La Communauté d’Afrique de l’Est : une intégration prometteuse

La première décennie du XXIe siècle (2001-2010) aura consacré en matière géopolitique une tendance lourde qui était déjà à l’œuvre à la fin du siècle précédent : la montée en puissance des grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil notamment) et le relatif déclin de l'Occident (le Vieux monde européen plus encore que le Nouveau monde américain). Elle aura aussi mis en relief la nouvelle dynamique de croissance africaine, porteuse d'ambitions et d'espoirs inédits, tout autant que d'une perception renouvelée du continent.

L'Afrique dans l’économie-monde : un continent au poids négligeable….

Pourtant, en dépit des progrès enregistrés au cours des dernières années, l'Afrique part de loin : un septième de l’humanité (1 milliard d'habitants sur les 7 milliards que comptent la planète) sur un cinquième de la surface terrestre (30 millions de km² sur 150 millions de km²) mais pour seulement 2.7 % du PIB mondial (1.7 trillions de $ sur une masse globale de 63 trillions de $ en 2010, bien que cette donnée soit à considérer avec circonspection car elle n’intègre pas l'économie informelle, significative sur le continent africain, et par définition non comptabilisée). L’Afrique jeune et dynamique, milliardaire en habitants, pèse toujours moins que l'Italie vieillissante et à bout de souffle avec ses 60 millions d’âmes (2 trillions de $ de PIB en 2010). La réalité factuelle fait ici office d'impitoyable rappel à l'ordre et elle ne saurait être ignorée.

Il est bon aussi de redire que l'Afrique, en tant qu’entité politico-économique unique et cohérente, n'existe pas. Le continent, loin d’être un ensemble monolithique, est d'abord un agrégat de 54 nations hétérogènes, caractérisé par des situations disparates et aux intérêts parfois contradictoires. Quel point commun entre les préoccupations algériennes et sierra-leonaises, les ambitions sud-africaines et gambiennes ? Et quid d'une comparaison des structures socio-économiques de l'ile Maurice et du Tchad ? L’unité africaine à l’échelle du continent, en tant qu'alliance effective de nations œuvrant résolument en faveur d'un objectif commun, reste pour l'heure une vue de l'esprit. En un mot comme en mille, la totalité du continent pèse peu, même pris "imaginairement" comme un ensemble homogène. Divisé par les forces centrifuges des pays qui le compose, son influence devient carrément négligeable à l’échelle du monde.

… qui gagnerait à renforcer son intégration économique et politique : la Communauté d'Afrique de l'Est comme modèle.

Il existe pourtant une solution à ce diagnostic de double difficulté africaine (faiblesse intrinsèque du continent à l’échelle macro-économique et absence de réel projet fédérateur entre pays) : l’intégration au sein de sous-ensemble qui réuniraient un certain nombre de nations autour d'un communauté de destin, fédératrice des forces vives de toutes les parties prenantes. Une approche inclusive et globale qui sans être parfaite, ni dénuée d’inconvénients, n'en constitue pas moins une sérieuse option. Probablement la meilleure en l’état actuel des choses. Le continent dispose déjà d'un certain nombre d'organisations intégrées économiquement et politiquement (UMA, UEMOA, CEMAC, SADC, COMESA…), mais les résultats obtenus jusqu’à présent sont, au mieux, incomplets et peu concluants. Une communauté intégrée se détache néanmoins progressivement du lot, et ce pour une raison simple : elle est globalement effective.

La Communauté d'Afrique de l'Est (plus connue sous son acronyme anglophone d'EAC (East African Community) comprend cinq pays de l'Afrique de l'Est qui sont le Burundi, le Kenya, l'Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie. Un ensemble géopolitique qui s’étend sur 1.8 millions de km² pour une population totale d'environ 140 millions d'habitants. Elle est entrée officiellement en vigueur le 7 juillet 2000, bien qu'une précédente tentative infructueuse d'organisation commune ait déjà existe par le passé (de 1967 à 1977). La vraie réussite de la Communauté d'Afrique de l'Est est cependant récente puisqu'elle date de 2010 avec l'instauration effective d'un marche commun permettant la libre circulation des biens, du travail et des capitaux sur tout son territoire. Ce marché est le premier du genre en Afrique et nul doute que son évolution sera attentivement suivie. Après moins de 2 ans d'existence, une chose est néanmoins sure : les effets de cette libre circulation se font d'ores et déjà sentir et les conséquences en sont globalement positives. Même pour des pays membres dont les spécificités (exiguïté du territoire, enclavement, relative faiblesse économique) pouvaient laisser penser que ce nouveau défi était à priori difficile a relever. Le Rwanda en est le meilleur exemple.

