Ave Mayra!

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Maintenant que pour être artiste ou pour être amante, il est indispensable d’avoir moins de 30 kilos et 30 points de QI, Mayra Andrade réussit la prouesse, assez rare pour être saluée, d’être une femme de son temps, sans être prisonnière des absurdités de notre âge.

Une femme comme on n’en fait plus. Avec un vrai corps de femme, présent et ferme, souple et tendu. Plein de formes et de nuances. La promesse d’une compagnie – les nuits cap-verdiennes sont froides, Marie ; si froides tu sais ?  Une voix. Qui sait être calme et rassurante comme dans « Morena, menina linda » ; vent d’ouest, doux et léger, qui souffle « femme, du haut de tes vingt et un ans, je sais ta soif d’être libre. Et je viens te rendre ton enfance.» Voix sereine de femme-mère qui éveille l’écho de notre enfance.

Ou la voix rieuse, espiègle, allègre qui dans « Lapidu Na Bo », « Turbulensa » ou dans « Dimokransa » annonce plutôt qu’elle n’accompagne le rythme fou des instruments. Voix désespérée et nostalgique, presque coléreuse qui fait de « Dispidida » un chef-d’œuvre de la musique africaine des cinquante dernières années. A ranger peut-être une étagère en dessous de la version de « Malaika » par Angélique Kidjo.

Voix tragique qui appelle tous ces termes anglais que notre pauvre langue française ne sait pas traduire : blues, woe, longing. Voix qui dit la souffrance et l’espérance comme seule l’imminence de la mort les enseigne aux hommes. Voix qui dès les premières notes de « Juana » me replonge quinze ans en arrière. C’est un autre soir de deuil. Les pleureuses se succèdent au centre de la cour. Et je n’arrive pas à être triste. Tétanisé comme je ne l’ai plus jamais été.

Voix pleine, voix virtuose qui tient de bout en bout ces merveilles que sont sa reprise de « Tunuca » et « Nha Nobréza » , passant sans anicroche du plus moderne des funanas à la plus suave des mornas. Et « Lua »…

Cap Vert : Un nouvel émergent

La disparition récente de la chanteuse Cesária Évora aura mis, le temps des hommages rendus à la Diva aux pieds nus, un coup de projecteur sur son pays natal, le Cap Vert. Nation insulaire de l'océan Atlantique située à l'extrémité occidentale du continent africain, le pays a longtemps souffert de son isolement. Confetti d'îles aux ressources naturelles insignifiantes, dénué de tout et frappé épisodiquement de terribles sécheresses qui auront éprouvé au-delà du raisonnable ses habitants, le Cap Vert sait ce que signifie l'hostilité de l'environnement et l'adversité des circonstances. Il a toujours dû composer avec et s'adapter en conséquence. L'émigration a longtemps été le choix le plus judicieux pour fuir cette difficile condition, et le pays est l'un des rares au monde (avec le Liban et l'Arménie notamment) à avoir aujourd'hui une Diaspora dont la population est supérieure à celle restée sur l'archipel (700.000 personnes contre une population de 500.000 résidents au Cap-Vert proprement dit). On l'aura bien compris, contrairement à d'autres nations qui semblent avoir bénéficié de la sollicitude de la Providence (ressources naturelles variées et abondantes, population nombreuse) le pays n'a pas pu compter sur une situation initiale qui lui soit favorable et son peuple a par la force des choses dû déployer des trésors d'ingéniosité pour simplement faire face au sort. Pourtant, ce qui a longtemps été perçu comme un désavantage semble aujourd'hui progressivement se retourner en faveur du pays.

