De Skhirat à Tazmamart, histoire d’un coup d’État contre le roi Hassan II

Vendredi 13 avril 2012, lors de l’office de la prière rituelle, un fidèle d’une vingtaine d’années se jette sur le roi Mohamed VI. Interpellé par ses gardes du corps, le jeune homme n’a pas pu atteindre la personne du monarque chérifien. Cet acte dont on ignore encore les motivations, filmé en direct par la première chaîne marocaine Al-Maghribiya, a très vite fait le tour de la toile. Quelle que fut son intention, ce n’est pas la première fois que le roi est victime d’une attaque, l’historien se souvient particulièrement des deux attentats manqués dirigés contre le défunt père de l’actuel roi, Hassan II. Le coup d’État de Skhirat en 1971 et celui mené par le général Oufkir un an plus tard ont ouvert la période dite des années de plomb au Maroc. Retour sur le coup manqué de Skhirat opéré par une poignée de militaires berbères.

« Cette armée est la vôtre ! »

L’une des priorités du Maroc indépendant fut de substituer aux armées française et espagnole encore stationnées dans le pays une armée nationale. Ainsi le 22 mars 1956 un comité rédigea le dahir (texte de loi) qui consacra la création des Forces Armées Royales. Le prince Moulay Hassan, futur Hassan II, fut désigné chef d’État major, une façon pour le roi d’éloigner l’armée des appétits du parti majoritaire, l’Istiqlal. Essentiellement constitué de jeunes issus de milieux ruraux berbères, l’État major regroupait une grande partie des militaires qui servaient dans l’armée française durant la seconde guerre mondiale. On retrouve là une des particularités de toutes les transitions politiques opérées par les mouvements d’indépendance, celle d’intégrer dans les nouvelles structures nationales les éléments des anciennes organisations coloniales. D’autres militaires quant à eux venaient de l’Armée de Libération Nationale.

Dès son intronisation en 1961 le roi Hassan II se rapproche des officiers dont la fidélité au trône et le dévouement à la monarchie paraissaient inébranlables. Selon l’historien marocain Mustapha El Qadéryi[1] deux raisons expliquent cette loyauté. La première trouve son origine dans le passé colonial de la majorité des officiers supérieurs des FAR qui a servi dans les armées française et espagnole. Traître aux yeux des nationalistes de l’Istiqlal, parti alors majoritaire, l’issue pour cette nouvelle élite militaire était d’afficher sa loyauté envers le roi. Aussi, cette loyauté constituait pour la junte militaire une condition de survie face au poids considérable et croissant pris par l’élite civile. Le roi se sert alors de l’armée pour contrecarrer l’influence des autres partis. Un jeu subtil d’équilibre des forces est alors établi. Le roi en est l’instigateur et la clé de voûte. Garant de cette stabilité politique, il se tient au dessus de ces deux factions que constituent l’administration militaire rurale et l’élite civile citadine. Lors de la création des FAR Hassan II s’exprimait ainsi à la foule : « Cette armée est la vôtre ; elle sera là pour vous défendre contre tout danger menaçant votre paix ou votre sécurité »[2]. Il ignorait alors qu’une poignée de ses « fidèles » généraux projetaient de briser cette loyauté.

Plusieurs heures de fusillades

Le 10 juillet 1971, au palais royal de Skhirat, plusieurs centaines de personnes ont répondu à l’invitation du roi Hassan II qui fête son quarante-deuxième anniversaire. Le monarque n’est pas encore présent mais on ne l’attend pas pour se jeter sur le somptueux buffet. Personne ne se doute que, non loin de là, plus d’un millier de mutins répartis dans plusieurs camions débâchés dévalent la route et approchent de Rabat. La plupart de ces jeunes soldats, qui ont tous ou presque moins de vingt ans, est berbère. Très peu étaient capables de reconnaître Hassan II et de lui embrasser la main, salut traditionnel dévolu au roi. Depuis plusieurs semaines ils subissent des entraînements et suivent une préparation dont ils ne soupçonnent guère le but. Chacun ignore que leur camp militaire, basé à Ahermoumou, ville située sur les hauteurs de la région de Fès, est le terreau d’un coup d’État meurtrier dans lequel périront plusieurs centaines de personnes. Tous suivent les instructions d’une poignée de généraux qui, jusqu’au dénouement des événements, ne révéleront pas les buts réels de la mission. Au mieux les mutins croiront à un nouvel entraînement. Depuis ces montagnes berbères reculées, donc, les véhicules ont pris la route, très tôt dans la matinée.

 

À 13h le roi fait son entrée et prend place auprès des hôtes de marque. Une heure plus tard les premiers coups de feu éclatent. Le terrain de golf se transforme en un champ de tirs, plusieurs invités tombent à terre, d’autres s’enfuient vers la plage. Après une fusillade de plusieurs heures, les mutins prennent le contrôle du palais. On procède alors à l’appel des officiers loyalistes qui sont immédiatement passés par les armes. Les prisonniers sont regroupés, non sans être malmenés, tandis que le général Medbouh, chef de la conjuration, parlemente avec le Roi qui s’est réfugié dans un réduit. Les détails des négociations sont aujourd’hui encore inconnus, plusieurs versions contradictoires viennent jeter le doute sur le déroulement des événements. Dans l’une d’elles Medbouh aurait accusé son complice Ababou, l’autre grand nom du coup d’État, d’avoir tout manigancé. Dans une autre, il aurait fait signé une lettre d’abdication au roi, détruite par la suite. Peu importe car, quelques minutes plus tard, Medbouh est assassiné. Là aussi la vérité n’a pas encore été rétablie sur les conditions de sa mise à mort. Nul ne sait s’il fut victime d’une rafale visant une tierce personne ou s’il fut assassiné sur les ordres de son camarade Ababou des suites d’une dispute portant sur la stratégie à adopter. La suite est plus claire et, comme l’écrit Gilles Perrault, auteur d’une biographie du roi Hassan II, « dépasse l’entendement ».

