Agitations autour du cheveu crépu

JPG_Afrohair040914Le cheveu crépu est-il beau ?

Pendant plusieurs siècles, on en a plus que sérieusement douté, et Voltaire, en son temps, avait tiré de cette caractéristique parmi d’autres propres aux nègres un verdict sans appel : « leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses ». De cette analyse marquée par l’ignorance de son temps, il avait conclu à l’infériorité de cette catégorie d’hommes en provenance d’Afrique.
Ces propos ont-ils marqué l’inconscient collectif ? Les premiers concernés, bien aidés par le regard porté sur eux par les Blancs, ont en tout cas longtemps considéré cette caractéristique comme un handicap.

Tournons-nous vers l’Amérique noire, dont la culture irradie le monde entier et influence indéniablement les peuples africains et caribéens : au début du XXe siècle les Afro-Américains sont, après trois siècles d’esclavage et de maltraitance, victimes d’une cruelle ségrégation raciale, et font tout pour gommer les caractéristiques physiques qui leurs sont propres ; et s’ils ont peu d’armes contre leur nez épaté ou leur teint sombre, ils découvrent un remède redoutable contre leurs cheveux : le défrisage, qui devient une véritable obsession. Dès la fin du XIXe siècle, ils utilisent déjà des solutions temporaires telles que le fer à boucler et le peigne à lisser. Dans ce contexte, une certaine C.J. Walker (1867-1919), joue un rôle majeur : elle développe une gamme de produits lissants complète, et, grâce à une technique marketing agressive, met à la mode les cheveux défrisés : de nombreuses publicités sont diffusées dans les journaux, et ses Walker Agents, qu’elle missionne par centaines, effectuent un démarchage redoutablement efficace. Notons par ailleurs que Madame C.J. Walker, en exploitant cette question sensible du cheveu, sera la première femme noire américaine à devenir millionnaire. D’autres hommes d’affaires, notamment G.A. Morgan et Georges Ellis Johnson, viendront développer et perfectionner les techniques de défrisage.

Dès lors, cheveux défrisés s’érigent en véritable norme, chez les femmes, mais aussi chez les hommes, comme en témoignent les premières vedettes noires américaines, tels Louis Armstrong ou Nat King Cole qui n’osaient pas une apparition sans leurs cheveux lissés et gominés comme il se doit : en ce temps-là, porter ses cheveux crépus semble pour certains aussi impensable que monter sur scène en pyjama !

La mode perdure jusqu’au déclenchement de la lutte pour les droits civiques en marge de laquelle s’affirme, à partir des années 1960, le mouvement culturel « Black is beautiful », au nom évocateur : il a pour but de démentir l’idée reçue générale selon laquelle les caractéristiques inhérentes aux personnes noires sont foncièrement disgracieuses. Ce mouvement consacre leur culture comme indépendante. C’est à cette époque que James Brown chante : « Say it Loud, I’m Black and I’m Proud ». Les cheveux défrisés appelés également les « good hair » ne sont désormais plus une obligation, et la coiffure afro, coupe arrondie de cheveux crépus laissés au naturels, est alors une affirmation de la fierté noire et s’étend au monder entier. C’est également à cette époque qu’apparaît le peigne afro, peigne à très longue dents surmonté d’un « black fist », un poing symbolisant le combat des Afro-Américains pour leurs droits civiques ; il fait le tour du monde et l’on peut encore aujourd’hui en trouver un peu partout.

On le sait, les Afro-Américains finissent par avoir gain de cause, et obtiennent non seulement l’égalité des droits, mais bénéficient également de mesures de discrimination positive. Aussi, dans les années 1980, les coiffures se font moins revendicatrices et les canons européens reviennent à la mode, pour concerner cette fois principalement les femmes. Le défrisage est à nouveau couramment utilisé (peu de femmes peuvent se vanter d’en n’avoir jamais utilisé), et de nouvelles coiffures font leur apparition : ainsi le tissage, ou greffage de cheveux, qui consiste à coudre des cheveux synthétiques, voire naturels sur cheveux tressés D’autres coiffures comme les mèches, nattes faites avec des rajouts, les locks, ou même les nattes couchées, remises à la mode par la chanteuse Alicia Keys au début des années 2000, témoignent néanmoins du retour vers une ethnicité assumée.
Mais tous ces trésors d’imagination ont un désavantage commun : celui d’éloigner les femmes noires de leurs cheveux naturels, qui souffrent du traitement qui leur est imposé et le font savoir : le défrisage, et ses composants chimiques dévastateurs, est une catastrophe pour les cheveux et brûle parfois le cuir chevelu. Les coiffures évoquées plus haut, parce que souvent bien trop serrées, traumatisent et entraînent chutes et délaissement de cheveux ayant besoin de traitements réguliers : ceux-ci deviennent secs, cassants, et donc ne prennent pas de longueur, ternes, touffus, en un mot indomptables.

C’est donc dans un contexte de non maîtrise totale du cheveu crépu que se développe le phénomène  « Nappy », contraction des mots « Natural » et « Happy ». Né encore une fois aux États-Unis, il s’étend massivement dans le monde entier depuis le milieu des années 2000 : constatant une méconnaissance totale du cheveu crépu, plus occulté par les coiffures couramment utilisées qu’apprivoisé, des jeunes femmes se sont penchées sur leur étude, la manière d’en prendre soin et ont communiqué à ce sujet afin que les Noires puissent ré-apprivoiser leur chevelure. Dès lors, on assiste à un véritable engouement des concernées pour leur chevelure, qu’elles découvrent belle, vivante, abondante… et potentiellement longue. Les sites spécialisés sur l’entretien des cheveux crépus et le vidéos présentant des suggestions de coiffure (car l’afro ne se limite désormais plus à la coupe arrondie) foisonnent sur internet et les journaux destinés au grand public s’intéressent au phénomène ; en se promenant dans Paris, on croise très régulièrement des jeunes femmes d’origine africaine ou antillaise arborant fièrement leurs boucles. Plus qu’une mode, il s’agit d’un véritable retour aux sources qui ne semble pas prêt de s’essouffler.

Espérons que ces femmes sauront tirer profit de la variété de coiffures que l’histoire a mis à leur disposition sans pour autant imposer un nouveau totalitarisme capillaire !

Rouguyatou Touré