« L’avenir de l’Europe est lié à celui de l’Afrique »

“Tournons la page”, c’est le mot d’ordre d’une campagne de la société civile qui intervient dans sept pays africains – Congo-Brazzaville, RDC, Gabon, Tchad, Niger, Burundi et Cameroun – afin de promouvoir l’alternance et dénoncer les potentats africains. Ce groupement d’associations a notamment appelé au boycott de la Coupe d’Afrique des Nations après la réélection controversée d’Ali Bongo au Gabon. Laurent Duarte, l’un des coordinateurs de ce mouvement, explique cette démarche à L’Afrique des Idées.

Pourquoi faut-il “tourner la page” en Afrique ?

Dans de nombreux pays africains, notamment francophones, des familles pour certaines au pouvoir depuis cinquante ans confisquent l’avenir politique de la jeunesse. Plus de 85% des Gabonais ou des Togolais n’ont connu qu’une famille au pouvoir. Nous, on considère que le développement c’est un développement inclusif, total, que parmi cela il n’y a pas simplement la croissance économique mais également l’apaisement politique. Il faut tourner la page des dictatures bien entendu, mais aussi écrire une nouvelle page de paix et de stabilité dans ces pays.

N’est-il pas réducteur de demander un changement à la tête du pays si c’est tout le système qui est vicié ? Qui nous dit que la situation ne va pas rester la même avec un nouveau dirigeant ?

L’alternance démocratique, ce n’est qu’une porte d’entrée. Après, elle est décisive car elle ouvre les champs des possibles. Sans le départ de ces gouvernants, il ne peut y avoir de changements durables. Bien entendu, notre travail au quotidien ne se limite pas à dire qu’Ali Bongo doit être renversé par Jean Ping, Faure Gnassingbé par Jean-Pierre Fabre ou que sais-je encore… L’idée, ce n’est pas simplement un changement de tête. C’est pour ça que notre dernier rapport concerne la fiscalité. Car il ne peut pas y avoir de démocratie sans justice fiscale. En même temps, quand on est un militant de la société civile, il est intéressant d’accompagner les coups de projecteurs médiatiques qu’il peut y avoir sur l’Afrique, notamment pendant les élections qui sont un moment décisif. Bien sûr, le combat ne se réduit pas à ça. Quand bien même on arrive à faire tomber les dictatures, on n’aura pas réglé les problèmes de corruption ou de développement.

La vague d’alternances qui a pu avoir lieu en Afrique de l’Ouest vous fait-elle dire qu’on est à un moment charnière ?

Complètement. Entre 2015 et 2017, environ trente pays africains ont connu ou vont connaître des élections présidentielles. A première vue, on peut dire que ça n’a pas marché partout. En Afrique de l’Ouest, ça avance même s’il reste le Togo qui est l’exception qui confirme la règle. On concentre nos efforts sur l’Afrique Centrale, qui est le nœud dictatorial en Afrique et le nœud des Etats rentiers. Le lien entre dictature et rentes n’est d’ailleurs pas anodin. On sent qu’il y a une lame de fond dans la société civile. Si ce n’est pas pour demain, ce sera pour après-demain. En RDC, depuis 2006 il y a une montée en puissance des mouvements citoyens qui est indéniable. Au Gabon, qui aurait cru que l’archétype du gouvernement “françafricain” aurait pu vaciller comme ça aussi fortement ? Qui aurait pu croire qu’au Tchad, Idriss Déby allait devoir enfermer ses opposants de la société civile les plus importants pour réussir son coup de force électoral ? Pour nous il y a des avancées, même si bien sûr ce n’est pas linéaire.

Quelles sont les situations qui vous inquiètent le plus aujourd’hui ?

Il y a inquiétude et importance, ce sont deux choses différentes. Clairement, le Burundi est dans une situation qui nous effraie. La FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme), qui est membre de notre réseau, a tiré la sonnette d’alarme avec un rapport sur les dynamiques génocidaires à la tête de l’Etat. Les membres de notre campagne travaillent en exil depuis Kigali, ils ne peuvent plus travailler sur place. Cela montre la dureté du régime. En termes d’inquiétude il y a bien sûr le Tchad où Idriss Déby fait face à une grogne sociale. On connaît sa capacité à décapiter la société civile en emprisonnant ses opposants, voire en passant parfois à l’acte. Et puis le Cameroun qui depuis quelques semaines montre qu’on n’est pas seulement dans une dictature “soft” comme on a tendance à présenter le régime de Paul Biya, et où quand il s’agit de réprimer, Biya est aussi doué malheureusement que ses collègues de Brazzaville ou de N'Djamena. Après, en termes d’importance politique, il y a deux pays qui vont être au cœur de notre travail dans les deux prochaines années. C’est la RDC bien sûr parce que c’est un pays continent et décisif. Nous croyons à l’effet domino en Afrique Centrale. Lorsqu'il y en a un qui aura basculé, ça fera un précédent. On espère que Kabila partira dans un climat apaisé et avec un vote respecté. L’autre c’est le Cameroun en 2018, il va y avoir toutes les élections locales et présidentielles, on sent bien qu’il y a une tension sociale qui est énorme et qu’on est face à un régime à bout de souffle.

Le risque de votre discours n’est-il pas d’entretenir une confusion entre mouvement de la société civile et opposition ?