Colonie du Portugal pendant plus de cinq siècles (les îles du Cap-Vert, alors inhabitées, sont découvertes et occupées par les explorateurs portugais à partir de 1456) jusqu'à son accession à l'indépendance en 1975 dans le sillage de la révolution des Œillets et de la fin de l'empire colonial portugais en Afrique, le Cap-Vert est une nation souveraine jeune. Mais qui peut d'ores et déjà se prévaloir d'une histoire contemporaine riche de périodes décisives : guerre d'indépendance, établissement d'une nouvelle souveraineté nationale d'inspiration socialiste sous la férule du Parti Africain pour l’Indépendance du Cap-Vert (PAICV) qui devra céder les rênes du pouvoir à son rival, le Mouvement pour la Démocratie (MPD) à partir de 1990 avec l'instauration du multipartisme, apprentissage graduel du jeu démocratique (avec la consécration de l'alternance par le retour du PAICG aux affaires, de 2001 jusqu'à 2011) et instauration progressive d'une gouvernance économique pragmatique et efficace, fondée sur l'économie de marché. L'énoncé succinct de ces différents cycles pourrait laisser penser à un enchaînement linéaire et régulier vers le progrès. A tort cependant, car il s'agit d'une construction empirique encore fragile, et en définitive toujours en devenir.

Le point d'inflexion majeur est à chercher au début des années 90, période correspondant à l'instauration du multipartisme et à la mise en place effective d'une économie de marché. 20 ans pour transformer progressivement le pays et faire d'une petite nation insulaire pauvre et isolée, un jeune modèle africain de croissance et de bonne gouvernance désormais considéré comme pays à revenu intermédiaire (depuis 2007). Une évolution heureuse qui doit être expliquée dans le contexte spécifique du Cap-Vert. Un constat tout d'abord, et on ne le redira jamais assez : A l'exception de ressources halieutiques importantes, le pays est dénué de tout. En raison de la configuration très particulière de l'archipel, seules 4 îles sur 10 disposent d'une activité agricole digne de ce nom et 90 % des besoins alimentaires doivent être importés. Dans le secteur primaire, seule la pêche couvre les besoins locaux et peut être partiellement exportée. Les ressources minérales sont insignifiantes et les activités de transformation dans l'industrie sont encore négligeables. Au large des côtes africaines et sans richesses propres, la tentation de prendre le large (émigration) a donc longtemps été le choix par excellence.

Transformer ses faiblesses en forces : un pari en passe d'être réussi

A partir d'un modèle économique initial centré sur une vaine tentative (mise en échec au vu des particularités géographiques du Cap-Vert) d'autosuffisance alimentaire, le pays se tourne progressivement vers les activités de services à haute valeur ajoutée (exploitation de la position géostratégique du pays pour développer le commerce de transit, le transport mais aussi le tourisme), le Cap-Vert devenant de facto partie prenante (et bénéficiaire) de l'économie mondialisée (il est officiellement membre de l'OMC depuis 2008). Et son isolement d'antan se transforme aujourd'hui en atout puisque désormais inséré dans le circuit des échanges mondiaux, le pays est positionné à équidistance du Brésil (le géant lusophone d'aujourd'hui et superpuissance de demain) et du Portugal (la puissance tutélaire d'hier et porte d'entrée du marché commun de l'Union Européenne). Les ressources halieutiques sont progressivement mises en valeur avec l'installation d'unités de transformation et de pêcheries industrielles.

La Diaspora cap-verdienne, présente principalement en Afrique de l'Ouest (Sénégal notamment) et en Occident (Europe, Amérique du Nord), et longtemps vue comme un triste symbole de la fuite des forces vives, est aujourd'hui à l'avant-garde du changement structurel que connaît le pays. Travaillant de concert avec les autorités du pays qui cherchent à canaliser sa contribution pour l'inscrire dans le schéma directeur de développement du Cap-Vert, elle apporte avec elle argent (12 % du PIB du pays), réseaux et compétences. Un concours décisif dans les circonstances actuelles. Même le relief accidenté, sec et venteux de l'archipel, jusqu’alors frein majeur au développement, est désormais mis à contribution avec l'essor des énergies renouvelables (l'éolien notamment). C'est ainsi qu'une situation initialement défavorable est progressivement inversée pour se changer en dynamique gagnante. Les chiffres corroborent en tous les cas ce changement : 7 % de croissance annuelle moyenne depuis 1993, un revenu par habitant qui a progressé de 165 % nets sur la même période et des indicateurs sociaux qui sont parmi les meilleurs du continent (espérance de vie de 72 ans, mortalité globale inférieure à 7 ‰, taux d'alphabétisation et accès à l'eau potable approchant tous deux les 80 %).