Signature des accords instituant la Communauté d'Afrique de l'Est

Un certain nombre de tendances récentes suggère que l'environnement économique évolue dans le sens d'une intégration réussie (voir à ce sujet le rapport "Doing Business in the East African Community" [en anglais] de la Banque Mondiale). A l’échelle de la sous-region, le commerce transfrontalier de biens et services enregistre partout des hausses significatives (allant parfois jusqu’à 50 % de progression) et ce mouvement d'accroissement n'en est encore qu'à sa phase initiale. L’Ouganda exporte avec succès ses compétences en matière de santé et d’éducation, tandis que les kényans sont les plus en pointe en matière de services financiers. La Tanzanie bénéficie de nombreux projets d'investissements liés à l'exploitation de ses terres et de son sous-sol, alors que le Rwanda cherche à compenser la faiblesse de son marché intérieur en devenant un hub régional de prestations à haute valeur ajoutée. Plus important encore est le nouveau sentiment partagé par le monde des affaires qui voit la Communauté de l'Afrique de l'Est comme une occasion historique de progresser, et non comme une menace au statut quo. Il s'agit désormais de raisonner non plus en lobbying protectionniste de défense des acquis nationaux, mais en économie d’échelle dans un cadre économique unique considérablement dilaté, et qui est le foyer de 1 africain sur 7. Au vu de l'influence que peut exercer cette caste dirigeante sur le reste de la société, on imagine sans peine les conséquences en cascade que cette inclination forte pourrait avoir dans le succès durable de ce nouvel ensemble.

Car au-delà de cette première étape réussie pointent déjà de nouvelles échéances destinées à renforcer encore un peu plus l’intégration de la Communauté d'Afrique de l'Est. Le prochain rendez-vous majeur n’étant rien de moins que l'instauration d'une monnaie unique. Le nom de cette devise commune en devenir est connue – le Shilling est-africain – et sa date de lancement initialement prévue aussi – 2012. La plupart des responsables proches de ce dossier reconnaissent volontiers en privé que cette date ne sera pas tenue en raison de la complexité de sa mise en place, mais que l'introduction de cette monnaie communautaire ne fait quant à elle aucun doute. Le lancement est simplement reporté, certains observateurs tablant désormais autour de 2016. Le contretemps est fâcheux, certes, mais si les réalisations déjà accomplies peuvent servir de caution à la bonne fois des parties prenantes, il semble alors raisonnable de leur accorder le bénéfice du doute.

Il serait cependant erroné de croire que le projet n'est qu’économique. Il est aussi, et surtout politique. Après l’adhésion du Burundi et du Rwanda en 2007, les dirigeants de la Communauté d'Afrique de l'Est se proposent aujourd'hui d'y inclure le Malawi, la République démocratique du Congo et la Zambie. Sans parler du Soudan du Sud, dernier pays africain à accéder a l’indépendance, et qui a d'ores et déjà posé sa candidature. Il est considéré par nombre d'analystes comme le prochain membre le plus probable, et ce dans un délai relativement court. La Communauté d'Afrique de l'Est est donc amenée à s’élargir et à se renforcer encore un peu plus. C'est le préalable nécessaire vers l'ultime objectif visé : la Fédération d'Afrique de l'Est. Une union politique qui agrégerait la totalité des pays membres en un état fédéral souverain (à l'image de l'exemple américain) et dont la date proposée d'instauration est fixée à 2015. En l’état actuel des circonstances, il y a tout lieu de penser que cette échéance ne sera là aussi pas respectée, car elle présuppose tant une consolidation économique avancée (qui n'est pas encore le cas, notamment s'agissant du retard rencontré avec la monnaie commune) qu'une volonté politique suffisamment forte pour pouvoir abandonner une logique de souveraineté nationale étroite au profit d'une démarche fédérative inédite. Deux conditions qui ne sont pas encore remplies à l'heure actuelle. Mais qui pourraient l’être dans un avenir pas si éloigné.

 

Jacques Leroueil