Personne aujourd’hui, même sans y porter un intérêt particulier, n’ignore ce qu’est l’art Africain, formellement, du moins. Présent dans les collections permanentes des plus grands musées du monde, objet de nombreuses expositions temporaires et sujet d’une abondante littérature, l’art africain, notamment la sculpture, son élément majeur quant aux arts plastiques, est bien connu quant à ses catégories, ses nuances. Pourtant lorsqu’on pose le regard sur ces pièces, qui comme les œuvres des autres cultures illustrent la manière spécifique dont une culture donnée conjugue l’universel, et que l’on s’interroge sur ce qu’elles nous disent de notre condition, l’absence d’un élément important pour la compréhension et l’interprétation de cet art se fait cruellement ressentir : l’artiste Africain. Toute œuvre en ce qu’elle est une objectivation des considérations et de la sensibilité propres de l’auteur en porte le cachet. Seulement l’établissement des traits caractéristiques ce dernier ne peut se faire sans un recensement préalable de son œuvre, laquelle est ardue sans l’aide de la signature si son origine ne peut être attestée par aucune tradition. Mais la signature est propre aux civilisations de l’écrit auxquelles l’Afrique subsaharienne n’appartient pas.
Emprisonnés dans leur anonymat, ces artistes ne se révéleront jamais à nous, nous laissant les imaginer et les deviner à travers leurs œuvres centenaires. Si des indications d’ordre général existent sur les créateurs et le contexte social de leur travail, on ignore tout de ce qui les singularise : le nom, la biographie, la formation, les influences et l’éclosion du génie. Même si ce silence inouï n’ôte rien à la puissance esthétique de l’art africain longtemps relégué dans des sous catégories (art primitif, art nègre), elle prive cependant sa production de l’auréole de sainteté qu’apporte un nom, surtout quand il désigne un maitre, et complique l’établissement d’une histoire de l’art grâce à laquelle s’établissent les généalogies, se mettent au clair influences et apports. Ces œuvres dans leur troublant mutisme, nous révèlent tout au plus leurs origines géographiques et ethniques, et nous laissent dans le trouble dans lequel précipite l’absence de leurs géniteurs. Bien que le créateur d’une œuvre d’art – puisque cette qualité injustement refusée aux œuvres africaines leur a finalement été reconnue -, est un artiste, il ne cesse de peser sur les auteurs Africains piégés dans l’épaisse nuit de l’anonymat, de lourdes hésitations quant à leur reconnaitre pleinement cette qualité.
Deux raisons principales fondent ces hésitations. D’une part, le caractère holiste des sociétés africaines précoloniales ne permettant pas l’éclosion d’individualités capables d’exprimer leur sensibilité ou leur vision propre à travers des œuvres qui en soient le juste reflet ; d’autre part, le caractère utilitariste de l’art africain. En effet, pris sous l’angle de la proximité avec le sacré dont il parait un prolongement en ce qu’il produit des supports cultuels ou des symboles de divinités, les créations africaines ont été réduites à leur aspect fonctionnaliste ; étrangères donc à toute considération purement esthétique et dénuées d’autonomie.
Or des travaux d’anthropologues et l’histoire de l’art elle-même contredisent de telles considérations, qui établissent que la destination utilitariste ne dévalue les qualités esthétique d’un art donné, et que l’artiste africain partage avec les artistes d’autres horizons des invariants caractéristiques de la condition de créateur. De même que pour les ouvrages de l’art de l’Occident médiéval, dont l’évidente destination religieuse ne remettait pas en cause la vocation au beau, le caractère fonctionnaliste de certains éléments de l’art africain ne leur ôte nullement leurs qualités. L’utile est le beau ne sont pas antinomiques. A ce propos, Michel Leiris affirmait « Les productions plastiques négro-africaines répondent certes à des buts religieux ou magiques, à des buts proprement sociaux, à des buts politiques, à des buts de prestige. Toutefois, cela n'exclut nullement qu'elles puissent susciter une réaction esthétique chez les Noirs Africains qui en usent ou simplement les regardent ». Au XVIe siècle où commencent à peine les relations entre l’Afrique et l’Europe renaissante, l’habileté artistique des créateurs Africains se manifesta impérieusement au jugement des voyageurs Européens. Valentim Fernandes qui l’a évoquée dans ses écrits sur l’Afrique ( Description de la côte occidentale de l’Afrique) estime que ces artistes « très habiles et très ingénieux » font de merveilleux travaux en ivoire . Ces ivoireries, essentiellement des objets de la vie courante (cuillers, salières, poivriers, coupes, etc.) sont ouvragés avec tant d’art qu’elles séduisent l’aristocratie européenne, dont elle finit par garnir les collections, reconnaissant ainsi, quoique tacitement, les qualités artistiques des sculpteurs Nègres. Loin des côtes, d’autres matériaux, ouvragés eux-aussi pour servir un quelconque but, sont toutefois d’une remarquable beauté. Les sabres et coutelas exposés au Musée Royal d’Afrique Centrale à Tervuren (Belgique) ainsi que les appuis têtes, pilons en bois sculptés sont si finement travaillés et ornés que ce n’est pas sans peine qu’on se fait à l’idée que des œuvres de cette qualité, révélant la finesse et du talent de leur auteur, aient servi à de telles besognes. Il y au contraire tout lieu de s’en réjouir, car infiniment élégants, les Africains ne reléguaient pas le beau à quelque activité, mais il était exigence dans les moindres gestes de la vie quotidienne
Mis à part l’indéniable valeur de ses créations articulant exigences esthétiques et finalité utilitaire, le créateur Africain, comme les artistes d’ailleurs, s’il jouit au sein de sa société d’un prestige et de privilèges liés à la haute considération pour son œuvre (plus importants lorsqu’il est artiste par vocation et non par cooptation), partage avec eux le même désintéressement et le même non-conformisme, de sorte qu’il donne l’impression d’être un doux rêveur. En effet, nombre d’entre eux détiennent des charges nobiliaires dans les sociétés centralisées et hiérarchisées, sont exonérés de corvées et d’impôts : privilèges non pas de vulgaires exécutants de commandes, mais de créateurs d’œuvres de grande valeur à qui doivent être épargnés les impédimenta que constituent le travail. Les mécènes Occidentaux l’avaient compris, qui dotaient largement leurs protégés afin que rien ne vînt gêner leur création exigeant une infinie disponibilité d’esprit.
Philippe Ngalla-Ngoïe
Photo1 Male figure (butti), Teke people, Democratic Republic of the Congo, first half 20th century, carved wood, Honolulu Museum of Art, accession 2456.1
Photo 2 Standing Female Figure (Buti) / copyright Museum of Brooklyn