Mais le Cap-Vert "nouvelle mouture" a aussi son revers de la médaille qui ne saurait être passé sous silence. La croissance demeure inégalement répartie car elle bénéficie surtout au tourisme, au secteur financier, aux transports et aux télécommunications. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la croissance soutenue enregistrée par le pays au cours des dernières années, la pauvreté et le chômage (30 % de la population active) continuent de toucher une partie importante de la population. Sans parler de l'aggravation des inégalités, notamment entre les populations urbaines et rurales, ces dernières se sentant laissées pour compte. De même, la plus grande exposition du pays aux échanges mondiaux, tout en étant un facteur de croissance majeur, rend aussi le Cap-Vert plus vulnérable à tout choc externe. Le modèle a ses propres ratés. Qui ne remettent cependant pas en cause le bien-fondé et la pertinence de celui-ci. La clé du succès actuel du Cap-Vert pourrait se résumer comme suit : Etre suffisamment réaliste et lucide pour faire avec ce que l'on a, tout en capitalisant opportunément sur le moindre avantage comparatif. Le tout dans un cadre d'ensemble garant de l'ordre et la stabilité (tant politique qu'économique) pour pouvoir faire à la longue la différence.

A l'origine du succès : Une classe politique responsable

Pedro Pires

Une recette gagnante, empreinte de réalisme et de pragmatisme. Sans miracle, mais fondée sur le bon sens, et dont la bonne exécution est à mettre à l'actif des dirigeants qui se sont succédés à la tête du pays depuis l'instauration du multipartisme en 1990. Il y a tout d'abord le courage du parti unique qu'était alors le PAICG de reconnaître que suite à l'effondrement du communisme, la nouvelle ère qui s'ouvrait imposait un nouveau paradigme politique (fin de la domination sans partage du PAICG et instauration du multipartisme) et économique (fin de la logorrhée anti-capitaliste d'inspiration socialiste et acceptation de la réalité de l'économie de marché) et qu'il fallait prendre le train en marche de l'Histoire. Au risque de perdre le pouvoir, le parti d'opposition du MPD accédant finalement aux commandes de l'Etat à partir de 1991, et ce jusqu'en 2001. Il y a ensuite l'audace du MPD de mettre en place un programme sociétal et économique en rupture complète avec ce qui s'était fait jusqu'alors et qui une décennie durant (de 1991 à 2001) contribuera à poser les fondations de ce qu'est aujourd'hui devenu le modèle cap-verdien. Il y a enfin la sagesse du PAICG, revenu aux affaires à la faveur d'une alternance réussie, de faire fi des querelles partisanes et de consolider définitivement les acquis engrangés par ses précédents adversaires politiques. Et enfin, de reconnaître une fois encore le verdict des urnes et de s'effacer de nouveau sans fracas devant la victoire électorale incontestable du MPD, de retour au pouvoir depuis 2011. Un modèle politique de démocratie et de bonne gouvernance qui aura été consacré de façon éclatante par la remise du prix de la fondation Mo Ibrahim à l'ancien président Pedro Pires qui a quitté le pouvoir l'année dernière par la grande porte. Cette réussite n'était pas gagnée d'avance. Il suffira pour s'en convaincre d'observer la trajectoire du frère lusophone qu'est la Guinée Bissau, état failli aujourd'hui qualifié de "narco-état" et soumis à une instabilité chronique, dont l'Histoire est pourtant si intimement liée à celle du Cap-Vert. Deux pays, deux parcours distincts, pour finalement aboutir à deux Destins que tout semble désormais opposer. 
 

Jacques Leroueil 

Souvenirs de Césaria

C’était du vin chaud un soir de décembre. Des notes abordées comme les élisions d’une faena, avec souplesse et vivacité. Un bout de pied calleux et obstiné. Un petit pays mélancolique et bravache. Des galets immuables, polis et insolents. Une mer inachevée. Une espèce de ciel d’orage. C’était la voix de Cesária Évora. Elle ne s’élèvera plus.
 
Jalouse, l’Afrique noire n’a laissé s’échapper que deux lignées de chanteuses : les grandes voix, fortes, superbes et virevoltantes à la Angélique Kidjo, Dobet Gnahoré, Busi Mhlongo ou Nayanka Bell et les élans contenus de mezzo-sopranes dilettantes et distinguées, la race des Aïcha Koné, Khadia Nin et Cesária Évora qui disent l’amour qui s’est tu, les plaisir interrompus, l’aube qu’on a attendue en vain.
 
