l’art conceptuel, il s’attachera rapidement à peindre contre la peinture, entendons la peinture décorative, avant de tendre vers une recherche conciliant expérience esthétique plastique et discours militant.
Sa technique, tout à fait particulière, fait de ses œuvres des espaces polyphoniques dans lesquels les matières mobilisées comme autant de fragments déchirés (journaux, affiches, signes linguistiques, taches de couleur, etc.) viennent se frotter, s’entrechoquer, se confronter, s’affronter, s'agréger en même temps qu’elles dialoguent pour construire un sens nouveau. L’artiste précise : « Mots et couleurs, mots et images s’intègrent alors et se recomposent sur la toile. Les fragments trouvés et choisis sont d’abord "décontextualisés" pour redonner du sens, un sens qui n’est pas forcément le sens originel. Il y a comme transfiguration, déplacement. Je déconstruis pour "re-figurer" ».
Ces compositions aux allures graphiques élégantes sont avant tout des outils de déconstruction visuelle et mentale rejouant, opacifiant et éclairant, dans un même mouvement, l’histoire contemporaine et plus profondément encore la généalogie de nos représentations sur le corps noir et son corollaire, l’Afrique.
A l’heure où les têtes d’affiche de l’art contemporain convolent d’heureuses noces avec les forces du capitalisme financier, le label « artiste engagé », s’est progressivement vidé de son sens. Pour Bruce Clarke, la désignation d'artiste-politique serait plus à propos en ce sens que son travail s’attache à explorer sous l’angle des multiples formes de domination qui s’exercent et se sont exercées sur lui, cet objet historique trouble : le corps noir. Corps déporté et chosifié par le système esclavagiste. Corps barbarisé et exposé par le régime colonial. Corps expulsé et affamé sous l’ère postcoloniale. Et de manière ininterrompue, corps-eros et corps-marchandise.
Bruce Clarke porte sur le monde un regard structurel montrant la force coercitive de ces divers processus de domination et leurs effets sur le corps réel et représenté du Nègre.
Au-delà d’une plongée dans le substrat politique de ces existences dominées, Bruce Clarke porte un message silencieux, à la fois présent et absent, dissimulé dans des regards irréductibes, des rages qui ne se hurlent pas, des postures courbées mais tout autant indociles. Il est certainement parmi les grands stylistes du corps noir comme espace intime de résistance aux forces prédatrices du pouvoir.
Bruce Clarke reprendra le flambeau de ses parents pour la lutte contre l’apartheid, non seulement dans les lignes, les formes, les couleurs, les jeux de signe qui constituent la matière de ses toiles mais également dans l’action militante publique : il sera notamment une des figures majeurs du projet Art Against Apartheid en France qui permit, grâce aux dons de nombreux artistes, de monter une collection itinérante d’art contemporain, socle du futur musée d’art contemporain sud-africain post-apartheid.
Après la démocratisation de l’Afrique du Sud, Bruce Clarke s’intéressera davantage à l’évolution de la guerre au Rwanda et aux prémices, à peine voilés, du génocide. Suite au reportage photographique qu’il y effectua quelques semaines après la fin du génocide, il décida de créer sur un site proche de Kigali, « Le Jardin de la mémoire », œuvre collaborative qui reconstitue sous la forme d’une installation-sculpture, un mémorial réalisé avec des rescapés qui viennent y déposer une pierre en souvenir de leurs famille ou proches victimes.
Sa peinture composite nous renvoie sans cesse à un attachement à ces corps et leurs manières désespérées de signifier leur espoir en cette promesse portée par toute vie (celle un jour d’une existence meilleure). Ce devenir du corps noir, qui n’est autre qu’un sortir du corps noir, se trouve en partie traduit dans le concept des « Hommes-debout », élaboré dans le cadre de la Commémoration du vingtième anniversaire du génocide du Rwanda.
Ces hommes, ces femmes et ces enfants, aujourd’hui debout dans les grandes toiles de Bruce Clarke, sont les victimes de cette barbarie ultime qui a emporté, dans une violence ayant peut être définitivement fait voler en éclat les derniers espoirs que nous avions placés en la nature humaine. La bête n’est jamais loin là où est l’humain… Hommage esthétique, poétique et politique à ce million d'etres humains (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, jusqu'a 1 000 000 donc) qu'un jour, certains habiles administrateurs décidèrent d'encarter pour de bon « tutsis » et que d'autres plus bêtes que bêtes, crurent une vie durant, au moins jusqu'a ces 100 jours de folie absolue où le diable même avait redouté l’Homme.
Pour l’artiste, « ces silhouettes, témoins silencieux mais incarnés, redonnent une présence aux disparus tout en symbolisant la dignité d’êtres humains confrontés au crime des crimes que représente la négation du droit à la vie de tout un peuple. L’objectif est de faire connaître cet épisode historique, souvent perçu comme une tragédie africaine de plus. Affirmer la mémoire du génocide des Tutsi c’est rappeler à l’Humanité que, malgré les bonnes résolutions et les discours qui ont suivi les génocides des Arméniens et des Juifs, il y eut d’autres génocides au XXe siècle. »
Mais au-delà de l’enjeu incontournable d’une mémoire universelle pour ces victimes (le souvenir de leur nom, leur démarche, leur rire, leurs aspirations, etc.), les « Hommes-debout » sont aujourd’hui tous ces Rwandais devant faire face à la plus insoutenable des contradictions : vivre ensemble après ça. Acheter une chemise à celui qui avait égorgé sa mère après l’avoir violée. Vendre un portable à celle dont on avait machetté le jeune enfant avec jubilation. S’asseoir ensemble dans le bus, les administrations, les églises, ensemble reconstruire ce qui a été détruit, puisque la vie ne peut s’arrêter à l’horreur. Si absolue soit-elle. Vivre ensemble malgré tous ces cadavres entre eux, est aussi pour tous les Rwandais (victimes et génocidaires), une certaine manière de se tenir debout.
Un tel travail artistique ne pouvait s’accomplir seul. Il devait également engager d’autres plasticiens, rwandais et africains, afin que le prolongement esthétique et formel de cette idée, « Hommes-debout », porta en son sein, comme une marque localisée, témoin de l’intérieur d’un indicible dont il faut pourtant témoigner, comme l’on peut.
L’œuvre de Bruce Clarke propose une autopsie du corps noir comme réceptacle des processus de domination les plus extrêmes (le Nègre comme espace d’expérimentation de la limite du vivant). Mises bout à bout, ces toiles déplient l’histoire plus ou moins longue de l’Afrique et ouvre, au sein de celle-ci, un dialogue sinistre entre ses différentes mémoires. Ces figurations incarnées sont comme un fidèle scénario de cette malédiction non divine qui a frappé ce continent. Plongé dans les ténèbres des Lumières, le Nègre a été brutalement pressé, depuis l’aube de ses aïeux, de se « ceindre les reins comme un vaillant homme »[1], et cela sans jamais pouvoir en gouter le fruit. Bruce Clarke montre ainsi certes tout le tragique du Nègre mais aussi l'indomptable vitalité de celui qui, dans l’ordinaire de son intime, côtoie la mort comme une voisine toujours intrusive. Peut-être plus qu'aucune autre série précédente de l'artiste, les « Hommes-debout » dévoilent un optimisme cruel, sachant lire la célébration de la vie même dans ses signes les plus macabres.
Tabué Nguma
Lien site de Bruce Clarke : http://www.bruce-clarke.com/
Le projet les « Hommes-debout » : http://www.uprightmen.org/