 

Ababou donne l’ordre à une petite centaine de cadets de demeurer à Skhirat tandis qu’il prend la tête du reste de l’équipe qu’il conduit à Rabat. Une poignée de mutins s’emparent d’Hassan II et se séparent des autres captifs. Tous craignent une exécution immédiate du roi. Il réapparaît pourtant miraculeusement quelques minutes plus tard, le sourire aux lèvres, suivi des soldats qui ont posé les armes. Certains prisonniers témoigneront par la suite de l’atmosphère étrange qui régnait dans le palais et du sang-froid dont a fait preuve le monarque, retournant la situation à son avantage et ayant échappé à la mort à plusieurs reprises. Hassan II investit alors Oufkir, son bras droit, des pleins pouvoirs. Cet ancien combattant à la réputation de bourreau, qui cachait derrière ses lunettes noires la cicatrice d’une blessure reçue en Italie, a plusieurs fois montré sa brutalité et sa loyauté envers le régime (colonial et postcolonial). Il est par ailleurs soupçonné d’avoir supervisé l’enlèvement de Ben Barka en 1965. Avec l’aide de l’armée et des forces de police, Oufkir rétablit ce jour-là l’ordre après une série de combats contre les troupes rebelles qui occupaient le quartier des Ministères, l’État major des Forces Armées Royales et la maison de la RTM (Radio et Télévision Marocaines). Le lendemain le roi annonce l’échec du putsch et le 13 juillet les officiers sont fusillés.

 

Les objectifs occultes de l’opération

Le doute plane encore sur les objectifs du coup d’État. Si l’ambition de renverser Hassan II est admise par tous les historiens, ceux-ci n’ont pas encore levé le voile sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir et sur les conditions d’établissement d’un nouveau régime. Préparé depuis près d’un an, le soulèvement militaire venait exprimer l’exaspération et le ressentiment de généraux face à des scandales impliquant des personnalités du gouvernement. Deux d’entre eux, deux berbères, Mohamed Medbouh et M’hamed Ababou, ont co-dirigé cette attaque qui ne bénéficia ni de soutien étranger ni de résonnance au sein des partis de l’opposition. Il s’agissait donc d’un acte isolé. D’aucuns ont aussi voulu interroger le substrat berbère du soulèvement, craignant une résurgence de la Siba, ce désordre et cette instabilité qui, aux yeux du colon français et d’une certaine opinion arabiste, caractérisaient le monde amazigh.

Le coup de Skhirat n’est pas à classer dans la catégorie des putschs révolutionnaires visant à instaurer une République comme l’a annoncé la radio des insurgés. Pour preuves l’absence de projection concrète sur l’après-coup d’État, l’absence aussi d’un programme clair visant à remplacer le régime monarchique en place, et surtout les désaccords profonds entre les initiateurs du coup. Certains observateurs ont pourtant noté que ces officiers, agacés par certains scandales politiques, craignaient une révolution populaire qu’ils jugeaient prochaine et contraire à leurs idées et à leurs privilèges. Il s’agissait donc aussi d’une anticipation réactionnaire face à l’avènement de nouveaux jeunes cadres politisés et contestataires. Loin de ressusciter le fantasme de la Siba berbère, l’objectif était bien au contraire de remettre un peu d’ordre là où le désordre était selon eux imminent.

L’épreuve de Skhirat a dévoilé au grand public la vulnérabilité du commandeur des croyants et rompu l’équilibre du régime. Le roi se retrouve alors seul, tourne le dos à l’armée qui fait l’objet d’une épuration complète, et tente de rallier à lui les élites civiles. Il nomme enfin un nouveau gouvernement et s’ouvre aux partis de l’opposition. C’est d’une main de fer qu’il « punira » les officiers et sous-officiers de la mutinerie. Beaucoup sont condamnés à mort puis à perpétuité. Mohammed Raïss, Ahmed Marzouki[3], et plus de cinquante autres, sont condamnés à terminer leurs jours au bagne de Tazmamart, situé au sud-est du Maroc, près de Guoulmima. La moitié périra en prison, l’autre sera graciée en 1991. Les cadets sont quant à eux « pardonnés ».

Il ne reste plus rien de Tazmamart aujourd’hui. Les lieux ont été désertés et détruits, les corps des victimes déterrés. Seuls quelques murs au milieu de nulle part et un soldat de la garde nationale rappellent la présence, jadis, de prisonniers dont la chaleur ardente et le vent sourd des montagnes berbères étouffaient les cris.

 

Younes BAASSOU

NDLR : Le titre de l’article est inspiré de l’ouvrage de Mohamed RAÏSS, De Skhirat à Tazmamart : Retour du bout de l’enfer, Afrique Orient, 2002.

 


[1] EL QADÉRY Mustapha, L’État national et les Berbères au Maroc. Mythe colonial et négation nationale, Thèse de Doctorat, Montpellier III, 1995.


[2] « Sa majesté ‘’Voici votre armée’’ », Rabat, Al-Istiqlal, 18 mai 1956.

 

[3] MARZOUKI Ahmed, Tazmamart Cellule 10, Paris-Méditerranée, 2000.

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