On ne sait à peu près rien de la vie de cette femme. Orpheline de père. Six frères et sœurs. Placée en orphelinat. Gosse de Mindelo, la Claire, deuxième ville du Cap-Vert, archipel d’îles au vent, éparpillées au large de Dakar,  délaissées, asséchées. Mère de deux enfants. Jamais mariée. Elle avait débutée comme chanteuse pour marins qu’on payait au verre de Cognac. Elle fumait. Beaucoup. Mais ne buvait plus depuis 18 ans maintenant – l’âge de la majorité. Elle popularisa la Morna – que des imbéciles ont pris pour du blues, alors qu’il n’est qu’un fado à peine plus tiède (morno en portugais) aux légers accents de rumba lasse. On sait seulement qu’elle chantait la nostalgie, la perte et l’amour déçu avec des douceurs de vieille maîtresse. Pieds nus : comme on pénètre une chambre nuptiale.
 
Il faut suivre la cadence satanique de « Ponta de Fi », « Angola » ou « Sangue de Beirona ». Il faut la voir guider Ismaël Lô dans « Africa Nossa ». Il faut se laisser envoûter par la maîtrise, la grâce qu’elle atteint dans le superbe « Yamore » avec Salif Kéïta ! Il faut l’écouter chanter « Negue » de Maria Bethânia et l’entendre murmurer “Diga que já não me quer/ Negue que me pertenceu/ Que eu mostro a boca molhada/Ainda marcada pelo beijo seu” (Dis que tu ne m’aimes plus/ Nie encore m’avoir appartenu/ Et je montrerai mes lèvres mouillées/ Encore marquées par ton baiser.)
 
Le désespoir amoureux est rarement aussi épuré, sensible, d’une si splendide économie de moyens que dans les chansons de Cesária Évora. Elle avait quelque chose de Piaf et de Billie Holiday. Avec en surplus la modestie qui manquait à la seconde et la sérénité que Piaf ne trouva qu’à la toute fin.
 
Cesária Évora est morte, hier soir. Son cœur s’est arrêté. Le mien aussi.
 
Disques recommandés :
Voz d'Amor – 2003
São Vicente di Longe – 2001
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Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (2)

Deuxième partie: Vie et mort d'un libérateur national

Amilcar Cabral est né le 12 septembre 1924 à Bafatà, dans l’est de la Guinée-Bissau. Le pays dans lequel il voit le jour, la Guinée portugaise, est décimé par plusieurs siècles de traite négrière. Vaste de 40.000 km², il ne comptait que 500.000 habitants en 1960. Toutes les forces vives du pays sont mobilisées dans la production d’une monoculture d’arachide : les populations sont réquisitionnées de force et amenées à négliger leur production agricole traditionnelle, ce qui se traduit par des famines répétées. L’espérance de vie moyenne est de 30 ans au moment de l’indépendance. Contrairement aux colonies anglaises et françaises, les Portugais n’investissent quasiment pas dans les infrastructures, ce qui aggrave encore la situation locale.

Dans ce contexte général, Amilcar Cabral naît dans un milieu relativement privilégié. Il est issu d’une famille originaire du Cap-Vert. Son père est instituteur, membre de la catégorie sociale des assimilados, terme qui désigne ces métis culturels et/ou biologiques qui sont les principaux auxiliaires des colons durant cette période (fonctionnaires subalternes, petits commerçants, etc.). Il accède de ce fait à l’éducation occidentale dans une école de missionnaires située à Bissau. En 1931, sa famille retourne vivre au Cap-Vert et le jeune Amilcar poursuit ses études primaires puis secondaires à Praia. La situation économique et sociale du Cap-Vert, également sous domination coloniale portugaise, n’est pas meilleure que celle de la Guinée-Bissau. Du fait du détournement de la production agricole traditionnelle par les colons et du manque d’eau lié à la pluviométrie, de nombreuses famines meurtrières ébranlent ces îles rocailleuses.
Cette situation marquera profondément le jeune Cabral qui décidera d’orienter ses études vers l’agronomie afin de remédier aux problèmes agricoles qui empoisonnent l’existence de ses compatriotes. En 1945, à l’âge de 21 ans, il obtient une bourse pour poursuivre ses études supérieures à Lisbonne au Portugal. Le jeune homme arrive dans la métropole coloniale à un moment particulier de son histoire, celui de l’hégémonie du pouvoir du dictateur Salazar, qui suscite en réaction une résistance critique anti-fasciste, notamment dans les milieux universitaires.