On a toujours été très clair. Il n’y a aucun mouvement politique dans notre organisation. On est opposé à des dictatures, c’est certain, mais nous ne sommes pas des opposants politiques. C’est complètement différent. On ne peut pas nous accuser d'être complaisant à l’égard de quelconque opposant que ce soit. Si je prends le cas de Jean Ping au Gabon, notre position, qui est incarnée par Marc Ona Essangui sur place, est très claire. Aujourd’hui, Jean Ping est le président élu dans les urnes aux dernières élections comme le montrent les rapports de l’Union Européenne. Néanmoins, si demain il arrive au pouvoir et qu’il fait les mêmes choses qu’Ali Bongo – et on a des craintes potentielles vu d’où il vient – il nous trouvera sur son chemin.

Pendant la Coupe d’Afrique des Nations, vous avez appelé au boycott de la compétition au Gabon. Dans un de vos communiqués, il y a même eu pendant un moment un appel au sabotage. Ce type d’actions font-elles partie de votre registre ?

Il y a eu véritablement un couac, ça arrive dans un mouvement de la société civile qui réunit 200 associations. Nous, on était contre le sabotage. Cela a été ajouté par une association qui a cosigné l’article. On n’a pas été assez ferme dans la relecture. Nous étions vraiment sur du boycott. Sabotage ça fait penser à des attaques armées, il n’a jamais été question de cela. On est pacifique, on est non-violent. Toutes les formes de non-violence, et il y en a des centaines, sont dans notre répertoire d’actions. On n’appellera jamais à la violence, au contraire. S’engager sur le chemin de la violence par rapport à des régimes dictatoriaux, c’est forcément perdre, c’est là où ils sont les plus forts.

Un certain nombre de ces pays ont des liens avec la France. Quel bilan tirez-vous du quinquennat finissant de François Hollande ?

C’est un bilan assez décevant, il faut le dire. Il y avait ce moment important en 2015-2016 avec une ligne rouge infranchissable qui était la question du tripatouillage constitutionnel à des fins personnelles. C’était quelque chose d’indéfendable pour nous. On attendait que François Hollande soit ferme sur ces questions. Il ne l’a pas été, notamment sur le Congo-Brazzaville. On ne l’a pas entendu sur le Tchad malgré une élection non transparente. C’est une déception. Si on compare à ce qui s’est passé avant, on est sorti du schéma classique de la Françafrique de Papa qui était quand même encore assez présent avec Nicolas Sarkozy.

Néanmoins, on aurait attendu – un peu comme les Etats-Unis ont pu le faire parfois de manière cynique – un discours très clair sur les droits humains. Ça n’a pas été le cas. Il y a un problème d’alignement de la politique africaine sur la politique de défense de la France. Jean-Yves Le Drian (ministre de la Défense) a eu beaucoup plus d’influence que les ministres des Affaires étrangères Laurent Fabius ou Jean-Marc Ayrault. Quand on voit le Tchad d’Idriss Déby c’est vraiment l’exemple type de l’échec de la politique africaine de la France. Un dictateur qui était dans une situation délicate aussi bien socialement que politiquement ressort du mandat de François Hollande renforcé, considéré comme le grand défenseur de la stabilité de l’Afrique. Et le premier ministre Bernard Cazeneuve pour son premier voyage à l'étranger lui rend visite…

Sur le Gabon, la position française ne vous a pas semblé plus équilibrée ?

On a cru à un moment donné qu’il allait y avoir une vraie inflexion sur le Gabon. Et puis il y a eu un rétropédalage assez clair, matérialisé par la visite de Manuel Valls au Togo, où endossant la casquette de présidentiable, il dit qu’Ali Bongo est le président en place et un interlocuteur légitime. Cette inflexion aurait dû être contestée par le président de la République. Ça n’a pas été le cas, cela montre que bon an mal an on s'accommode de cette position.

La coordination de votre campagne a lieu depuis Paris. Ne risquez-vous pas un procès en néocolonialisme ?

C’est souvent l’argument préféré des dictateurs aux abois, ces mêmes dictateurs qui au quotidien bradent leur indépendance et leur souveraineté à des entreprises. Donc ça nous fait un peu rire jaune. Pourquoi Tournons la page a une coordination en France ? Premièrement parce qu’ici on a la liberté d’expression et la possibilité de parler en toute tranquillité. Et les moyens financiers aussi pour faire avancer ces mouvements citoyens qui ont des conditions économiques fragiles en situation dictatoriale. On est la caisse de résonance de ce qui se passe en Afrique.

Avec ces dirigeants qui s'accrochent au pouvoir depuis tant d'années, ne craignez-vous pas une lassitude du grand public sur ce type de sujets ?

Il n’y a pas de lassitude du public africain quand il entend les mouvements citoyens se battre. Un sondage vaut ce qu’il vaut mais en RDC, une enquête lancée par Freedom House montre que 80 % des Congolais veulent voir Kabila partir et une transition se mettre en place. La lassitude au niveau africain n’est pas là. C’est un mauvais procès. Sur la France et l’Europe, c’est vrai. Mais il faut avoir en tête que l’avenir démocratique et politique de l’Afrique ne concerne pas simplement l’Afrique. Si on veut comprendre les vagues migratoires massives depuis l'Erythrée ou le Soudan, il faut regarder les régimes politiques qui y sévissent. Pour comprendre la résurgence du terrorisme dans la bande sahélienne et autour du Lac Tchad, il faut aussi regarder la situation de ces jeunes qui voient depuis des décennies le même pouvoir leur voler leur avenir politique. L’avenir de l’Europe est lié à celui de l’Afrique.


Propos recueillis par Adrien de Calan