L’étudiant Cabral à Lisbonne : rencontres, lectures, formation

En plus d’être la capitale du Portugal, Lisbonne est à cette époque la capitale de l’empire colonial portugais, où se retrouvent des étudiants en provenance des différentes colonies africaines. C’est donc dans ce climat intellectuel et ce contexte historique qu’Amilcar Cabral est amené à rencontrer des condisciples étudiants qui, comme lui, écriront les pages d’histoire de leurs pays respectifs : Agostinho Neto (leader de l’indépendance de l’Angola) et Eduardo Mondlane (fondateur du Frelimo, mouvement de libération nationale du Mozambique) sont quelques-uns de ses camarades de l’époque. Ensemble, ils s’initient au principal courant de pensée critique de l’impérialisme et du colonialisme à leur époque, le marxisme-léninisme, qui influencera profondément leur pensée et leur engagement politique.

Cabral et ses amis africains ressentent également la nécessité d’une « réafricanisation des esprits », s’intéressent aux travaux pionniers des écrivains de la négritude, fondent le « Centro de Estudos Africanos » qui leur sert de think-tank dans cette perspective de retour aux sources culturelles africaines. Ce processus de "réafricanisation intellectuelle" est d’autant plus nécessaire pour eux qu’ils sont pour la plupart des assimilados, et donc qu’il leur faut éviter le piège de l’acculturation et de la distanciation avec les populations africaines qui n’ont pas été alphabétisées et mises au contact de la pensée de la Modernité.

Amilcar Cabral achève ses études en 1950 et devient ingénieur agronome. Il entame tout d’abord une période d’apprentissage pendant deux ans au centre d’agronomie de Santarem (Portugal). Mais bien vite, sa destinée recroise celle de son pays natal : en 1952, il retourne en Guinée portugaise pour travailler aux services de l’agriculture et des forêts et plus particulièrement au centre expérimental agricole de Bissau, qu’il dirige dès l’âge de 29 ans. Amilcar Cabral entreprend dans ce cadre un projet extrêmement ambitieux : recenser le patrimoine agricole de la Guinée pour s’imprégner des réalités de la population paysanne de son pays, comprendre ses difficultés et ses besoins, dans la perspective de s’appuyer ensuite sur elle lors de la lutte pour l’indépendance (selon une stratégie révolutionnaire d’inspiration maoïste).

La création du Parti africain pour l’indépendance – Union des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC) et la lutte pour l’indépendance.

Les activités politiques « séditieuses » de Cabral n’échappent pas aux autorités portugaises qui le contraignent à s’exiler en Angola, où il rejoint ses anciens camarades étudiants et participe à la fondation de Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA, parti politique toujours au pouvoir aujourd’hui). Durant son année d’exil, Amilcar Cabral travaille dans une entreprise sucrière. Fort de l’exemple du MPLA, Cabral fonde à Bissau le 19 septembre 1956 avec 5 compagnons le Parti africain pour l’indépendance (PAI), qui deviendra bientôt le PAIGC en intégrant la thématique de l’union nécessaire des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert.
En lien avec les autres organisations d’indépendance des colonies portugaises (futur Frelimo, MPLA), Amilcar Cabral crée tout d’abord des cellules clandestines de formation de militants et de communication sur les enjeux de l’indépendance, principalement dans les villes. Il participe également à la structuration du mouvement syndical et jouera un rôle important dans l’organisation d’une grève ouvrière le 3 août 1959, violemment réprimée par les colons portugais. Suite à cet échec, et face à l’impuissance d’un mouvement de contestation politique traditionnel (manifestations, grèves, etc.) qui s’explique par le caractère particulier du régime dictatorial portugais qui n’a aucune intention de suivre l’exemple de la France et du Royaume-Uni, Amilcar Cabral décide d’engager une lutte armée pour accéder à l’indépendance. La guérilla débute en 1963.

Cette lutte armée est menée principalement à partir des campagnes que Cabral connaît désormais très bien. Positionnant ses bases-arrières en Guinée Conakry et en Casamance, le PAIGC se lance progressivement dans la consolidation de son emprise des campagnes et de l’adhésion des populations rurales en Guinée-Bissau. Face à lui, le pouvoir colonial portugais peut compter sur une force militaire présente sur place de plus de 30 000 hommes bien équipés. Le combat est donc inégal, mais malgré ce handicap la stratégie d’insurrection rurale et d’enclavement des villes par les campagnes se révèle payante, comme ce fut le cas en Chine.
Bientôt, c’est tout le Sud du pays qui est sous le contrôle du PAIGC. Amilcar Cabral fait alors preuve de toute son originalité. Il met en place dans les zones libérées des structures politico-administratives et un cadre économique qui préfigure le système qu’il compte développer ensuite. Cela dans un contexte de guerre ouverte, donc très instable et difficile. Rappelons également que dans la même situation, un personnage comme Jonas Savimbi en Angola mettra les populations « libérées » sous coupe réglée, les asservissant à ses objectifs militaires, politiques et économiques. Au contraire, Cabral crée les infrastructures étatiques de base (écoles, dispensaires), met en place des « magasins du peuple » pour que la population ait accès aux produits de premières nécessités à coûts raisonnables afin de mettre un terme à la situation de pénurie qui prévalait. Le leader socialiste met également en place des « brigades mobiles » qui diffusent au sein de la population les principes et les valeurs défendues par le PAIGC : transformations politiques, économiques, sociales et culturelles à venir dans la nouvelle société postcoloniale.

A la fin des années 1960, le PAIGC contrôle les 2/3 du territoire bissau-guinéen. En 1972, le mouvement déclare unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau. Du fait de ses succès militaires, de l’adhésion des populations et également de son activisme diplomatique, la communauté internationale reconnait en novembre de cette même année, par la voix des Nations unies, le PAIGC comme « véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert » et exige du Portugal de mettre un terme à la guerre coloniale. Amilcar Cabral touche au but. Les militaires portugais sont aux abois. Ils tentent de réagir en mettant en place des politiques sociales, en promouvant les élites autochtones qui leur viennent en aide, en incorporant de nombreux Africains dans leur armée coloniale, et en augmentant sans cesse les équipements militaires.

La mort d’un guérillero, la naissance d’un martyr de l’indépendance

Le 20 janvier 1973, Amilcar Cabral est assassiné à Conakry par des membres de son propre parti, qui expliqueront leur geste par leur volonté de mettre un terme à l’hégémonie des assimilados (pour la plupart originaire des îles du Cap-Vert) sur le mouvement indépendantiste. Les théories abondent quant à d’éventuels commanditaires de cet assassinat, des plus probables (les colonialistes Portugais) aux plus improbables (le « frère » Ahmed Sékou Touré, président de la Guinée-Conakry). Quoi qu’il en soit, cet assassinat met à jour l’une des principales contradictions sociales du mouvement de libération national, dont Cabral lui-même était bien conscient, à savoir la coexistence entre la petite-bourgeoisie fer de lance de la révolution et le reste de la population. C’est cette même contradiction entre assimilados et Africains qui explique en partie les antagonismes ayant conduit à la longue guerre civile en Angola.
L’œuvre d’Amilcar Cabral lui a cependant survécu. Le 24 septembre 1973, l’ONU reconnait officiellement l’indépendance de l’Etat de la Guinée-Bissau – Iles du Cap Vert. Devant l’impasse de leur situation militaire, les hauts-gradés du corps expéditionnaire portugais à Bissau, avec à leur tête le général Spinola, provoquent un coup d’Etat militaire pour renverser le pouvoir fasciste portugais de Marcelo Caetano, ce qui conduit à la reconnaissance par le Portugal de l’indépendance de ses colonies le 10 septembre 1974.

 

Emmanuel Leroueil

 

N.B : Dans la troisième et dernière partie de ce portrait, nous reviendrons plus précisément sur la pensée politique de Cabral et son inscription dans l'histoire globale du socialisme.